Carmel

15 juin 1894 – Toulouse

 

Ma révérende et très honorée Mère,

 

Paix et respectueux salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient de nous demander un bien douloureux sacrifice en rappelant à Lui notre chère Soeur Henriette-Louise, de Saint-Jean de la Croix, professe de notre monastère, âgée de 58 ans, 6 mois et 17 jours, après 35 ans, 7 mois et 24 jours passés dans la vie religieuse.

Née à Narbonne, d'une famille très honorable, ma Soeur Saint-Jean de la Croix montra de très bonne heure une nature aussi ardente et généreuse que volontaire. Lorsqu'elle s'était prononcée sur quelque chose, rien ne pouvait la faire changer; elle préférait se priver des parties de plaisir les plus attrayantes pour les enfants, plutôt que de céder sur un seul point. Son coeur tendre et affectueux la rendait d'ailleurs on ne peut plus chère à sa famille, et elle en profitait pour se faire gâter et obéir.

Mise fort jeune au couvent pour son éducation, on fut bientôt presque obligé de l'en retirer à cause de sa pétulance et de son caractère volontaire, et pourtant ce fut à ce moment qu'elle reçut le premier germe de la vocation religieuse. Elle avait alors 7 ans. — Au bout de peu d'années, ayant déjà le sentiment des dangers que son attrait pour le plaisir lui faisait courir dans le monde, elle obtint de rentrer au couvent, où, cette fois, touchée de la grâce, elle devint le modèle de toutes les élèves et promit à Dieu de répondre entièrement à la vocation qu'elle avait entrevue plusieurs années auparavant.

C'était au prix des combats les plus énergiques que notre chère Soeur se dominait ainsi, ma Révérende Mère, et lorsqu'à 18 ans elle rentrait dans sa famille, elle s'y retrouvait avec les mêmes ardeurs, le même attrait pour le plaisir. Très sollicitée par ses parents et par les circons­tances de se livrer à tout ce qui devenait pour elle, plus que pour tout autre, un réel danger, une lutte effrayante s'engagea dans son âme.

« Entre Dieu et moi, nous faisions au plus fort », disait-elle, en bénissant sans cesse le divin Maître de ne pas s'être lassé de ses résistances.

Mais Dieu finissait toujours par l'emporter dans cette nature généreuse qui, sans guide et sans discernement, se livrait alors aux pénitences les plus terribles qu'elle pouvait imaginer, afin de dominer ces violents mouvements intérieurs.

Il y eut, à cette époque, pour ma Soeur Saint-Jean de la Croix, de vrais coups de grâce. Un jour, par exemple, que, tenant un roman célèbre, elle luttait contre l'inspiration qui la poussait à le laisser sans pouvoir triompher, elle alla s'agenouiller aux pieds de la Sainte Vierge et, au même moment, le livre fut violemment arraché de ses mains, qui voulaient le retenir, et lancé dans le feu.

Cependant, se sentant toujours plus tentée par l'attrait de cette vie du monde vers laquelle on la poussait, voulant à tout prix être fidèle à Dieu et comprenant qu'elle ne le pourrait dans sa situation de famille, notre bonne Soeur fit à Notre-Seigneur une prière héroïque pour son coeur si aimant. Elle lui dit d'accepter son sacrifice pour la conversion de ses parents, puis de l'en séparer d'une manière quelconque, s'ils devaient être un obstacle à sa vocation. Quelques mois plus tard, sa mère, puis un peu après, son père mouraient, après être entièrement revenus à Dieu, et elle venait frapper à la porte de notre monastère, à l'âge de vingt et un ans. — Toute la vie religieuse de notre chère Soeur devait se ressentir de la trempe de cette nature si exubérante de générosité et de volonté ; la lutte restait son partage et sa volonté devait souvent l'entraîner dans des écarts, tandis que son coeur généreux la ramenait à Dieu et la poussait au sacrifice sans limite.

Peu de temps après son entrée et. sa prise d'habit, qui eut lieu au temps ordinaire, la croix de la maladie vint peser sur ma Soeur Saint-Jean de la Croix, et depuis sa profession jusqu'à sa mort, sa vie ne fut plus qu'une suite de douleurs physiques qui la privèrent presque habituellement de suivre nos saintes Observances. Intelligente et dévouée, elle put cependant se dépenser pour sa Communauté dans les différents offices du monastère et surtout dans l'emploi d'infirmière, qui allait si bien à sa charité plus qu'ordinaire. Elle fut aussi plusieurs fois élue troisième dépositaire.

Nous vous l'avons dit, ma Révérende Mère, notre bonne Soeur eut de continuels assauts à sou­tenir, bien de petites chutes à déplorer ; elle ne voyait même pas ce que son caractère lui donnait d'autoritaire et d'indépendant. Jusqu'à la dernière année de sa vie religieuse, ce fut donc toujours d'une part une poursuite amoureuse de Dieu, qui voulait tout recevoir pour tout donner, et de l'autre, une tendance sans cesse renouvelée à garder encore quelque chose de cette volonté si forte qui ne pouvait se résoudre à se livrer entièrement. Il fallait aussi, pour répondre aux exigences vivement senties de son divin Maître, détacher toujours son coeur, qui se serait facilement porté à mettre tant soit peu de naturel dans ses affections les meilleures, et qui l'aurait fait facilement sortir de la dépen­dance religieuse lorsqu'il s'agissait de soigner ses Soeurs ; et veiller à ne pas se laisser emporter par sa générosité, dans des moments de ferveur passagère ou de révolte de nature, pendant lesquels elle se laissait quelquefois entraîner, en dehors de l'obéissance, à d'extrêmes mortifications corpo­relles ; ce que le bon Dieu lui fit la grâce de reconnaître et de déplorer avant sa mort.

Notre bien-aimée Soeur, ma Révérende Mère, avait toujours cherché Dieu droitement et énergiquement ; aussi ne l'abandonna-t-il pas dans ses combats pour triompher d'elle-même. Il se servit de sa dernière retraite particulière et de la rencontre providentielle qu'elle fit d'un directeur éclairé, pour prendre sans limite possession de son âme. Jusque-là, elle avait tout fait consister pour sa per­fection dans un travail personnel, pénible, mais enfin trop actif et laissant encore quelque chose à la nature ; désormais, il n'y aura plus que dépendance passive de la grâce, pleine correspondance et tendance sérieuse et soutenue à un abandon total et confiant. Alors tout s'aplanit, tout devint mé­rite pour cette âme qui se remit comme un enfant entre les mains de sa Prieure. La fidélité à la Règle devint l'objet de toute son énergie, et Dieu bénit si manifestement ses efforts, qu'elle eut la consolation de suivre constamment la Communauté, ce qu'elle n'avait pu faire depuis un si grand nombre d'années. Elle put même se livrer à de nombreuses mortifications entièrement soumises cette fois aux vues de l'obéissance. Rien n'aurait arrêté son zèle de réparation et d'immolation, si elle n'eut été plus jalouse encore de maintenir entière la remise totale qu'elle avait faite à Dieu de sa volonté ; et cependant l'état physique de notre pauvre Soeur était une croix continuelle.

Atteinte depuis longues années de plusieurs infirmités, chaque mouvement était presque une torture pour notre bien-aimée Soeur, et nous voyions avec crainte le mal progresser à l'égal du tra­vail intérieur opéré par la grâce. Nous ne pouvions nous le dissimuler, ma Vénérée Mère, Dieu se hâtait de parfaire son oeuvre, afin de pouvoir bientôt la couronner. N'était-il pas, d'ailleurs, bien libre dans cette âme qui, suivant un attrait reconnu bien surnaturel et soumis à qui de droit, s'était entièrement livrée en victime de son bon plaisir, pour le seul motif de sa plus grande gloire et du salut des âmes, et avec un désir de pureté infinie dans l'amour qui lui faisait faire cet acte ? Elle comprit alors qu'il lui serait beaucoup demandé, mais ne recula pas, se confiant en la grâce; et, suivant ses prévisions, Notre-Seigneur se plut, dès lors, à lui donner largement part à son calice.

Au mois de décembre dernier, les souffrances corporelles les plus vives réduisirent de nouveau ma Soeur Saint-Jean de la Croix à l'impuissance, en même temps qu'intérieurement elle subissait un extrême délaissement apparent de son Dieu. Bientôt, pourtant, le calme reparut dans l'âme qui n'avait pas cessé de s'abandonner généreusement à toutes les volontés de son Maître, et le corps lui-même fut presque instantanément soulagé par le Sacrement de l'Extrême-onction qu'il avait été jugé prudent de lui administrer. — Ce n'était, hélas! qu'une halte; le mal qui la minait prit de tels accroissements que, vers le milieu du mois de mai, on jugea que l'on pouvait répondre à ses désirs en lui renouvelant la grâce des derniers Sacrements. Toutefois, la victime n'était pas encore prête; il fallait que les souffrances les plus vives viennent achever la purification. Notre chère Soeur le sentait elle-même et nous répétait que ses désirs d'aller voir Dieu devaient être éprouvés, qu'elle avait encore beaucoup à souffrir. Dès lors, elle commença à être dans un angoissement perpétuel causé par de fréquents étouffements ; elle n'eut plus de position, ni jour ni nuit, dans le fauteuil qu'elle ne quittait plus depuis si longtemps, et toutes les parties de son corps eurent leur souffrance propre.

L'attitude de notre pauvre malade, pendant ces derniers mois, ne se démentit pas. De vifs désirs du Ciel, la remise constante de son coeur dans celui de Notre-Seigneur résidant au saint tabernacle, la dépendance poussée aux dernières limites, la fidélité à réparer ses plus légers man­quements, une générosité qui la portait sans cesse à ne pas vouloir de soulagements, ou du moins à les prendre de la façon qui donnait le moins à la nature : tels furent les exemples qu'elle n'a pas cessé de nous donner. La veille même de sa mort, alors que les souffrances les plus aiguës lui arrachaient des cris involontaires, cette âme généreuse nous demandait de ne plus rien lui donner qui pût atténuer ses douleurs, afin que les heures qui lui restaient fussent bien remplies, sans rien retirer de ce qu'elle pourrait donner à Dieu.

C'est dans ces ferventes dispositions, ma Révérende Mère, dans l'abandon le plus confiant et le plus rempli d'amour que ma Soeur Saint-Jean de la Croix, dans un soupir plein de calme, a remis son âme à son Créateur, lundi dernier, à une heure et demie du soir, les deux infirmières et nous présentes; la Communauté qui s'était d'ailleurs déjà réunie pour lui faire les prières de l'agonie, n'ayant pas eu le temps d'être réunie.

Notre bien-aimée Soeur avait reçu de nombreuses grâces pendant sa maladie, les derniers Sacre­ments lui ayant été administrés deux fois, le Saint Viatique et la grâce de l'absolution renouvelés aussi souvent que possible. Elle avait aussi été fortifiée et grandement consolée par la bénédiction et les encouragements que Son Éminence notre Cardinal Archevêque, si plein de bonté pour nous, avait bien voulu lui apporter, et un peu auparavant, par la visite de notre vénéré Père Supérieur. Nous bénissons avec elle le Seigneur de tout ce qu'Il a daigné lui accorder dans son amour de prédilec­tion ; mais devons-nous oublier que plus l'âme a reçu, plus aussi elle doit rendre ? Nous venons donc, ma Révérende Mère, vous supplier de vouloir bien faire appliquer, au plus tôt, à celle qui laisse un si grand vide parmi nous, les suffrages de notre Saint Ordre ; par grâce, une Communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du chemin de la Croix, un Magnificat de reconnaissance sollicité par ma Soeur Saint-Jean de la Croix, et quelques invo­cations à son saint Patron et à sainte Jeanne de Toulouse. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, avec un religieux respect, et dans l'amour du Sacré-Coeur,

Votre très humble Soeur et servante,

Soeur Geneviève de l'Enfant-Jésus.

R.C.I.

De notre monastère de la Sainte Mère de Dieu, de notre Père Saint Joseph, et de notre Sainte- Mère Thérèse, des Carmélites de Toulouse, le 15 juin 1894.

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