Carmel

15 septembre 1895 – La Rochelle

 

Ma Très Révérende Mère,

Nous sollicitons humblement les suffrages de notre saint Ordre pour l'âme de notre chère Soeur Alice-Marie-Emmanuel, Professe de notre Communauté. Elle était âgée de 52 ans et avait 23 ans de vie religieuse.

Née au sein d'une famille très chrétienne, ma Soeur Marie-Emmanuel y puisa les principes de cette piété solide et tondre qui, en se développant, devait la préparer à la grâce de la vocation religieuse.

C'était une de ces âmes très pures sur lesquelles Notre-Seigneur attache un regard de prédilection, dont II se réserve les parfums pour Lui seul. Notre chère Soeur répondait à ces prévenances divines par une admirable fidélité; elle se livrait à Dieu comme Il se livrait à elle, et n'aspirait qu'au bonheur de se consacrer entièrement à Lui dans la solitude du Carmel.

Sa santé très délicate fut longtemps un obstacle invincible. Elle voyait avec tristesse le temps s'écouler et, en apparence, l'éloigner chaque jour davantage du terme de ses ardents désirs.

Mais Dieu, qui ne permettait ces longs délais que pour éprouver sa foi et sa fidélité, lui ouvrit enfin les portes du Carmel et nous fit pendant vingt-trois ans les heureux témoins des ascensions successives de cette âme privilégiée.

Elle était déjà toute à Dieu, nous vous l'avons dit, ma Révérende Mère, et il semblait qu'en venant parmi nous elle n'avait lien à ajouter à cette donation totale qu'elle avait faite d'elle-même; mais ma Soeur Marie-Emmanuel savait que l'amour ne s'arrête jamais. Aussi nous la vîmes multiplier envers Notre-Seigneur les témoignages de sa tendresse et de sa fidélité, et celles à qui elle révélait ses pensées intimes peuvent dire jusqu'où elle a poussé la délicatesse dans ses rapports avec Lui.

Sa vie s'écoulait humble et cachée, douce et calme sous le regard de Celui qui lui était toutes choses. C'était un coeur à coeur divin, un mutuel échange d'amour, et l'on 11e savait ce qu'il fallait le plus admirer, ou des adorables condescendances d'e Dieu Rabaissant jusqu'à sa créature ou l'élevant jusqu'à Lui, ou de la naïveté avec laquelle elle recevait ces faveurs divines.

Elle était si simple et si limpide que l'on a peine à croire qu'elle se soit jamais laissée aller à un retour sur elle-même.

Ma Soeur Marie-Emmanuel possédait à un haut .degré l'esprit religieux et particulièrement l'esprit du Carmel. Elle aimait notre saint Ordre d'un amour profond ; la pratique de nos saintes observances a constamment été l'objet de son ardente ambition et ce qu'elle en pouvait garder était sa plus chère consolation.

Son esprit de foi lui faisait voir Dieu en la personne de ses Mères Prieures ; aussi elle leur a toujours témoigné une filiale soumission et les a entourées de la plus respectueuse tendresse.

A son grand amour pour Notre-Seigneur s'unissait dans son coeur un autre amour non moins profond et non moins tendre : celui de sa Communauté. Ces deux sentiments résument toute sa vie.

Sa charité envers ses Soeurs était d'une délicatesse touchante. Douée d'un excellent jugement, si elle apercevait un côté faible dans l'une d'elles, elle l'excusait aussitôt avec une affectueuse indulgence. Durant

les vingt-trois années qu'elle a passées dans notre Communauté, aucune de nous ne se rappelle lui avoir entendu dire une parole qui aurait pu causer la plus légère peine. rapports avec elle étaient doux et faciles; chacune de ses Soeurs l'aimait tendrement; aussi les regrets qu'elle laisse dans notre Com­munauté sont unanimes et profonds.

Habituée dans sa famille à toutes les aises de la vie, elle était ici très fidèle observatrice de la sainte pauvreté, souffrant avec peine les exceptions auxquelles l'obéissance la soumettait ; mais c'était surtout dans l'office des chausses dont elle a été chargée toute sa vie, qu'elle se montrait une vraie pauvre de Notre-Seigneur, en utilisant toutes choses et en employant scrupuleusement son temps. Elle a dépensé dans cet humble emploi des forces qu'elle aurait dû parfois ménager. Peu de temps avant sa mort, nous la voyions encore travailler avec ardeur et elle n'a laissé son aiguille que lorsque la maladie l'eut réduite à une complète inaction.

Sa santé toujours très chancelante, malgré les soins que nous lui prodiguions, sembla se fortifier il y a deux ans; mais l'été dernier, ma Soeur Marie-Emmanuel devint plus malade, sans nous inspirer toutefois de sérieuses inquiétudes. Elle passa l'hiver dans la souffrance et dans la privation de nos saints exercices qu'elle aimait tant. Au printemps, une maladie de poitrine aggrava sensiblement son état, et la faiblesse qui, peu à peu, s'empara d'elle, nous fit comprendre que nous ne pouvions plus espérer la conserver longtemps.

Notre chère Soeur, si détachée de tout, si abandonnée à la volonté do Dieu, ne désirait pas mourir. Elle souhaitait même vivre longtemps pour croître en amour et en mérites. Aussi lorsqu'elle se vit frappée

mortellement, il lui fallut une grande générosité pour faire le sacrifice de sa vie. Elle le fit cependant, avec la sérénité qui était le cachet de sa vertu, et demanda les derniers sacrements qu'elle reçut avec une tendre piété et une sainte joie.

Depuis lors, ma Révérende Mère, elle entra dans une période de souffrances vraiment extraordinaires, qui ne semblaient nullement en rapport avec la nature de sa maladie et la trempe de son âme. Les crises succédaient aux crises et chacune d'elles paraissait devoir être la dernière. Quinze jours se passèrent dans ces indicibles angoisses, que notre bien-aimée Soeur supportait avec une patience et une douceur inalté­rables, et en la voyant porter dans tout son corps l'image de Jésus crucifié, nous nous demandions si, dans les temps d'épreuves que nous traversons, Dieu ne s'était pas choisi parmi nous une victime pour apaiser sa justice. R la soutenait néanmoins au milieu de ses douleurs en lui prodiguant les consolations intérieures et les secours spirituels, et c'est ainsi que comblée des grâces de Dieu et entourée de la pieuse affection de ses Mères et de ses Soeurs, ma Soeur Marie-Emmanuel, après une longue et cruelle agonie, rendit sa belle âme à Dieu, le dimanche 8 septembre, à 6 heures du soir.

Notre-Seigneur a voulu sans doute offrir à Marie Immaculée cette fleur aux parfums si suaves, le jour même où le ciel et la terre s'unissaient pour célébrer les joies de sa bienheureuse Nativité.

Rien que nous ayons la confiance que m i Soeur Marie-Emmanuel s'est présentée devant Dieu dans tout l'éclat de la grâce baptismale, nous vous prions cependant, ma Révérende Mère, d'ajouter aux suffrages de notre saint Ordre les indulgences du Via Cruels, celles des six Pater et tout ce que votre fraternelle charité vous inspirera.

C'est, en union de vos saintes prières, ma Très Révérende Mère, que nous aimons à nous dire

Votre très humble Soeur et servante en Notre-Seigneur,

Soeur MARIE DU CALVAIRE,

R. C. ind. Prieure.

De notre Monastère de la Très Sainte Trinité et de l'Immaculée-Conception, sou le patronage de saint Joseph, des Carmélites de La Rochelle, le 15 septembre 1895.

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