Carmel

15 mai 1890 – Bayonne

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, qui, lorsque nous nous préparions à célébrer sa glorieuse Ascension, a voulu élever nos coeurs vers le Ciel et nous rappeler que nos affections ne doivent pas être pour cette terre, en retirant du milieu de nous notre bien-aimée Mère MARIE-JOSEPH DE JÉSUS, professe de ce monastère, âgée de 57 ans, dont 32 de religion.

 Cette chère Mère nous ayant demandé de ne lui faire de circulaire que pour réclamer les suffrages de notre saint ordre, nous ne vous donnerons, Ma Révérende Mère, pour condescendre à ses humbles désirs, que peu de détails sur sa vie, qui fut toute cachée en Dieu. Pendant de longues années, notre Divin Sauveur l'a fait boire au calice amer de la souffrance. Son énergie, sa générosité faisaient qu'autour d'elle on l'ignorait souvent. La maladie qui nous l'a enlevée en si peu de temps nous a donné la mesure de ce qu'elle a dû endurer entre elle et le Divin Crucifié, qui, nous en avons la douce confiance, daignera maintenant, dans sa miséricorde, l'associer en proportion à ses joies et à ses récompenses éternelles.

 Notre bien-aimée Mère naquit à Labastide-Clairence, petite ville de notre diocèse, d'une famille honorable et foncièrement chrétienne ; elle suça, pour ainsi dire, la piété avec le lait, et se montra dès l'enfance ce qu'elle a été toute sa vie : paisible et douce autant que bonne, dévouée et soumise. Sur huit enfants de cette famille, cinq se sont consacrés à Dieu : un de ses frères est Carme et trois de ses soeurs sont Filles de la Croix ; la plus jeune est demeurée dans le monde, qu'elle édifie par sa piété et ses bonnes oeuvres.

Jeunes filles, ses soeurs aimaient à parler souvent ensemble de leurs projets d'avenir. Notre chère Mère leur avouait qu'elle ne se sentait pas d'attrait pour l'enseignement ; elle rêvait une entière séparation d'avec le monde. On ne sait comment elle parvint à se procurer une règle de la Trappe. Un jour sa plus jeune soeur, sentant sous un tapis un froissement de papier, s'empressa de regarder ce que cela pouvait être, et, découvrant cette règle en question, se mit à courir la maison, demandant quelle était celle qui voulait se faire trappistine. Cette fois, notre chère Mère, surprise et peinée d'avoir été découverte, ne put cacher son mécontentement et perdit même un peu de sa douceur habituelle pour gronder la petite espiègle.

Dès que sa famille se fut fixée à Bayonne, elle entra dans l'association des Filles de Marie; de plus, tous les dimanches, son plaisir était d'assister aux réunions des diverses congrégations de la paroisse. Son attrait la portait toujours vers la vie religieuse ; aussi s'essayait-elle à de nombreux exercices de pénitence et de mortification. La Trappe était l'objet de ses plus vifs désirs; mais son directeur, notre toujours bien regretté fondateur M. l'abbé Laparade, alors vicaire à la Cathédrale, craignant que son tempérament ne pût soutenir l'austérité de cet Ordre, lui parla de la fondation qu'il projetait d'un Carmel à Bayonne, et lui promit d'en écrire à ses soeurs, encore au Carmel d'Oloron, qui devaient, dans le courant de l'année, venir faire cette fondation avec lui. Notre chère Mère, remplie d'une respectueuse et confiante déférence envers son Père spirituel, accepta cette ouverture et partit immédiatement, accompagnée de sa jeune soeur, pour se présenter à nos Mères d'Oloron, qui l'accueillirent de grand coeur. Elles lui représentèrent cependant que pour la fondation projetée, ce qui leur fallait surtout, c'était une soeur converse; l'humble prétendante n'hésita pas, tant son désir était d'entrer au plus tôt dans l'Arche sainte. Peu lui importait le rang qu'elle y occuperait : accomplir la volonté de Dieu et servir la communauté qui la recevrait, était sa seule ambition. Telle a été, en effet, la pratique constante de toute sa carrière religieuse. Immédiatement, les portes du Carmel lui furent ouvertes : c'était le jour de la fête de notre glorieux père Saint Joseph.

Nos Mères ne tardèrent pas à reconnaître en elle les qualités et l'aptitude nécessaires à une bonne vocation. Ce qui surtout la leur fit apprécier, ce fut sa profonde humilité. Notre vénérée Mère Dosithée, de sainte mémoire, se plaisait souvent à mettre la vertu de son humble postulante à l'épreuve. Elle nous dit, en plusieurs circonstances, qu'elle ne l'avait jamais trouvée en défaut sur ce point.

Six mois après son entrée, elle quitta le Carmel d'Oloron avec la petite colonie qui venait établir la fondation de Bayonne. Que de services ne rendit-elle pas dès le début de l'oeuvre, se livrant avec ardeur à tous les travaux les plus pénibles, et cela avec joie et bonheur? Touchées de son dévouement, et la voyant si apte à quoi que ce fût, nos Mères fondatrices songèrent à la retirer de l'humble condition qu'elle avait embrassée si généreusement, et à l'admettre au rang, des soeurs de choeur. Elle prit le saint Habit et fit sa Profession aux temps ordinaires.

Aimant tous ses devoirs, elle les remplissait avec fidélité ; elle comprit bien vite que la perfection se trouve dans la mort à soi-même et dans la parfaite obéissance. Simple et humble d'ailleurs, comme nous vous l'avons déjà dit, Ma Révérende Mère, cette bonne soeur fut toujours; unie de volonté à ses Mères Prieures, en qui elle ne considérait que la personne de Dieu même.

D'une nature alerte, laborieuse, douée d'une adresse remarquable et d'une promptitude rare pour le travail, rien ne l'embarrassait; aussi a-t-elle été d'une grande ressource pour notre Communauté. Cette chère Mère a rempli successivement les divers emplois de la maison : tour à tour portière, sacristine, infirmière, provisoire, dépositaire, etc., etc., elle s'acquitta de chacune de ces fonctions à la grande satisfaction de ses Mères Prieures. L'office de portière fut celui dont elle fut chargée le plus souvent. La Communauté l'élut sous-prieure en 1877, et six mois après, lors de la mort de notre vénérée Mère Dosithée, elle lui succéda dans la charge de prieure, charge qu'elle remplit pendant six ans. Prieure comme simple religieuse, elle fut toujours la même : charitable, humble, simple, dévouée ; âme droite: ne cherchant que Dieu.

Les dix premières années de sa vie religieuse, notre digne Mère jouit d'une forte santé qui, unie à un grand courage et un dévouement entier, fit qu'elle ne s'épargna pas. A cette, époque, elle fut atteinte, d'une grave maladie, dont elle ne se releva jamais entièrement; ce qui ne l'em­pêchait pas néanmoins de suivre habituellement la Communauté dans tous les exercices.

Pour tenir la promesse que nous avons faite à la regrettée Mère Marie-Joseph, nous nous bornerons, Ma Révérende Mère, aux quelques détails que nous venons de vous donner, et nous arrivons à sa dernière maladie.

L'an passé son état de faiblesse prit un nouvel accroissement; elle se vit ainsi obligée à prendre des soulagements plus suivis. Pour la fête de notre Père saint Joseph, anniversaire de son entrée au Carmel, elle nous pria de la laisser assister à Matines, nous disant qu'elle eu sentait la force ; elle y remplit même son office de chantre. Le jour de la fête, elle assista aussi à la vêture d'une de nos novices ; mais dans l'après-midi, la trouvant très souffrante, nous la fîmes aller à l'infirmerie : elle eut un vomisse­ment assez abondant.

Notre excellent Docteur, qui nous donne des soins avec le plus grand zèle et le plus complet désintéressement, et que nous recommandons à vos bonnes prières, fut appelé ; il nous dit que le mal était grave, que cependant notre chère Mère pouvait guérir. Il prescrivit un régime, mais rien ne put arrêter le progrès du mal qui s'accentuait chaque jour. Dès que notre chère malade s'aperçut des craintes qu'inspirait son état, elle demanda le Sacrement de l'Extrême-Onction, quoique cependant elle ne partageât pas nos craintes, tant elle se sentait de vie. Notre Bon Père Supérieur, Monsieur l'abbé Inchauspé, vicaire-général, ne la trouvant pas assez mal, voulut ajourner sa demande. Quelques jours après, elle revint à la charge, témoignant le désir de rece­voir tous les Sacrements avec sa pleine connaissance. Cette fois notre bon Père céda d'autant plus volontiers que son état était beaucoup plus grave.

Depuis lors, notre chère Mère Marie-Joseph s'affaiblissait à vue d'oeil, et les vomissements devenant très fréquents et excessivement abondants, nous avions tout lieu de craindre un dénouement très prochain.

Dimanche dernier, elle reçut le saint Viatique, grâce qui lui a été accordée chaque semaine depuis qu'elle était en danger. La matinée fut calme ; elle ne paraissait pas plus mal qu'à l'ordi­naire lorsque, vers une heure un quart, elle eut une très forte détresse provoquée par un vomis­sement; nous crûmes qu'elle finissait. Nous nous empressâmes de faire appeler Monsieur le Supé­rieur du Grand Séminaire, notre confesseur extraordinaire, qui arriva immédiatement, le Sémi­naire n'étant qu'à un pas de notre Monastère. Dans l'intervalle, la crise avait cessé, et la chère malade put se confesser une fois encore avec une connaissance parfaite.

Monsieur notre Confesseur extraordinaire voulut bien s'unir à la Communauté pour réciter les prières du Manuel. Notre chère mourante y répondait de tout son coeur, et nous nous plaisions à penser que ce n'était qu'une fausse alerte. Mais, hélas ! les crises d'étouffement se succédèrent bientôt. Chaque crise passée, notre chère Mère nous revenait avec toute sa connaissance et son bon sourire. Elle renouvela ses voeux entre nos mains avec une ferveur que nous n'oublierons jamais. Notre bon et vénéré Père Supérieur, que nous avions fait prévenir du danger, accourut, avec cette bonté toute paternelle qui le caractérise, visiter une fois de plus notre digne Mère. Elle était si accablée qu'elle ne put lui rien dire ; elle fit entendre cependant qu'elle le reconnaissait. Il l'exhorta, l'encouragea, lui fit faire le sacrifice de sa vie. Enfin survint une crise plus pénible que les précédentes : c'était la dernière ! Jusqu'au dernier moment elle a pu s'unir aux prières qui se faisaient autour de son lit. C'est le dimanche 11 mai, à quatre heures du soir, que notre bien chère et regrettée Mère a rendu son âme à son Créateur, dans la douce paix des enfants de Dieu, après avoir reçu la grâce de l'Absolution, celle de l'indulgence in articulo mortis, assistée de notre vénéré Père Supérieur et entourée de toutes ses Mères et Soeurs.

Nous avons eu la consolation de garder la dépouille mortelle de notre chère Mère exposée à la grille jusqu'au mardi, à 9 heures, heure à laquelle out eu lieu ses obsèques. L'expression de sa physionomie était douce et calme ; elle semblait reposer. Contrairement à nos prévisions, car c'était l'heure de la procession des Rogations dans la ville et les paroisses environnantes, le clergé a été nombreux. Les élèves du Grand Séminaire chantèrent la messe, qui fut célébrée par notre vénéré Père. La première absoute fut faite par Monsieur le Supérieur du Séminaire, la seconde par Monsieur l'Archiprêtre de la Cathédrale, cousin germain de notre regrettée Mère, et la troisième par notre Père Supérieur. Veuillez, Ma Révérende Mère, nous aider à acquitter par vos prières notre dette de reconnaissance envers tous ces dignes ecclésiastiques.

 L'assistance aussi était nombreuse; parents et amis sont venus s'unir à nous afin de prier et pleurer encore une fois auprès de ces restes si précieux pour tous. Du Ciel, nous en avons la douce espérance, cette chère Mère, qui les aimait tant, attirera sur leurs âmes d'abondantes grâces.

Quelle que soit notre confiance au souvenir de la vie de notre chère Mère Marie-Joseph et des vertus que nous lui avons vu pratiquer, sachant bien que Dieu jugera les justices mêmes, et qu'il faut la pureté des Anges pour mériter d'être admis au festin des noces de l'Agneau, nous vous conjurons, ma Très Révérende Mère, de faire rendre au plus tôt à, notre chère défunte les suffrages de notre saint Ordre. Nous prions instamment votre sainte Communauté de lui appliquer une Communion, une journée de bonnes oeuvres, les Indulgences du Chemin de lu Croix, des six Pater, Ave et Gloria, et d'invoquer en faveur de son âme les Saints Coeurs de Jésus, Marie, Joseph, ainsi que notre Sainte Mère Thérèse, objets de sa tendre dévotion ; elle vous en sera certainement reconnaissante devant Dieu, ainsi que nous, qui avons l'honneur d'être, avec un profond respect, dans les sacrés Coeurs de Jésus et de Marie, en union de vos saintes prières.

Ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Votre très humble Soeur et servante,

Soeur MARIE-LOUIS DE GONZAGUE DE L'ENFANT JÉSUS, R. C. ind.

De notre Monastère de l'Immaculée Conception, sous lu protection des Saints Anges Gardiens des Carmélites de Bayonne, le 15 Mai 1890, en la fête de l'Ascension de Notre-Seigneur.

 

Bayonne, impr. Lasserre.

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