Carmel

15 Novembre 1894 – Douai

 

Ma Révérende & très honorée Mère,

Les vides causés par la mort se multiplient dans notre Carmel depuis plusieurs années. Le 2 novembre, Dieu voulut ajouter un nouveau sacrifice aux précédents, en enlevant à notre religieuse affection notre chère et bien-aimée Soeur Marie-Thérèse-Vincent-Anne de Jésus, professe de notre Communauté, âgée de 56 ans et 6 mois, dont 30 de vie religieuse.

Notre chère Soeur appartenait à une chrétienne et honorable famille de Wattignies (Nord). Elevée dans la piété, elle eut le bonheur de trouver, dans la vigilance maternelle, une sauvegarde dont elle sut apprécier plus tard le bienfait. On remarqua de bonne heure dans la jeune Amélie un grand amour pour les pauvres qu'elle soulageait selon son pouvoir. Elle chérissait surtout les enfants ; chaque fois qu'elle en rencontrait dans le village, elle les arrêtait pour leur adresser quelques paroles affectueuses et leur donner une petite douceur. Cet attrait lui inspira la pensée qu'elle devait entrer dans la famille de Saint Vincent-de-Paul, car l'Epoux des vierges lui avait demandé son coeur et elle était décidée à quitter le monde pour répondre à son appel. Tandis qu'elle priait à cette intention pour connaître la voie qu'elle devait suivre, Dieu se servit, pour l'éclairer, d'une visite qu'elle fit à une de ses parentes, carmélite à Ypres. La vive et profonde impression qu'elle ressentit alors l'inclina vers notre saint Ordre et ce fut sans retour. Après avoir mûri son dessein et reçu l'approbation de son directeur, elle se présenta à la Révérende Mère Saint-Joseph du Sacré-Coeur, qui remplissait alors la charge de Prieure. Cette digne Mère examina la vocation de la jeune aspirante et consentit à la recevoir. Son entrée eut lieu le 11 novembre.

Les débuts furent pénibles pour la chère postulante ; sa nature habituée à la plus entière liberté se pliait difficilement aux exigences de la vie régulière et à l'observation stricte du silence. Elle était cependant très heureuse et montrait beaucoup de bonne volonté, c'est ce qui décida la Communauté à lui accorder le saint Habit après quelques mois d'épreuve.

Ce fut le 19 avril qu'elle revêtit les livrées du Carmel, avec une joie pleine d'expansion. Il lui fut permis de joindre à ses noms de religion celui de Vincent, en souvenir des Filles de la Charité pour lesquelles elle conserva toujours une grande affection L'année du noviciat écoulée, Soeur Anne de Jésus prononça ses saints voeux entre les mains de la Révérende Mère du Coeur de Jésus.

Notre chère Soeur fut donnée comme aide à la soeur jardinière, dont elle partagea les fatigues avec courage et abnégation. Son dévouement se manifesta plus encore dans les services qu'elle rendit aux malades, afin de soulager les infirmières et surtout ses Mères et Soeurs souffrantes. Tout ce qu'il y avait de plus répugnant était recherché et réclamé par Soeur Anne de Jésus comme la part qui lui revenait de droit. Elle remplit ces exercices de charité pendant une grande partie de sa vie religieuse, car Dieu nous a souvent éprouvées par de longues et pénibles infirmités.

La charité, c'était bien la vertu de notre Soeur ; son bon Ange a pu compter les actes multiples accomplis sous son regard par cette âme généreuse et aimante qui était vraiment tout entière à Dieu et à ses soeurs. Son dévouement était égal pour toutes, comme son affection ; elle mettait son bonheur à obliger et s'il lui arrivait parfois de ne pas rendre aussitôt un service demandé, elle se le reprochait amèrement.

Son amour pour la Communauté ne nuisait pas à celui quelle portait à sa famille dont elle partageait les épreuves comme les joies ; mais c'étaient les âmes de ses proches qui 1 intéressaient surtout et qu'elle recommandait particulièrement à Dieu. Son excellent coeur était sensible à toutes les infortunes ; pour les soulager elle recourait, dans des circonstances graves, à la générosité de son cher parrain, toujours prêt à satisfaire ses désirs. G est encore à la même source qu'elle puisait afin de faire offrir le Saint Sacrifice pour ses parents défunts ou pour quelque intention concernant la Communauté et d'autres personnes chères. Voici, Ma Révérende Mère, un petit trait qui peint la bonté de son coeur : Un jour on recommanda aux prières de la Communauté un condamné qui devait être exécuté le lendemain. Elle pensa que personne ne songerait à ce pauvre malheureux et aussitôt elle sollicita la permission de faire célébrer une messe pour le repos de son âme. Quand elle savait un pécheur en danger de mort, non contente de prier, elle s'imposait des privations et se portait avec courage aux actes de vertu qui lui coûtaient davantage

Soeur Anne de Jésus estimait sa sainte vocation ; elle comprenait que la dernière place dans la maison de Dieu est préférable à tous les plaisirs du monde. Animée par ce sentiment el e se serait volontiers mise dernière si elle n'avait dû garder le rang que lui assignait l'obéissance. 

Elle était très pauvre dans ses vêtements, et pour la nourriture sa mortification allait si loin qu'il fallait la surveiller pour l'empêcher de prendre des aliments gâtés qu'elle recueillait parfois en secret, soi-disant pour se régaler.

Notre chère Soeur était sujette à des fautes extérieures que pouvait excuser devant Dieu la pureté de ses intentions, mais qui devaient cependant être corrigées. Bien souvent, sans attendre d'être reprise, elle s'accusait avec sa franchise ordinaire, puis demandait pardon et pénitence, selon nos saints usages. C'est ainsi qu'elle réparait ses moindres manquements et nous édifiait par son humilité.

Au mois de juin dernier, Soeur Anne de Jésus devint souffrante et peu de temps après Dieu l'éprouva par de grandes peines intérieures. Cet état crucifiant s'était déjà manifesté de la même manière il y a environ dix ans ; elle avait ensuite recouvré la paix avec la santé. Il n'en devait plus être ainsi cette fois ; l'épreuve allait se prolonger autant que la vie. Dès le commencement, notre chère malade s'était persuadée qu'elle n'en reviendrait pas ; cette conviction, jointe à l'affaissement général, contribua sans doute à aggraver sa situation. Elle assistait cependant encore à tous les exercices, suivant péniblement la Communauté, même à Matines. Chaque fois que nous voulions l'en dispenser, elle nous suppliait avec larmes de l'y laisser aller, assurant qu'elle dormirait mieux. Il fallait céder pour ne pas augmenter sa souffrance.

Ses angoisses intérieures, dont sa physionomie portait l'empreinte, nous inspiraient une profonde pitié ; les instructions, les lectures, autant que sa propre conscience, lui semblaient prononcer contre elle des arrêts de condamnation, et lui causaient un indicible tourment. Loin d'être soulagée par la réception des sacrements, elle s'en approchait avec crainte, uniquement par obéissance et revenait aussi triste qu'auparavant; aucune parole de consolation et d'espérance ne pénétrait dans cette âme plongée dans les ténèbres et l'abattement.

Il devenait nécessaire de faire descendre Soeur Anne de Jésus à l'infirmerie ; elle eut de la peine à s'y résoudre, mais elle le fit cependant pour diminuer la fatigue de ses charitables infirmières. Deux jours après, notre excellent docteur, voyant que les remèdes ne produisaient aucun résultat, trouva sa position assez grave pour la faire administrer. Elle reçut les derniers sacrements en pleine connaissance, demanda humblement pardon à la Communauté et prononça distinctement les invocations que lui suggérait Monsieur l'Aumônier. Ce vénérable prêtre, attaché à la Communauté depuis vingt-cinq ans, connaissait très bien notre bonne Soeur, et, sachant quelle était sa peine, il s'efforçait de lui inspirer des sentiments de confiance. 11 la quitta comptant bien la revoir ; en effet, ses souffrances se prolongèrent plusieurs jours encore, Dieu voulant sans doute achever de la purifier.

Durant toute sa maladie, Soeur Anne de Jésus se montra douce, patiente, soumise à ses infirmières comme une enfant ; jamais elle ne demanda la moindre chose pour son soulagement et elle accepta tous les remèdes quoi qu'il pût lui en coûter. Les soeurs qui la soignaient en étaient édifiées et consolées ; elles éprouvaient une véritable satisfaction en prodiguant leurs soins dévoués à une malade si bonne, si facile. Elle ne se plaignait guère, mais de temps en temps l'intensité de ses souffrances se trahissait par cette invo­cation : « Mon Dieu, ayez pitié de nous ! » qui s'échappait de son coeur avec un accent de piété mêlée de tristesse.

Des symptômes alarmants se produisirent à diverses reprises pendant ces derniers jours. Monsieur l'Aumônier entra chaque fois pour absoudre notre chère mourante et réciter les prières de la recommandation de l'âme. Le jour de la Toussaint et le lendemain, une partie de la Communauté entoura presque constamment son lit de douleur, priant sans interruption ; vers dix heures du soir elle expira doucement en ce jour que la sainte Eglise consacre tout spécialement aux âmes du Purgatoire.

La dépouille mortelle de notre chère Soeur fut exposée à la grille du choeur toute la journée du dimanche. Sa famille, qui lui était très attachée, se dérangea exprès pour venir la voir ; beaucoup de personnes passèrent des chapelets pour les lui faire toucher.

Les funérailles eurent lieu le lendemain. Fidèles à leur charitable habitude, les religieuses des différentes Communautés de la ville se présentèrent à l'entrée de la clôture pour recevoir le corps et le porter à la chapelle. Elles l'accompagnèrent ensuite jusqu'au cimetière ainsi que la famille revenue pour donner à la chère défunte ce dernier témoignage d'affection.

Nous avons la confiance que la charité de Soeur Anne de Jésus et la droiture de ses intentions lui ont obtenu auprès de Dieu un accueil plein de miséricorde. Nous vous prions cependant, Ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre ; par grâce, une Communion de votre fervente Communauté, l'indulgence du Chemin de la Croix et des six Pater, une journée de bonnes oeuvres et quelques invoca­tions à ses saints Patrons ; elle en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, avec un profond et religieux respect,

De votre Révérence,

La très humble Soeur et servante,

Soeur MARGUERITE-MARIE DU CŒUR DE JÉSUS.

C. D. ind , prieure.

De notre Monastère des Carmélites de Douai, sous le patronage du Sacré-Coeur de Jésus, de Notre-Dame du Mont-Carmel et de notre Père saint Joseph, le 15 Novembre 1894.

Retour à la liste