Carmel

15 novembre 1888 – Chambéry

Ma Révérende et Très Honorée Mère,
Paix et salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Ce Divin Maître vient d'affliger nos coeurs en retirant du milieu de nous notre bien chère Soeur Claudine-Louise-Félicie Cyrille de la Mère de Dieu. Elle était âgée de 57 ans 20 jours, et elle avait 31 ans et 1 mois de religion.
Notre bonne Soeur nous ayant priée de ne lui écrire de notice que pour récla mer les suffrages de l'Ordre, nous croyons devoir satisfaire son humble désir en abrégeant cette lettre circulaire.
Elle naquit à Chambéry sous les auspices de notre séraphique Mère sainte Thérèse, le 22 octobre, jour de son octave, dans la paroisse de Saint-François de Sales, protecteur de la Savoie.
Ses respectables parents lui procurèrent une bonne éducation. Elle fut élevée auprès d'eux dans la crainte de Dieu et une grande sobriété. La simplicité remar quable de sa toilette s'alliait à une netteté et à un ordre parfaits.
Méprisant les fêtes mondaines et s'adonnant à la piété, Mademoiselle Félicie se présenta comme postulante aux Révérends Pères Capucins qui l'admirent à la prise d'habit et ensuite à la profession des Terciaires de saint François d'Assise.
Elle ne fit jamais l'expérience des plaisirs mêmes innocents, de ces charmes offerts ordinairement à l'enfance et à la première jeunesse. Constamment auprès du lit de douleur de sa vertueuse mère, toutes deux buvaient au même calice d'amertume. Après la mort de sa vénérée malade, la pauvre orpheline concentra ses plus légitimes affections sur son frère qui se montra toujours, par une conduite chrétienne et irréprochable, digne de l'estime de sa pieuse soeur. Cependant, vint un jour où le divin Maître faisant entendre sa voix puissante, il fallut obéir et lui
offrir le sacrifice de la séparation : Mademoiselle Félicie gravit la montagne du Carmel, et elle fut reçue dans le Monastère un dimanche où l'on célébrait la fête de la maternité divine de la Reine du Ciel. Par analogie à cette circonstance, notre Révérende Mère Elisabeth de l'Annonciation, de vénérée mémoire, lui imposa le nom de Cyrille de la Mère de Dieu. Ainsi la prononciation de ce beau nom pouvait souvent nous rappeler le zèle de l'illustre évêque d'Alexandrie à défendre la plus glorieuse des prérogatives de la Très Sainte Vierge Immaculée.
La prudence et une discrétion scrupuleuses parurent en notre chère Soeur Cyrille dans les offices de portière et de grande tourière qu'elle exerça quelque temps; mais bientôt son tempérament chétif s'affaiblissant de plus en plus, et une forte surdité l'ayant atteinte, elle ne put s'occuper qu'à des travaux à l'aiguille, même elle devait fréquemment les interrompre pour prendre le grand air. Alors elle utilisait ses promenades en cultivant des fleurs pour l'église et surtout pour les ermitages de Notre-Dame du Mont-Carmel et de notre Père saint Elie. Son zèle à leur entretenir un parterre frais et orné redoublait et triplait ses forces. Dans les temps de sécheresse, on s'étonnait de la voir pomper à la citerne et porter plusieurs arrosoirs pleins d'eau jusqu'à ses chères chapelles. Le soleil brûlant de l'été, les grandes pluies, la neige, le froid rigoureux, rien ne l'arrêtait en ses courses vers les lieux qu'elle chérissait. Sa ferveur n'était pas moindre lorsqu'il s'agissait de former un bouquet pour notre glorieux Père saint Joseph, auquel, en vraie fille de sainte Thérèse, elle avait une tendre dévotion.
Depuis quelque temps, notre bonne Soeur Cyrille perdait un peu l'appétit sans qu'il y eut apparence de danger. Le 27, veille de la fête des saints Apôtres Simon et Jude, elle éprouva une crise d'étouffement qui se renouvela dès lors à diverses reprises jour et nuit. Au bruit de ses suffocations, les Soeurs accouraient auprès d'elle tout épouvantées et très émues de la voir respirer avec tant de peine, mais après qu'on lui avait fait avaler du sirop d'éther ou de l'eau de fleurs d'orangers, elle se remettait si bien qu'elle paraissait presque guérie, allant et venant par la maison et même au jardin.
Monsieur le docteur qui la visita ne trouva pas son cas dangereux pour le moment, mais l'ayant examinée de plus près, il découvrit un goitre intérieur et suffocant, très dangereux ; il nous déclara que la prolongation de son existence était incertaine et qu'elle pourrait mourir subitement dans une crise.
Le 6 de ce mois de novembre, au soir, la trouvant plus fatiguée, nous fîmes prier Monsieur le digne Curé de la paroisse, notre Confesseur extraordinaire, proche voisin du Carmel, de vouloir bien venir l'administrer. Il se rendit promptement au Monastère pour la confesser, la communier et lui conférer le Sacrement de l'Extrême-Onction. Monseigneur l'Archevêque, dans sa bonté paternelle, lui envoya sa précieuse bénédiction, et le vénérable Père Confesseur ordinaire entra dans la clôture le 8, octave de tous les Saints, il put entendre sa confession et lui renouveler le bienfait de l'absolution. Comblée des bienfaits de la Sainte Église, la chère malade semblait reprendre vie et espoir de guérison. Elle profitait de ce mieux momentané pour prier vocalement et de toutes ses forces la Très Sainte Vierge, en lui adressant le Salve Regina, l'Ave Maria et plusieurs invocations courtes, mais ardentes ; elle y ajoutait le Credo et le Pater. Durant ces terribles crises, elle cherchait du regard son image chérie de Notre-Dame de Tout Pouvoir. Si elle avait les mains libres, elle l'appuyait sur son coeur, sinon, il fallait qu'on la tînt devant ses yeux, et cette chère agonisante la regardait fixe ment. Puis elle prenait les images représentant la Sainte Famille, sainte Anne, saint Joachim et saint Jean-Baptiste. Chaque fois que nous lui présentions celle-ci, un doux sourire entrouvrait ses lèvres et ravivait son visage, car elle se rappelait la promesse que nous lui avions faite de demander au glorieux Précurseur de lui -apporter à l'heure suprême l'Agneau qui ôte les péchés du monde.
La Communauté ayant fait auprès de notre bonne Soeur les Prières de la recommandation de l'âme, les réitéra, ainsi que les litanies du Saint Nom de Jésus, de la Très Sainte Vierge et beaucoup d'autres prières, auxquelles la pieuse mourante s'unissait du coeur et des lèvres, car on les voyait sans cesse en mouve ment. Lorsqu'il lui était possible de s'exprimer, elle disait et répétait un grand nombre de fois : Jésus! Marie! Joseph! Marie, venez à mon aide! Marie, à mon secours! Mon Dieu que votre volonté soit faite! Mon Dieu, pardon! pardon!.....
Le 40, fête de saint André Avellin qui lui était tombé au sort pour patron du mois, elle dit : « Je pense mourir aujourd'hui. J'espère bien mourir aujourd'hui, parce que c'est un samedi. » Alors nous lui adressâmes la parole en ces termes : « Ma Soeur, pensez au sens de votre nom : Cyrille de la Mère de Dieu, est un nom de consolation. » Elle se releva avec vigueur en nous répondant : « Et un nom d'espérance!........»
Notre bonne Soeur Cyrille nous témoignait en ses derniers jours une filiale affection ainsi qu'elle l'avait fait auparavant. Elle était également gracieuse envers nos Soeurs chaque fois qu'elles l'abordaient. Toutes nous avons été très édifiées de son invincible patience, de sa piété et de sa soumission à la Sainte volonté de Dieu.
Selon ses prévisions, elle devait terminer sa vie en ce jour consacré à la Très Sainte Vierge. Le 10 courant, samedi, elle parut plus mal. Après Matines, la Communauté fut de nouveau réunie auprès d'elle, ne cessant de prier afin de lui obtenir un heureux passage. A minuit, les Soeurs, en se relevant de la prosternation, virent qu'elle rendait doucement les derniers soupirs, après avoir baissé profondément la tête, la Communauté et nous présentes. Il était à propos de nous remémorer cette parole du Saint Évangile : « A minuit un cri s'éleva : Voici l'époux qui vient; sortez au-devant de lui.Vierges Prudentes, préparez vos lampes. »
Notre chère Soeur expira dans son fauteuil, n'ayant pu rester au lit depuis environ deux mois.
Nous avons la ferme confiance que son âme si pieuse a été reçue dans le baiser de la Divine Miséricorde; mais pour abréger le temps de l'expiation et lui obtenir la possession de la félicité éternelle, nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indul gence des Six Pater et celle du Via Crucis.
Notre chère Soeur a demandé en plus, une invocation à la Sainte Famille, à saint Jean-Baptiste, saint Joachim, sainte Anne, et un Magnificat pour remercier Dieu de sa vocation à la vie religieuse.
Veuillez, ma digne Mère, y ajouter les invocations : Omnes Sancti Angeli et Archangeli et Omnes Sancti et Sanctae Dei. Elle vous en sera très reconnais sante ainsi que nous qui avons la grâce d'être,
Ma Très Révérende Mère, Dans les Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie,
Votre très humble servante,
Soeur MARIE ÉLIE De NOTRE-DAME RECONCILIATRE
R. C, indigne.
De notre monastère de Notre-Dame du Mont-Carmel et de notre sainte Mère Thérèse des Carmélites de Chambéry.
Ce 15 Novembre, au jour de la Commémoration des Défunts de N. 0. 1888.

Chambéry. — Impr. Drivet et Ginet.

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