Carmel

15 septembre 1891 – Morlaix

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont l'adorable volonté vient d'enlever subitement à notre religieuse affection notre bien chère Soeur Marie des Anges, professe et doyenne de notre Monastère, âgée de 71 ans 7 mois, dont 46 ans passés en religion avec une ferveur et une régularité constantes.

Notre chère Soeur eut le bonheur d'appartenir à une de ces familles ou la foi et l'honneur sont héréditaires. Les nombreuses vocations sacerdotales dont sa parenté avait reçu la grâce privilégiée, était pour notre chère Doyenne la source de vifs sentiments de reconnaissance, dont elle offrait l'hommage à Dieu avec de bien douces larmes.

Sa pieuse mère, éprouvée par la perte de ses trois premiers enfants, voua celle-ci, dès avant sa naissance, à la Très Sainte Vierge. Ce fut, toute sa vie. un motif de zèle pour la gloire de sa divine mère, et de fidélité scrupuleuse à toutes les saintes obli­gations qu'elle s'imposa en prenant rang dans le saint Ordre de Marie.

Dès son enfance elle goûtait de grandes consolations dans la prière, et son âme ardente s'alimentait par des actes de générosité pour lesquels son amour ne comptait pas. A côté de cela une nature vive et volontaire préparait pour l'avenir une occasion de luttes et d'efforts qui, pour n'être pas sans mérites, n'assuraient pas tou­jours une victoire absolue. Que de fois sa brusquerie et sa vivacité naturelles lui furent une occasion de s'humilier, et de redoubler d'attention pour prodiguera ses Mères et Soeurs les marques de la plus tendre charité et des plus affectueux égards.

L'aînée de nombreux enfants, elle s'adonnait de tout coeur aux humbles devoirs du dévouement fraternel, lorsque l'appel de Dieu se fit entendre. Craignant de se tromper, et voulant plus de lumière encore, elle faisait de nombreux pèlerinages où la pénitence et le jeûne risquèrent de compromettre sa santé. Enfin, vint le jour où la grâce et la lumière furent plus abondantes, et le sacrifice fut résolu.

Elle quitta dans les larmes le toit paternel, couvrant surtout de caresses le plus jeune de ses frères, qui était son filleul. Ses prières ardentes et continuelles en faveur de ce Benjamin de la famille, valurent à celui-ci une vie d'honneur et de piété. Et lorsqu'il mourut, notre chère Soeur reçut la plus douce des consolations dans le témoignage du Pasteur de sa paroisse, lui écrivant : « Si vous pleurez un frère, moi je pleure le meilleur des amis et le plus édifiant de mes paroissiens. »

Mais revenons à ce moment décisif où, résolue à tout sacrifier pour se donner entièrement à Dieu, elle vint frapper à la porte de notre vieux Carmel.

Nos anciennes Mères avaient beaucoup souffert de la Révolution, et quoique rentrées dans les ruines de leur monastère, et fortifiées par la venue des survi­vantes de la dispersion de Guingamp, de douloureuses souffrances pesaient t encore lourdement sur elles. Elles avaient besoin d'appuyer leur vieillesse usée sur des santés jeunes et vigoureuses. Soeur Marie des Anges était forte, grande de taille, pleine de santé et d'entrain. Elle fut reçue comme un don de la Providence.

L? jeune aspirante était au comble du bonheur. Celle vie dépensée au pied du Tabernacle, dans le recueillement, la prière et les austères devoirs du Cloître, réali­sait tous ses voeux. Mais celle joie d'être toute à Dieu n'allait pas sans de pénibles épreuves. Elle trouva de grandes difficultés dans la récitation de l'office conventuel. ¡' ais elle y apporta une telle application, elle se livra avec tant de zèle à l'étude des rubriques et des cérémonies du choeur', que ses efforts furent couronnés de succès. Pour mieux sentir les saintes paroles du Bréviaire, elle s'obligea à apprendre par coeur tout le psautier traduit en français, et elle arriva ainsi à goûter tous les charmes d'une conversation intime avec Dieu par le moyen des saintes formules dont elle suivait avec délices le sens divin, jusqu'à la fin de sa vie. la psalmodie sacrée l'inonda de bonheur, et quelques jours avant sa mort, elle nous demandait les mains jointes la grâce de n'être jamais privée de la consolation d'assister à Matines, quelque ménagement que parut réclamer sa santé. Pour s'unir plus à Dieu, notre chère Soeur contracta dès sa profession l'habitude du plus profond recueille­ment. Désormais on ne la rencontrait jamais dans les cloîtres et les lieux de passage, que les yeux baissés, perdue en son Jésus. qu'elle priait continuellement en égrenant son rosaire.

Son amour du silence, sa ponctualité. aidaient puissamment à son esprit de prière, et elle embrassait dans ses intentions tous les intérêts qui touchaient le plus au Coeur du Divin Maître. Nous avons trouvé dans ses livres un nombre considé­rable de petits billets qui témoignent que sa charité embrassait toutes les intentions de la Sainte Église, des âmes, do nos familles, du monde entier.

En vraie Fille de la Sainte Église, elle s'offrait au Seigneur pour obtenir son triomphe. Qu'il était touchant, ma Mère, d'entendre cette vénérable Soeur, nous dire les yeux pleins de larmes : « Ma Mère, je ne suis capable de rien, mais si le bon Dieu veut me prendre, ou me donner des souffrances pour la délivrance du Saint-Père notre vénéré Pontife et de la Sainte Église, je suis bien contente. »

Son coeur avait surtout choisi d'offrir à Dieu les intentions de notre Saint Évêque, qui prodigue à notre monastère les marques du plus tendre dévouement. Quel zèle et quelle ferveur elle apportait à l'accomplissement de ce pieux devoir.

La mission si belle que notre sainte Mère Thérèse nous donne, d'être surtout les auxiliaires du sacerdoce, enflammait son zèle. Elle avait si ardemment désiré de voir toutes les âmes recueillir les fruits précieux de la Rédemption ! Quelle douleur elle ressentait lorsqu'elle apprenait qu'un pécheur refusait la grâce du pardon ! C'est dans ces sentiments que chaque jour elle recommençait avec une nouvelle ardeur sa vie d'immolation et de prière. Elle accomplissait en toute vérité le conseil de l'Apôtre disant à tout chrétien que sa conversation doit être dans le ciel. Son coeur semblait en avoir pris possession.  La Sainte Écriture. dans laquelle elle se plongeait chaque jour avec d'ineffables délices, la mettait en communication directe avec son Dieu.

La joie chrétienne était un de ses dons. Aux allusions plaisantes touchant ce point, elle répondait avec son sou­rire de jubilation: la vie du juste est un festin continuel. Je crois, en effet ma Révérende Mère, que son âme connut peu les sécheresses. Elle fit un jour la confidence qu'elle les avait éprouvées pendant deux mois. Mais sa fidélité nous donne la clef de cette sainte allégresse si parfaitement en rapportavec ce qu'un Révérend Père nous disait un jour : Que la mesure du bonheur d'une âme religieuse se trouve dans la mesure de sa générosité.                                                                                                 Dans son amour de Dieu, il se glissait parfois une petite jalousie qui prêtait à de charmantes discussions.                                                                      

Au jour de Pâques, grand était son désir de conquérir la faveur d'être l'heureuse Madeleine. Si parfois quelque pieuse industrie ou même fraude la frustrait dans son amoureuse ambition, elle ne pouvait dissimuler son mécompte, et pour se venger de sa défaite, elle disait : « Vous êtes Madeleine aujour­d'hui et moi je le suis tous les jours ! »

C'était pour être sûre de se trouver la première au pied du Tabernacle qu'elle avait obtenu, depuis plusieurs années, de se lever un peu avant le réveil général. Aussi faisait-elle régulièrement son Chemin de Croix avant l'Oraison. Son coeur était pressé d'apporter aux âmes du Purgatoire le divin soulagement. Et Dieu seul sait ce qu'elle a fait pour elles. Elle disait chaque jour en leur faveur un Rosaire avant de se lever, et deux autres dans le courant du jour.

 Notre chère Soeur, à part quelques indispositions légères, a toujours joui d'une parfaite santé jusqu'en juillet de l'année dernière. Elle ressentit alors une congestion légère qui laissa la langue embarrassée. Une atteinte plus forte se renouvela le 2 octobre. Mais après quelques jours de soins, elle put revenir au Saint Office, dont elle tenait la privation pour la plus grande de toutes ses épreuves. Le S décembre, une crise plus grave se déclara avec des convulsions qui nous firent craindre une issue fatale. Sur l'avis de notre dévoué Docteur, le Père Aumônier jugea prudent de lui donner le saint Viatique et l'Extrême-Onction. Notre chère malade était dans la joie de son âme. Elle était prêle pour aller vers son Dieu ; et à toutes ses Mères et Soeurs elle communiquait sa jubilation. Dieu la remit plus vil de celle nouvelle congestion que des précédentes. Ces coups réitérés la laissèrent sous l'im­pression qu'elle pouvait d'un moment à l'autre se trouver en face de Dieu ; et quoi­que sa vie toute entière n'eut été jusque-là qu'une bonne et sainte préparation à la mort, elle se recueillit encore plus parfaitement ayant son dernier jour sans cesse à la pensée et dans le coeur : elle souhaitait si ardemment de mourir dans l'acte de pur amour ! Mes deux dernières larmes, disait-elle, seront des larmes de bonheur !

Mais ses jours devaient se prolonger pour nous donner une continuelle édi­fication. Sa générosité, sa ferveur, prirent de nouveaux accroissements. Elle ne voulait rien perdre, rien omettre de tout ce qui pouvait augmenter ses mérites devant Dieu. Et c'est au milieu de cet élan d'amour que, le 10 mai, elle eut une nouvelle atteinte, dont la gravité lui procura encore le bonheur de recevoir ses Sacrements. Aussitôt après, le mieux se produisit, et elle se faisait raconter ce qu'elle n'avait pu voir, ayant perdu connaissance pendant quelque temps. Le soir du même jour, elle était revenue presque à son état normal. Nous la plaisantions sur le bonheur qu'elle se procurait de recevoir deux fois l'Extrème-Onction en quelques mois. Elle répondait par un sourire, et restait profondément reconnaissante envers le bon Dieu et la Très Sainte Vierge, sa bonne mère et sa patronne. Le surlendemain elle était la première au choeur à cinq heures du matin. Il fallut bien relever cet empressement trop hâtif, mais comment ne pas pardonner? Elle était venue avec un si grand désir de bien faire et avec un si grand amour pour Jésus et sa sainte Mère.

Le bon Dieu l'assistait visiblement pour qu'elle pût pratiquer notre sainte Règle jusqu'à son dernier jour. Ainsi s'est-elle soutenue, non cependant sans quelques malaises qui nous donnaient lieu chaque semaine de lui imposer un jour de repos : puis elle se trouvait très bien, nous disait-elle.

Tout semblait aller mieux. Le lundi 7 de ce mois, elle vint comme d'habitude à l'Oraison et aux Heures, se confessa, assista à la sainte Messe. Elle nous supplia avec les plus vives instances de lui permettre de jeûner ce jour-là. Jamais elle ne s'était mieux portée, nous dit-elle avec un air de joie à faire plaisir. Enfin, elle vint avec la communauté, qui était occupée de la lessive de la Sacristie, et s'empressa à tous les petits services que lui suggérait son dévouement ordinaire.

 A onze heures, elle se rendit à l'examen. Le bon Dieu l'attendait au choeur. Elle en avait fait sa maison : son âme y était continuellement par la prière. L'on peut dire qu'elle ne quittait point le saint Tabernacle et c'est on baisant la terre pour se rendre au réfectoire. qu'elle resta prosternée, frappée d'apoplexie et paralysée, de tout son côté gauche. Nous la relevâmes aussitôt, mais à grand"peine. Elle nous balbutia que c'était passé. Hélas ! Non ! Ma Révérende Mère, le coup était mortel. Elle avait fait toute sa vie l'oeuvre de Dieu, elle avait été fidèle à la grâce. Le moment était venu où Jésus allait l'en récompenser magnifiquement. Nous fîmes prévenir Monsieur l'aumônier. A son arrivée, elle put manifester sa joie ; elle redit après lui le Saint Nom de Jésus. Ce fui sa dernière parole.

Le bon docteur ne tarda pas à venir et reconnut le danger imminent. Pour la troisième fois, elle reçut l'Extrême Onction. Elle suivait parfaitement toutes les cérémonies, mais sans pouvoir s'exprimer que par signes. Au confiteor elle se frappa la poitrine. Le mal progressait lentement avec des alternations de calme et d'agitation. Vers trois heures et demie du matin, les signes de la mort prochaine se manifestèrent. C'était l'heure ou chaque malin elle commençait son rosaire. Nous nous mîmes en prières et après quelques instants, trois respirations plus lentes nous avertirent qu'elle s'unissait pour toujours à son Jésus.

Nous étions au huit septembre, jour de la Nativité de la Très Sainte Vierge, et fête de son Ermitage, qu'elle avait encore orné la veille pour son Pardon. Toutes ces grâces réunies n'étaient-elles pas un signe qu'elle célébrait au Ciel la fêle de sa divine Mère?

Cependant, dans la crainte qu'elle ne soit pour encore privée de la vision de son Dieu, nous vous supplions, Ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre; par grâce, une communion de votre Sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence des six Pater, du Via Crucis; et un Magnificat en reconnaissance de sa vocation.

Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire avec un profond respect dans l'amour de Jésus.        

 

Votre humble soeur et servante.

Sr Marie du Sacré-Coeur

r. c. i.

De notre Monastère de N.D. du Mt-Carmel des Carmélites de Morlaix

Ce 15 Septembre 1891

 

Morlaix — Imp Pierre Lanoé.

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