Carmel

15 mai 1894 – Blois

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Paix et très-humble salut, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient de nous éprouver bien douloureusement, en enlevant à notre vénération et à notre religieuse affection, notre chère Soeur Marie-Louise-Adèle-Madeleine de Saint-Joseph, professe de notre Monastère. Elle était dans la 65e année de son âge, et la 42e de sa vie religieuse.

Notre chère Soeur naquit à Blois, d'une honorable famille, où elle puisa, dès ses plus jeunes années, cette foi profonde et cet esprit de sacrifice qui caractérisèrent toute sa vie. Nous ne saurions rien dire de ses premières années, tant cette âme, oublieuse d'elle- même, fut ingénieuse à se dérober à la connaissance d'autrui.

Il serait difficile, ma Révérende Mère, de vous énumérer toutes les vertus que nous lui avons vu pratiquer, et de vous exprimer à quel haut degré de perfection elle s'éleva, au moyen de la plus héroïque fidélité. Nous pouvons bien affirmer que sa vie ne fut qu'une immolation non interrompue de la nature par la grâce. Sa piété était au-dessus du commun ; son attrait pour l'oraison était si grand, qu'elle consacrait à ce saint exercice, outre le temps prescrit par la règle, les dimanches et les fêtes, sans compter les nombreuses veilles qu'elle s'imposait. Sa vie était une perpétuelle oraison. Pendant ces heures bénies, son corps paraissait immobile, tandis que tout son être se perdait dans une adhérence, pleine d'amour, aux volontés du Seigneur, et à ses desseins miséricordieux. Elle avait un soin particulier d'honorer tous les Mystères de Notre-Seigneur. Pour y mieux réussir, elle s'était composée autant de cadrans ascétiques, qu'il y a de solennités dans l'année. Chaque heure était destinée à rappeler à notre pieuse Soeur une particularité du Mystère, et l'application pratique qui en découlait ; de sorte que, pas un instant de son existence ne s'écoulait en dehors de l'esprit de l'Église, pour laquelle elle priait constamment. Mais de tous les mystères, celui du Saint-Sacrement avait toutes ses préférences. Elle se nourrissait du pain des Anges autant qu'elle le pouvait, et toujours avec une nouvelle ferveur. C'est sans doute pour récompenser son tendre amour pour l'adorable Hostie, que Notre-Seigneur lui accorda cette faveur, qu'aucune de ses maladies ne put la priver du Pain de Vie. Il y a certain nombre d'années, notre bonne Soeur fut retenue à l'infirmerie par une fluxion de poitrine. Malgré ses crachements de sang, elle ne perdit ni ses communions, ni les grâces attachées à la récitation de l'office divin. « Il faut, disait-elle, que je me lève, chaque jour, pour qu'on fasse mon lit; il est tout simple que je choisisse, pour cela, le moment de la Sainte Messe, et que j'en profite pour recevoir Notre-Seigneur » ; quant à son office, elle put toujours offrir à Dieu, ce tribut de louange, en se condamnant en dehors, au plus strict silence. Elle ne répondait que par signes, et quand l'heure des exercices sonnait, elle s'unissait à la Communauté. Enfin le jour même de sa mort, les vomissements s'arrêtèrent à temps pour qu'on put lui donner la suprême consolation de recevoir son Dieu. Nous pouvons bien dire qu'uniquement attachée à son Bien-Aimé Maître et Seigneur, elle a vérifié, à un haut degré, ces paroles de l'Apôtre : « Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu, avec Jésus-Christ ». Morte en effet à tout le créé et à elle-même, on eût pu la croire dépourvue de sentiments tant elle savait les vaincre. Loin d'être insensible, pourtant, elle eut au contraire beaucoup à souffrir des circonstances crucifiantes inhérentes à la vie commune. Il nous est permis de penser qu'elle ne perdit jamais la présence de Dieu ; n'en avons-nous pas pour garant, sa fidélité constante à lui plaire en toutes choses, grandes ou petites ? Si nos règles, constitutions et usages eussent été perdus, nous les eussions sûrement retrouvés dans l'esprit, le coeur et les oeuvres de notre chère Soeur Madeleine de Saint-Joseph. Rien ne lui échappait, et nous ne savons si on l'a jamais vue manquer à la moindre de nos observances. Son silence était irréprochable et son esprit de solitude était bien l'un des plus beaux et des plus édifiants caractères de sa vie religieuse, qui semblait participer en quelque sorte à l'immutabilité des saints. La sainte pauvreté était sa seule richesse ; ne désirant que Dieu, ne voulant posséder que Dieu, Lui seul était capable de satisfaire son ambition et de remplir son coeur. Elle ne cherchait sa consolation que dans un entier abandon à la divine Providence, et elle jouissait de cette paix profonde qui est le partage des enfants de Dieu, et qu'aucune créature ne saurait procurer. C'est ainsi que notre Chère Soeur travaillait sans relâche, à assurer son salut éternel et à glorifier le Seigneur par ses bonnes oeuvres. Quelle n'était pas aussi sa soumission pour ses Prieures ? Ne voyant que Jésus-Christ en elles, son obéissance était à toute épreuve. Jusque sur son lit de mort, elle nous donna une preuve de cette vertu, en nous demandant pardon d'avoir spontanément, et sans réflexion, destiné à une soeur, une modeste image. Nous sommes bien tentée d'attribuer à cette héroïque et constante obéissance, la flexibilité que montra la dépouille mortelle de notre chère Soeur, au moment de fermer la bière. Constatant, non sans embarras, que cette opération ne pouvait s'accomplir à cause de la déviation de l'épine dorsale, qui rejetait en avant la tête de la défunte, nous mîmes toute notre confiance dans cette humble soumission, qui ne lui avait jamais permis de refuser, quoi que ce soit, à ses supérieurs. Nous fîmes appel à son obéissance exemplaire... et sans peine le corps put s'étendre dans le cercueil, la tête se renversant en arrière.

Comment vous peindre, ma Révérende Mère, l'excessive mortification de notre bonne soeur. Elle observa l'austérité de notre Règle, dans toute sa rigueur, jusqu'à son dernier soupir. Le vendredi, veille de sa mort, elle jeûna encore. Ces pénitences furent loin de satisfaire son besoin d'expier et de réparer ; elle y ajouta un grand nombre de macérations, avec la permission de ses supérieurs. Elle savait trouver partout le moyen de se faire souffrir

Au réfectoire, elle choisissait ce qui pouvait le moins flatter son goût : et quant aux rigueurs des saisons, elle les supporta si vaillamment qu'on serait tenter de la taxer de cruauté envers elle-même. Elle ne se chauffait jamais, aussi en vint-elle, pendant le rigoureux hiver de 1891, à se laisser geler les pieds, au point de contracter une infirmité qui la réduisit à la plus entière immobilité, et qui lui imposa, surtout pendants les grands froids, des soins incessants qui la crucifièrent non moins que ses grandes souffrances.

Son amour pour la Croix avait condamné ses sens à une sorte d'état de mort ; elle ne respirait que pour les humiliations et l'oubli des créatures. Dans ses résolutions de retraite elle en parle sans cesse, avec une réelle méconnaissance de ses vertus acquises. Nous y trouvons cette phrase :  « Je chercherai, en toute chose, le mépris pour acquérir l'humilité », Son souverain mépris d'elle-même lui faisait compter pour rien tout ce qu'elle faisait, aussi n'en parlait-elle jamais, et détournait-elle habilement et promptement la conversation, si on semblait, un instant, s'arrêter à ce qui la concernait. Non seulement on ne lui entendit jamais dire une parole contre la charité ; mais nous pouvons ajouter qu'il n'y eut jamais un plus zélé défenseur de la réputation du prochain. Nous ne pouvons, ma Révérende Mère, vous faire qu'une simple énumération des grandes et solides vertus que pratiqua notre bonne Soeur Madeleine de Saint-Joseph, mais ce sommaire vous fera assez comprendre combien grande est la perte que nous faisons, et combien nous est douloureuse une sépa­ration qui nous prive d'un des plus beaux modèles des vertus monastiques, et l'un des plus fermes soutiens des observances de notre Saint Ordre.

Malgré ses souffrances, et sa maigreur, qui lui donnait un peu l'apparence d'un squelette, nous étions loin de penser que l'éternelle récompense était si près de lui être accordée. Le vendredi onze, avant-veille de la Pentecôte, notre bonne Soeur fut prise, dans la soirée, de violents vomissements. Nous crûmes à une indisposition, qui du reste ne lui était pas tout à fait étrangère. La nuit ayant été très mauvaise, nous demandâmes Monsieur notre Médecin. Quelle ne fut pas notre douloureuse surprise lorsqu'il nous annonça, qu'atteinte d'une péritonite, la pauvre malade ne pouvait que promptement succomber. Malgré notre douleur nous nous hâtâmes d'aller lui annoncer que Dieu allait l'appeler à Lui. Elle remarqua notre émotion, et nous dit avec sa sérénité ordinaire : « Vous pleurez, ma Mère, mais pourquoi donc? Il est si doux d'aller à son Père céleste ! Je ne veux que la volonté du bon Dieu. Je suis si heureuse de mourir ! » Les soeurs qui vinrent la voir, la trouvèrent dans une vraie jubilation, qu'elle exprimait par ces mots souvent répétés : « Pensez donc, je vais voir Dieu, quel bonheur ! » Elle avait hâte de recevoir les derniers sacrements ; elle les reçut avec toute sa connaissance et dans les sentiments de la plus tendre piété et de la plus vive allégresse. Vers huit heures du soir, nous allâmes nous entretenir avec elle ; et remarquant une épingle, dont la pointe mal dirigée pouvait lui causer quelque douleur, nous voulûmes la changer de direction. Notre chère Soeur toute à son Dieu, et à Lui seul, nous répondit vivement : « Pourquoi penser à mon corps, tandis qu'il nous reste si peu de temps pour parler de Dieu ! » Comme elle doutait de pouvoir, le lendemain, lire la messe du jour, elle nous pria de lui donner cette consolation.

Combien il était édifiant de voir cette chère Soeur oublier ses douleurs aiguës pour appeler l'Esprit consolateur, qui dans quelques heures allait devenir, avec le Père et le Fils, son éternelle récompense. Mais le mal faisait de rapides progrès, dont nous ne pouvions nous apercevoir qu'à l'altération des traits de la mourante ; car elle semblait étrangère aux grandes souffrances qu'elle endurait. En sortant de matines, nous la trouvâmes plus affaissée ; et, vers onze heures et demie un léger soupir nous annonça que son âme avait passé en Dieu.

Quoique la vie si exemplaire et l'héroïque patience de notre chère Soeur nous donnent lieu d'espérer qu'elle aura trouvé grâce devant le Seigneur, cependant, il faut être si pure pour aller au Ciel, que nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien, au plus tôt, lui faire rendre les suffrages de notre Saint Ordre ; et lui accorder, par grâce, une communion de votre sainte communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Via Crucis et des six Pater ; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui aimons à nous dire, au pied de la Croix.

Ma Révérende Mère,

Votre très humble soeur et servante,

Soeur Marie du Mont Carmel,

R. C. I.

De notre Monastère de l'Assomption des Carmélites de Blois, le 15 Mai 1894.

 

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