Carmel

15 janvier 1894 – Angers

 

Ma Révérende et très honorée Mère ,

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur qui, par un effet de son très saint et tout adorable vouloir, a renversé nos pensées et nos plus chères espérances, en ravissant à notre affection notre chère Soeur Marie-Joséphine-Thérèse de Jésus, religieuse de choeur, dans la 36e année de son âge et la 15e de sa profession.

Ce coup si inattendu porté sur un sujet jeune encore et à tous points de vue de si grande valeur nous laisse comme interdites et brisées. Nous nous demandons encore s'il est vrai qu'elle soit disparue du milieu de nous, cette Soeur chérie, dont la force d'âme, le grand coeur, la complète abnégation au service des autres, joints à un extérieur viril faisaient involontairement penser, en la regardant agir, à ce qu'il est dit du Juste dans la sainte Écriture.

 Le 28 novembre dernier, nous vous demandions, ma Révérende Mère, les suffrages de l'Ordre en faveur de l'âme de notre si regrettée Soeur. Qu'il nous soit permis aujourd'hui de vous édifier et d'augmenter notre trésor de famille, en vous apportant le récit des vertus de cette véritable fille de sainte Thérèse. Ses pieux combats et sa générosité seront pour celles qui la suivent dans le sentier une lumière et un encou­ragement.

Elle naquit à Montreuil-Belfroy, aux environs d'Angers, de parents remarquables par leur esprit de foi et l'intelligence pratique des vertus de notre sainte religion. Les bruits d'une grande usine et les allées et venues d'un nombreux personnel bercèrent les premiers ans de notre petite enfant qui vint au monde donnant les plus belles espérances de force et de santé.

Sa naissance coïncidait avec l'heure bénie où, chaque année dans nos églises, les pieux fidèles prosternés adorent respectueusement le bois sacré qui a opéré la rédemption du monde. Notre bon Sauveur semblait par là montrer à celle qu'il appellerait un jour à l'honneur d'être son Épouse le phare lumineux qui devait éclairer toutes ses voies. Aux derniers jours de sa trop courte existence, dans un élan de foi et d'amour qui frappa notre digne Aumônier lui-même, notre chère Soeur, pressant sur ses lèvres cette croix bénie, semblera résumer en cet acte tous ses sentiments intimes qu'il nous est facile de traduire ainsi : Vous avez été la lumière de mes premiers pas en ce monde, le degré qui, en m'élevant, m'a découvert les beautés du Carmel; soyez au but, et plus que jamais, mon ancre d'espérance et de salut !

Au pied de la croix de Jésus, Marie reflétait comme en un miroir tous les amours de ce Coeur divin ; ainsi voulût-elle faire en ce moment pour la petite rachetée du sang précieux de son Fils : Une médaille demandée et bénite à son célèbre sanctuaire des Ardilliers à Saumur arrivait à l'heure même par la poste comme un gage de sa vigilante et maternelle protection ; passée au cou de l'enfant, elle y resta jusqu'à ce que celle-ci la renvoya elle-même à sa mère de la terre en l'échangeant par une nouvelle faveur de sa Mère du Ciel contre le saint habit du Carmel.

Les parents de notre future Carmélite étaient comme nous vous l'avons dit, ma Révérende Mère, des chrétiens modèles. Son père par sa foi ardente, sa piété vive, sa charitable bienfaisance, non moins que par l'ascendant de sa position, exerçait sur la population de la contrée une véritable influence. Sa mère, femme de grande intelligence et de rare vertu, secondait admirablement son digne époux dans toutes ses oeuvres, réalisant par sa prudence, sa sagesse, l'active surveillance qu'elle déployait autour d'elle, le portrait de la femme forte de nos Saints Livres. Elle voulut se charger elle-même de l'éducation de sa petite Marie et de celles de deux soeurs plus jeunes, qui vinrent successivement apporter les bénédictions du Ciel à ce foyer chrétien. Cette vertueuse dame sut allier à la bonté maternelle la virilité qui constituait autrefois le fond de l'éducation, et que ne semble plus comporter aujourd'hui l'affaiblissement de notre race, au grand détriment des âmes et de la société. Sa fille aînée surtout en avait besoin. Avec une précoce intelligence elle laissait pressentir un grand coeur; elle y joignait une volonté mâle que rien n'étonnait, et un caractère de fer qui eût difficilement plié au seul contact de la simple raison. Un jour, en face d'une de ces mutineries capricieuses, devant laquelle la mère éclairée comprenait la nécessité de ne jamais céder, mais aussi celle de faire intervenir une autorité plus haute que la sienne : « Marie, lui dit-elle, le bon Dieu le veut ». « Et si moi, je ne le veux pas » répond fièrement l'enfant. Un saint prêtre présent à cette scène dit à la mère : « Si cette petite, à quinze ans n'est pas toute à Dieu, je ne sais ce qu'elle deviendra ». Mais bientôt, et toute enfant encore puisqu'elle n'avait que cinq ans, un autre trait nous la dépeint comprenant déjà la nécessité de la lutte contre elle-même, et plus encore de la victoire à remporter : Une dame, alliée de la famille et bienfaitrice de notre monastère, la surprit un jour enfermée dans un appartement pour cause de rébellion. La petite volontaire frappait du pied à la porte et s'écriait : « Je ne voudrais pas obéir. Pourtant... il faut bien que j'obéisse! » Oui, vous obéirez, chère enfant, et cette vertu qui combat si fort votre indépendance native, sera dans l'avenir votre plus ferme appui dans les jours mauvais; la rosée fécondante de vos meilleures inspirations, et la boussole sans laquelle vous ne voudrez plus risquer un pas.

Ce combat commencé dès l'enfance, poursuivi avec une énergie toujours croissante dans la jeunesse et les luttes plus élevées et plus méritantes de la vie religieuse rendront siennes ces paroles de Job : « La vie de l'homme sur la terre est une milice continuelle. »

Près de la jeune Marie et plus âgé qu'elle de douze ans, un frère issu d'un premier mariage partageait l'affectueuse sollicitude de ses excellents parents; elle lui voua de bonne heure une tendre amitié que ni l'âge ni les événements ne purent altérer, mais qui prit au contraire un heureux développement sous l'empire de la religion et de la piété.

De ses deux soeurs, l'une plus rapprochée par l'âge, contrastait par la souplesse et la douceur de son caractère avec l'esprit fier, la volonté tenace de son aînée. Malgré cette divergence, la plus parfaite union exista toujours entre elles; de leurs deux coeurs qui n'en faisaient qu'un jaillissait souvent une commune action de bienfaisance et de charité. Plus tard, la même direction chrétienne, dévouée, fécondante pour les âmes, puisée en sa source au contact de leurs pieux parents, les portera de concert à se consacrer au salut de leurs frères. L'une semblera prendre la voie la plus parfaite pour réaliser ses généreuses inspi­rations, mais bien souvent à son insu, l'autre lui servira de modèle par l'acceptation douce, patiente, toute abandonnée au bon plaisir de Dieu d'une vie de souffrances continuelles.

Notre chère Marie, excitée à la piété et à la vertu par les exemples qu'elle avait sous les yeux, instruite plus que ne le sont ordinairement les enfants de son âge, fît sa première communion dans de grands sentiments de ferveur et d'amour de Dieu. Dès cette époque sa pieuse mère lui apprit à faire oraison. Elle s'y exerçait un quart d'heure chaque jour et nous pouvons conjecturer que c'était avec le sérieux qu'elle apportait déjà à toute chose.

Sa jeunesse s'écoula tout entière sous le toit paternel, en regard de la belle nature et des ombrages fleuris dont le doux souvenir ramenait toujours un sourire de son coeur à ses lèvres; dans cette atmosphère de vie patriarcale qui en éloignant des dangers du monde, garde l'âme pure et le coeur intact. Les travaux intellectuels auraient absorbé ses journées entières. Elle s'y livrait avec tant d'attrait qu'elle les préférait de beaucoup aux distractions et amusements de son âge et on ne parvenait que difficilement à lui arracher une parole quand elle était plongée dans ses livres. Elle nous dira elle-même en parlant de ce temps : « Je ne savais pas m'amuser. Quand la bande joyeuse de mes jeunes parents venaient chercher l'air pur et les délassements de la campagne, c'était à qui taquinerait la grande et sérieuse cousine ». Il faut ajouter qu'elle s'y prêtait volontiers, et par un esprit de complète abnégation dont elle donnera tant de preuves plus tard, n'était point fâchée de servir de point de mire à leurs juvéniles persécutions.

Des cours de littérature et surtout de science sacrée donnés par d'habiles professeurs de notre ville complétèrent l'instruction que lui donnait sa bonne mère. Elle apprit même le latin, dont la connaissance devait lui faciliter au Carmel l'étude des rubriques et l'intelligence des psaumes.

Tout son temps n'était pourtant pas donné à l'étude : la visite des pauvres faisait ses délices. En cela, il faut le dire, elle secondait les désirs de ses dignes parents qui considéraient leur fortune comme un talent que Dieu leur avait confié pour le faire valoir en faveur de toutes sortes de bonnes oeuvres. Qui eût voulu la suivre, l'eût souvent vue au chevet des malades, leur prodiguant les soins les plus touchants, ne craignant pas de faire leurs lits, de panser leurs plaies et de leur donner aussi quelques bons avis.

Ses aptitudes, son activité l'eussent non seulement portée à se charger de bonne heure de la direction de la maison, mais encore de la paroisse entière. Monsieur le Curé à l'église, son père à la Mairie l'eussent trouvée donnant d'utiles avis à leurs administrés. Comprenant cependant que le rôle de la femme est plus modeste, elle se bornait à quelques oeuvres de zèle, celle des Enfants de Marie, par exemple, qui trouvaient toujours en elle des conseils utiles et un sérieux encouragement à la vertu.

Malgré cette éducation et ses tendances si chrétiennes, la jeune fille eût aimé le monde, la parure, qu'elle ne trouvait jamais trop belle à son gré. Quelques sons de fête, entendus de loin, auraient produit dans son âme un sentiment de tristesse en y laissant un regret. Les dons personnels dont elle était gratifiée, et qu'elle ne pouvait ignorer, en lui attirant l'encens de la louange auraient pu un instant séduire son coeur. Mais Dieu, qui le voulait tout entier pour lui seul, ne permit pas qu'elle s'attachât à ces frivolités du siècle. La vertu plus expérimentée de ses bons parents la préserva du reste toujours de cet écueil. N'aimant pas le monde, à cause des périls qu'on y trouve, ils n'avaient avec lui que de strictes relations de convenance et de position. Telle était la vertu de leur fille aînée, qu'il fallût une circonstance pour leur révéler le sacrifice qu'en cela ils lui imposaient, sans s'en douter. Un jour, sa soeur lui dit : « Nousn'avons pas grand mérite à nous abstenir de voir la société, puisque nous n'en avons pas l'attrait ». « Mais moi, reprit vivement Marie, je trouve au contraire que nous en avons un très grand ! »

La jeune fille avançait en âge. Elle songeait, dans la prière, quelle direction elle devrait imprimer à sa vie, pour la mettre en conformité avec le vouloir divin. Dieu, qui avait secrètement préparé les voies, n'avait cependant pas encore fait sentir un appel définitif. Il convoitait la beauté de cette âme, mais il voulait d'abord la convaincre que son amour est au-dessus de tous les amours; puis, qu'en se livrant à Lui, on accomplit plus vite et mieux les grandes oeuvres pour lesquelles il semble avoir donné tant et de si réelles aptitudes. Autour d'elle on admirait ses qualités, ses vertus, son esprit d'initiative. Parents et amis s'étonnaient de ne pas la voir accepter une de ces positions où, par l'influence de ses exemples, elle eût entraîné les autres à faire le bien. Elle-même n'était-elle pas inclinée à croire que là devait se borner son ambition. Assurément, si la pensée de l'état religieux fût venue à l'esprit des uns et des autres, on n'eût pas manqué alors de la considérer au milieu des pauvres, des plus déshérités de ce monde, ou sous la blanche cornette des Filles de la Charité, soignant les blessés sur un champ de bataille, sans plus redouter le bruit du canon que les honneurs de la décoration.

Dieu avait réservé un autre genre de combats à cette âme. Avant de faire jaillir à ses yeux la lumière qui d'un trait devait déterminer plus clairement sa voie, il voulut achever la préparation en faisant intervenir la douleur. Monseigneur Gay a rapporté ces paroles dans l'un de ses magnifiques ouvrages : « Dans la nature, la douleur fait l'homme, dans l'homme, elle fait le saint ». C'était une sainte que Dieu voulait.

La douleur donc, cette messagère de la grâce, vint s'asseoir au foyer de la famille. Intime, pénétrante, elle atteignit tous ses membres, mais en un sens, personne plus peut-être que Marie. Elle souffrit longuement ; mais cette souffrance la mûrit, l'envahit d'une lumière de foi, qui la disposa à une parfaite adhérence au bon plaisir de Dieu, lequel ne devait pas tarder à se manifester d'une façon irrésistible : Nous avions presque oublié cette grâce de choix, quand la veille de sa mort, Dieu permit qu'elle la révélât elle-même à l'une de nos Soeurs. Celle-ci, abordant notre bien-aimée malade, lui dit qu'elle pensait lui faire plaisir en lui lisant une délicieuse poésie de circonstance, qu'elle venait de recevoir de sa soeur, religieuse à la Visitation. A ce dernier mot, le visage de notre chère patiente s'illumina d'une douce joie. « Venez ma Soeur, lui dit-elle, que je vous confie le secret de l'assurance de ma vocation pour le Carmel. C'est dans cette chapelle de la Visitation d'Angers, et pendant une cérémonie de vêture que N.-S. m'a communiqué une grâce semblable à celle qui terrassa saint Paul. Il m'a montré dans une lumière subite et très vive qu'il me voulait Carmélite. C'était si doux et si fort à la fois que je fus comme renversée. J'étais convaincue et gagnée. »

A partir de ce moment notre chère Soeur fut confirmée dans sa voie. Mais sachant qu'elle ne pourrait, d'ici plusieurs années, quitter sa chère famille elle renferma son projet dans son coeur. En attendant le moment de l'exécuter, elle continua près des siens sa vie de sérieux labeurs et de charitables dévouements. En secret elle s'exerçait à la pénitence, employant tous les moyens pour se faire souffrir. Ce côté de notre existence, qui saisit habituellement davantage celles qui s'y croient appelées, n'était cependant guère pour elle qu'une pente facile. C'était la mortification qu'un coeur généreux embrasse facilement pour l'objet aimé, mais la mort, qu'elle entrevoyait par de là, lui paraissait bien autrement douloureuse. La vie humble, cachée du Carmel, n'allait-elle point comprimer les meilleures tendances de sa nature? Elle sentait un tel besoin de se donner, de se dévouer aux autres ! Il y avait autour d'elle tant de bien à faire !

Un autre genre de tourments se faisait encore sentir. Ses tendances naturelles la portaient au comman­dement, et elle semblait avoir reçu assez de lumière et de direction pour l'exercer désormais sans contrainte comme sans faute. Devait-elle se croire appelée à une vie d'obéissance perpétuelle !

 Cependant les souffrances qu'elle avait endurées l'avaient portée à ressentir vivement l'outrage, que la créature qui se révolte, cause à son Auteur. Elle sentait le besoin, qui s'accentuera étonnamment plus tard, d'une réparation complète par une donation entière de ce côté là. C'était d'une générosité sans mesure, mais tout ce que nous vous avons dit jusqu'ici, ma Révérende Mère, a dû vous faire connaître la virilité de cette âme, qui ne prenait jamais de demi moyens.

Sa foi triompha des raisonnements de la nature; soumettant les jets de l'une et de l'autre à un directeur éclairé, Monseigneur Chesneau, vicaire général du diocèse, elle en reçut une solution qui confirma l'appel de Dieu en son âme.

La question définitivement résolue, et le moment venu de l'exécuter elle en donna avis à ses bons parents qui, trop chrétiens pour s'opposer à la volonté de Dieu sur leur chère enfant, furent néanmoins atterrés de cette décision. Pourtant ils voulurent eux-mêmes conduire leur cher Isaac à la montagne du sacrifice, et nous nous souviendrons toujours de la foi de son bon père, qui se consolait un peu à la pensée de venir se reposer du tumulte des affaires, en disant « son chapelet dans la chapelle où priait sa fille bien-aimée ».

En s'arrachant aux étreintes de sa famille, notre chère postulante tomba entre les bras d'une Mère et de Soeurs qui en se rappelant le même brisement de coeur éprouvé lors d'une semblable séparation, s'efforcèrent d'y apporter les consolations dont seule, la religion a le secret. On lui donna le nom vénéré de notre sainte Mère, et elle, reconnaissante d'une si grande faveur, se promit bien de faire tout son possible, pour devenir réellement une Thérèse de Jésus. Nous verrons si elle tint parole.

C'était à peu près la première fois que notre chère Soeur mettait le pied dans une maison religieuse ; il semblait que tout dût lui coûter et l'étonner. Mais son esprit de dévouement et de mortification lui facilitèrent des débuts, qui sont pour l'ordinaire pénibles à d'autres. Dans les promenades faites au jardin avec l'ange, qui guidait ses pas, selon la coutume du Carmel, elle s'épancha dès l'abord avec tant de franchise, que celle-ci vit bien qu'elle pouvait s'attacher à cette nouvelle Soeur comme à une compagne assurée pour sa vie entière. Étonnée de l'étendue de ses confidences, elle l'engagea à aller trouver la maîtresse du Noviciat, qu'elle-même appréciait tant. « J'irai dès demain matin, répondit-elle aussitôt avec la plus grande simplicité ». Et il s'établit entre la sage Directrice et la jeune Soeur, avide de recevoir ses enseignements, un courant de confiance qui devait tout entier profiter aux besoins de celle-ci.

La Communauté admira bientôt avec quelle générosité la postulante entendait pratiquer tous les devoirs de la sainte religion, surtout ceux d'abnégation et de charité. Quelques jours après son entrée nous avions la lessive. Elle s'y trouva très à l'aise, quoique la manière de s'y prendre ne lui parût pas celle du monde, ce qui lui fera dire plus tard, elle qui avait tant appris : « On ne sait rien faire quand on vient au Carmel ». Nous disons plus tard, car présentement elle entendait bien montrer tout son savoir-faire et sa clairvoyance. Au grenier, où nous avons faculté de sécher tout notre linge, elle considéra un instant la hauteur des cordes. « Ah! fit-elle, en élevant la voix d'un ton d'importance, si j'étais Mme la Supérieure j'aurais bientôt fait baisser ces cordes ». Une hilarité générale accueillit la répartie de la pauvre postulante, qui apprit du coup ce qu'elle ne savait point : qu'au Carmel on ne doit donner son avis que quand on vous le demande, et avec la plus humble modestie. Malgré sa très grande bonne volonté, plus d'une fois encore il faudra reprendre cette leçon, à laquelle ses études antérieures ne l'avaient point préparée.

A quelque temps de là, une de nos Soeurs tombée gravement malade fut bientôt en danger. Notre vénérée Mère Raphaël de douce mémoire, qui aimait beaucoup à mettre les jeunes Soeurs en évidence, sans doute pour juger de leur bon esprit, chargea pendant le court espace de Complies une novice blanche et la chère postulante de rester seules près de la malade, ne croyant pas cette dernière si proche de sa

fin. Elles priaient en silence, lorsque tout à coup notre jeune Soeur Thérèse s'aperçut que la malade pourrait bien mourir. Sans se troubler, elle se mit à l'exhorter avec une telle force que sa compagne plus timide et plus réservée, en fut dans une espèce de stupeur.

Venue au Carmel pour se donner à Dieu, notre chère Soeur entendait que ce fût en entier. Connaître ses devoirs, les pratiquer, était tout un pour elle. Notre-Seigneur qui voyait son courage et savait par ailleurs ce qu'elle avait dû immoler en entrant en religion, lui ménagea cette transition en la favorisant à cette époque, pendant le temps de ses exercices spirituels de faveurs très grandes. Par la douceur de sa divine présence il se manifestait intimement à son âme, la faisait pénétrer dans ses secrets divins, et l'enivrait de son amour. Sans le souvenir de la plaie toujours béante, ouverte au coeur des siens par son départ, notre chère Soeur eût passé sou postulat sur le Thabor. Rien ne lui coûtait; au contraire tout semblait fait pour elle dans notre genre de vie; elle en aimait l'esprit, en appréciait le but et toutes les pratiques qui y conduisent. La volonté de Dieu s'accentuant davantage, elle comprenait que le divin Maître avait des desseins particuliers d'amour et de miséricorde sur son être. Dans les oeuvres de la vie chrétienne du monde, elle lui eût généreusement offert tous ses biens, son temps, ses facultés, mais elle se fût réservée elle-même. Or, elle le sentait, le Dieu jaloux voulait tout. Ces paroles adressées par lui à un de ses grands serviteurs n'étaient que l'expression de ce qui s'imprimait d'une manière palpable dans le fond de son être : « Non tes oeuvres, mais toi ». Les tendances du vieil homme, dont nous avons tous hérité, la portaient, il est vrai, à dominer, à paraître; plus d'une fois déjà on avait dû lui montrer que la vie religieuse en serait le sépulcre, mais sa grande âme ne reculait pas devant l'immolation. La contem­plation assidue du divin Artisan de Nazareth, pauvre, caché, assujetti la subjuguait, et elle hâtait de tous ses voeux le moment où elle aurait l'honneur de devenir sa fiancée et la compagne de sa vie.

D'un autre côté, la Communauté voyant dans la chère postulante tout ce que notre sainte Mère Thérèse désire pour l'admission d'un sujet à la vêture la reçut avec bonheur.

La retraite qui précéda ce grand jour fut pour elle un triduum de grâces célestes. Notre-Seigneur imprima fortement en son âme, et les sentiments de son infinie grandeur, qui voulait bien s'abaisser jusqu'à épouser sa petitesse, et ceux de son humilité, de sa dépendance envers Dieu et toute créature. Notre chère Soeur entra si bien dans les vues de son divin Précepteur que nous trouvons ces paroles dans un écrit, fidèle résumé des résolutions de cette première retraite : « Je veux être entre les mains de mes Supérieurs comme l'osier qui se plie entre les doigts et je ne réfléchirai jamais volontairement sur un ordre de quelque part qu'il me vienne ». Sans doute, il faudra du temps encore avant que ces sublimes leçons reçoivent, dans la pratique, une entière et parfaite correspondance ; mais ne vous semble-t-il pas, ma Révérende Mère, que celle-là avancera à grands pas qui, en comprenant si bien la nécessité de se faire petite et de se dépouiller, allégera sa marche et dissipera les nuages qui pourraient lui voiler le but. De plus, elle sait que Jésus est un Epoux de sang! elle veut lui devenir semblable, et réclame généreusement la part de souffrance qui lui semble devoir la rendre moins indigne de sa divine union. Ce dernier voeu sera amplement exaucé, la suite nous le prouvera.

Sortie de la clôture pour passer quelques heures avec sa famille, selon l'usage, elle eut à lutter contre la tendresse des siens : sa mère, ses soeurs bien-aimées étaient là, témoignant par leurs larmes que l'absence était toujours vivement sentie au foyer; elle eut la joie, il est vrai, de recevoir le baiser d'un père tendrement chéri, mais en même temps une épine s'attacha à sa couronne de roses, en ne lui voyant pas le courage d'assister à la cérémonie de ses fiançailles.

Devait-elle s'arrêter? non, elle marchera sur son propre coeur, se rappelant ces paroles de saint Bernard : « L'amour voué dans le monde à l'époux est si fort, qu'il triomphe de celui que la nature a le plus enraciné dans les âmes, celui des parents et des enfants ». Aussi, d'un visage affermi, la vit-on bientôt répondre à la Soeur tourière, qui lui annonçait que l'heure du sacrifice avait sonné : « Allons, montons à l'autel ». Pour la consolation de la famille et pour réconforter le courage de la jeune novice, le bon Dieu permit que son vénéré Directeur, Monseigneur Chesneau, lui donnât les saintes livrées du Carmel et fit le sermon d'usage. Il était loin de penser, ce digne Prélat, qu'à quinze ans de distance il la reverrait à la même place, non plus dans sa belle parure de fiancée du Christ, mais sous le voile de la mort ornée des joyaux de l'Époux et prête à recevoir la couronne éternelle.

Vous l'avez compris, ma Révérende Mère, notre jeune novice avait une âme fortement trempée : d'une énergie peu commune, ardente au bien, elle voulait atteindre aux plus hauts sommets. Le bon Maître, qui voyait ces magnifiques élans, allait d'abord, poser de solides fondements à l'édifice en creusant par l'humilité et le détachement intérieur. D'abord il retira la grâce sensible dont il l'avait si gratuitement favorisée jusqu'ici. En descendant des marches de l'autel, la disciple de Jésus descendait aussi du Thabor. Désormais les délices du postulat ne seront plus ressentis qu'à de rares et bien courts intervalles. Ils feront place à la lutte, aux combats à outrance; parfois blessée, meurtrie, angoissée, elle ressentira les douleurs du jardin de l'agonie. La perte sensible de Jésus lui laissait croire qu'il l'avait abandonnée. Elle n'avait point encore médité ces paroles de notre Père saint Jean-de-la-Croix qui nous dit : « Chère âme, vous cherchez Jésus. Il est en vous, mais il y est caché ». Et la désolation du sanctuaire était souvent inexprimable.

De plus, sa nature si richement douée avait les défauts de ses qualités. Une trop grande exubérance de force physique et morale l'eût entraînée dans des extrêmes. L'éducation dans la famille, qui offre tant d'avantages, n'a peut-être pas celui de heurter les jeunes intelligences les unes aux autres, et de faire qu'à ce contact, elles détruisent mutuellement leurs communes aspérités. Dans la religion, l'obéissance à laquelle notre chère Soeur se voua entièrement atténuera et finira par dissiper ces ombres, mais il lui faudra du temps pour les reconnaître et surtout pour se réformer.

Le sérieux dans lequel elle avait été élevée, le respect de tout ce. qui était loi ou devoir l'eût portée dans l'étude de nos saintes Constitutions, à laquelle elle se livrait avec ardeur, à une sévérité outrée. Elle en eût voulu pour elle comme pour les autres l'exécution au pied de la lettre. Elle n'eût pas assez compris que la Règle sait se plier, par une sagesse divine, à la faiblesse et aux besoins réels. Le bon Dieu la ménagea toujours de ce côté, en lui laissant le loisir de garder presque toute sa vie l'austérité de l'observance dans toute sa rigueur. Il voulait sans doute récompenser le courage avec lequel elle supportait des infirmités, qui pour d'autres, eussent bien vite amené une dérogation en ce point. Mais néanmoins il y avait là pour notre chère Soeur un piège dans lequel le démon l'eût vraisemblablement fait tomber. En l'attachant à ses propres idées, sous couleur de bien, il l'eût peut-être éloignée de la simplicité, de la défiance de soi, de l'humilité, en un mot de ce chemin vrai et sûr, qui selon l'expression d'un saint de la Compagnie de Jésus « met la paix dans l'ordre ».

A la privation de Dieu, aux souffrances que sa forte nature vous a laissé pressentir, ma Révérende Mère, venaient se joindre, pour notre chère Soeur plus d'un mécompte dans l'exercice de ses meilleurs attraits. Donnée comme aide à l'infirmerie, pendant son noviciat, elle pouvait se croire quelque aptitude pour cet office, elle qui avait fait dire pendant sa jeunesse à un médecin célèbre, qu'elle avait toutes les qualités d'une vraie Soeur de charité. Mais trop confiante en elle-même, elle oubliait de s'informer de la manière de faire les choses en religion, se donnait bien du mouvement, et finalement était souvent obligée de défaire ce qu'elle avait eu bien dé la peine à exécuter. Une malade était-elle arrêtée, sa charité semblait avoir belle occasion de déployer tout son essor. Mais là encore, il lui fallait souvent après coup, aller près de la première infirmière, ou même d'une Soeur du voile blanc, mieux entendue et plus expérimentée, prendre des renseignements que celle-ci lui donnait sans ménagements, et s'en se douter qu'elle mettait l'amour-propre de la pauvre novice aux abois.

Des tentations, causées par la douleur des siens, qui ne pouvaient se faire â l'idée d'une séparation définitive, augmentaient encore l'agitation de notre chère Soeur. Le démon, voyant la gloire que cette âme devait rendre à Dieu dans une vie d'immolation et d'anéantissement doublait l'impression qu'elle recevait de ses visites au parloir : Devait-elle imposer une pareille croix à sa famille?... quel bien pourrait-elle opérer entre quatre murs, en comparaison de celui qu'elle eût fait dans le monde?... cette vie d'assujettissements, de dépendance n'était-elle pas entièrement opposée à sa nature?... Du reste, elle le sentait, on allait la renvoyer, elle n'était pas faite pour la vie du Carmel. C'est ainsi que tout se mêlait dans l'esprit de notre novice, et y produisait une vraie tempête.

Heureusement elle se souvenait qu'elle était venue en religion afin de plier sa volonté à l'obéissance. Sachant que Notre-Seigneur nous demande de devenir de petits enfants pour entrer dans son royaume, elle allait auprès de ceux qu'il a établis ici-bas pour tenir sûrement sa place. S'humiliant à leurs pieds, elle leur découvrait ses peines : et, parlant par leur bouche, le divin Pilote arrêtait la barque prête à som­brer et la remettait à flot. Ce n'était point une fois, mais deux et trois fois par jour, que la pauvre tourmentée était ainsi obligée de recourir à l'autorité. Tantôt auprès d'un saint Prêtre que Dieu a rappelé à lui, mais auquel il avait communiqué un don spécial pour aider les âmes crucifiées ; tantôt auprès de sa Mère Prieure ou de sa maîtresse du Noviciat, qui n'étaient pas moins habiles à découvrir la tentation, et à y apporter remède. Si parfois, malgré leur conviction intime, celles-ci pour l'éprouver, semblaient, entrant dans ses vues, lui dire qu'elle n'était pas appelée au Carmel, la vérité, cachée sous la lave brûlante, se faisait jour par des paroles comme celles-ci : « Je dois être Carmélite, je le sais, je le veux, et pour rien au monde je n'abandonnerai ma vocation ». C'était entrer, par la foi, dans les vues de Dieu qui lui avait dit, par la bouche de son ministre, ces paroles écrites et conservées précieusement : « Vous êtes dans votre voie. Tout ce tapage n'est que tentation ».

Cependant la santé de notre chère Soeur se ressentit de ces épreuves multiples, et donna un instant des craintes assez sérieuses pour nous alarmer. Sa famille, s'appuyant là-dessus, demanda et obtint une prolongation de noviciat. L'affection que lui avaient vouée ses Mères, le pressentiment qu'elles avaient de ce que serait cette âme, une fois affermie dans sa voie, les portèrent à multiplier leurs prières et de rudes pénitences pour lui obtenir lumière et force, particulièrement notre vénérée Mère Raphaël qui pourra lui dire un jour : « Vous ne savez pas ce que vous m'avez coûté, ma fille ».

Jésus entendit leurs voeux : satisfait des premiers combats de celle qu'il voulait associer à sa vie de croix et de mérites, il lui rendit, sinon la joie sensible, au moins la paix, le calme et l'assurance qu'elle faisait sa volonté en répondant à son appel comme épouse.

Notre fervente novice avait pris l'habit au mois de décembre ; ce ne fut qu'au mois de mai de la seconde année qu'elle put définitivement se lier au Seigneur par l'émission des saints Voeux.

Dans cet intervalle, les fameux décrets atteignant les maisons religieuses avaient paru. Notre chère Soeur, très attachée à sa famille spirituelle, ressentait vivement les angoisses de celles qui allaient se trouver sans asile. La charité vraiment admirable de ses excellents parents, qui n'avaient cependant pas le même motif pour partager sa peine, en allégea le poids, par l'offre si généreuse qu'ils firent de nous recevoir en partie. On était au soir du fameux jour. Chaque coup de sonnette retentissait au tour comme un glas. Tout à coup on annonce que le père de Soeur Thérèse, non content de se mettre à notre disposition pour recevoir ce que nous avions de plus précieux avait encore songé que les compagnes de sa bien-aimée fille étaient des Carmélites déchaussées. Il avait eu l'heureuse pensée de dévaliser un magasin voisin à leur profit, et par cette délicate attention, chacune devait trouver chaussure à son pied. Les ornements précieux de notre sacristie, eurent seuls, avec les habitants ailés de notre basse-cour, les honneurs de l'expulsion. La crise passée, nous n'eûmes qu'à rendre grâces à Dieu et aux charitables bienfaiteurs qu'il avait députés vers nous.

Après sa profession, notre chère Soeur, employée dans différents offices, se montra partout une âme d'abnégation, toujours disposée à rendre service et à s'oublier elle-même. Nommée seconde à la lingerie, elle eut toujours pour sa première officière les attentions les plus dévouées. Quand arrivaient les lessives, autant qu'il dépendait d'elle, sa part de choix était toujours ce qu'il y avait de plus pénible et de plus laborieux, et lorsqu'elle ne fut plus employée à cet office, touchée des fatigues de ses Soeurs plus que des siennes propres, elle trouvait encore moyen d'y revenir pour leur aider. Au reste, c'était un besoin pour sa nature, qui ne comptait jamais avec la peine, de se dévouer aux travaux les plus obscurs comme les plus rebutants. On eût même dit qu'ils lui revenaient de droit, tant elle mettait de simplicité et d'empressement à s'en acquitter.

Mais ce fut vraiment dans l'office d'infirmière qu'elle exerça presque toute sa vie, d'abord comme seconde puis comme première, qu'elle déploya toutes les ressources de sa charité et de son abnégation. Si elle eut encore à combattre pendant quelque temps une certaine tendance à la rigidité, provenant d'une appréciation trop sévère de l'austérité de notre Sainte Règle, plutôt que de son coeur naturellement grand et généreux, il sera bientôt vrai de dire avec une de ses chères malades : « Ma Soeur Thérèse est vraiment prodigue ». Oui, elle était prodigue : de ses soins, de son dévouement, de ses attentions, et le jour et la nuit! que d'actes de charité et de patience, son ange gardien ne porta-t-il pas aux pieds du Seigneur!... Que de bontés prévenantes vis-à-vis des Soeurs âgées ou infirmes !... Sous le souffle de la grâce du coeur si compatissant de Jésus, elle réserva pour elle seule sa sévérité, et on la vit, indulgente pour les autres, prévenir jusqu'à leurs moindres besoins. Combien de fois, pressée par le travail, souffrante elle-même, ne faisait-elle pas le plus gracieux accueil à une pauvre Soeur qu'une grande infirmité rendait parfois exigeante. Elle l'écoutait, cherchait à la distraire, allait se promener avec elle, comme si elle n'eût eu autre chose à faire, et tâchait d'améliorer sa position par toutes sortes d'inventions charitables. Ce qu'elle faisait pour l'une elle l'eût fait pour toutes, sans distinction, et les occasions ne la trouvaient jamais en défaut. Celles de nos chères malades, qui lui ont survécu, s'accordent toutes à dire qu'elle avait un don particulier pour cet important office. Il n'est pas téméraire de penser, par ailleurs, que les chères Mères et Soeurs qui l'ont précédée là-haut, et qu'elle a assistées avec tant de dévouement jusqu'à la fin, soient venues lui faire cortège et l'accompagner jusqu'au trône de Dieu. Son amour de la régularité, joint à un grand esprit d'organisation et de prévoyance, lui permettait de s'arranger de façon à ne jamais manquer les exercices réguliers, à moins d'une nécessité particulière de ses malades.

Elle porta encore cet esprit religieux dans l'office de provisoire, qu'elle remplit quelque temps, pour soulager celle qui en était chargée. Elle veillait si bien aux besoins de chacune des Soeurs, que sa Mère Prieure pouvait se reposer entièrement sur elle de sa sollicitude de ce côté. A la cuisine, où le silence paraît parfois si difficile à garder, elle l'imposait sans qu'on s'en aperçût, par sa fidélité à l'observer elle- même, et par son attention à pourvoir toujours à temps nos chères Soeurs du voile blanc, de ce qui leur était nécessaire et dépendait de sa charge.

Vous le voyez, ma Révérende Mère, en tous ces emplois, notre chère Soeur savait apprécier la valeur d'actes, petits aux yeux du monde, mais grands à ceux de Dieu, par cela seulement qu'ils sont ceux d'une âme consacrée et unie à Lui. Son amour rendait ses yeux clairvoyants, ses mains délicates pour le servir en chacun de ses membres, et ses pieds agiles pour aller, sans aucune résistance, partout où sa divine volonté l'inclinait.

Ce n'était point assez de ce service extérieur pour la gloire du Maître. Notre chère Soeur, née à l'ombre de la Croix, en avait goûté les fruits exquis, et savait qu'elle pouvait à son tour en nourrir l'âme des pauvres pécheurs, ses Frères. Aussi voulut-elle immoler son corps par la pénitence. L'austérité de notre Règle ne suffisant pas à ses saintes ardeurs, elle y ajoutait ce que l'autorité voulait bien lui permettre, et souffrait grandement quand on mettait des bornes à ses désirs de jeûnes plus rigoureux ou de veilles plus prolongées. Elle savait alors s'en dédommager par de petites industries très mortifiantes; bientôt Notre-Seigneur y suppléera lui-même en permettant que, malgré un fond de tempérament robuste, elle eût toujours à souffrir d'un côté ou d'un autre. Les luttes engagées contre elle-même serviront encore mieux, et les desseins de Dieu sur cette grande âme, et sa propre générosité. Pour avoir moins recherché ce genre de crucifiement, elle n'en aura que plus de mérite, et n'en atteindra que plus facilement son but.

La lumière qui lui avait été un instant rendue, pour lui permettre d'offrir ses voeux en toute sécurité, ne tarda pas à s'éclipser de nouveau, la laissant dans de plus profondes et plus amères ténèbres. Souvent les heures consacrées à la prière étaient celles de sa plus grande désolation; ses pensées, qu'elle eût voulu captiver, semblaient au contraire dans ces moments donner libre cours à son imagination. Elle en vint à craindre de s'approcher de la Table sainte, elle, pourtant si peu portée aux scrupules par nature. C'était parfois la souffrance jusqu'au délaissement du Gethsémani! Alors elle aimait à répéter ces paroles : « Mon Dieu, mon Dieu, regardez-moi et ne me délaissez pas». Puis elle ajoutait aussitôt celles-ci, qui vous montreront mieux que nous ne saurions vous le dire, ma Révérende Mère, la grandeur et la force de son amour : « Mon Dieu, je veux vivre sans consolation, je veux tout ce que vous voulez; Ne permettez pas que le découragement atteigne ma volonté, peu importe le reste. Le tentateur oppresse mon âme, il ne me laisse pas de repos; que ce renard maudit fasse du bruit autour de moi, il n'aura jamais aucune part avec moi. Je suis à Dieu et je ne veux que Lui seul. »

C'était bien la nuit obscure avec ses douleurs et ses abandons, prêchée par saint Jean-de-la-Croix comme étant le chemin douloureux mais direct et sûr pour conduire l'âme à l'union avec Dieu. Notre chère Soeur le savait. Elle aimait à puiser dans les ouvrages de son glorieux Père la lumière pour son âme brisée. Dans ce même but, sans doute, elle avait transcrit ces paroles de Bossuet : « C'est dans une solitude affreuse , désolée, qu'il faut porter le poids de l'amour de Jésus-Christ. Il brise jusqu'aux os, afin de régner seul en Maître et en Époux ». Elle faisait ses délices des traités de notre sainte Mère Thérèse, de Monseigneur Gay sur ces mêmes matières, et profitant des conseils des uns et des autres, elle avançait sans s'en douter malgré la nuit, le trouble et les orages.

Notre chère Soeur était venue en religion dans l'intention bien arrêtée et toute carmélitaine de réparer l'outrage fait au divin Créateur, de nos jours surtout, par l'esprit de superbe et d'indépendance. Elle avait reçu des lumières particulières sur le respect dû à toute autorité émanant de Dieu, et. n'eût voulu, pour rien au monde, consentir à une parole ou à un acte en désaccord avec ses vues élevées. Pour accroître ses mérites et lui faire atteindre son but, Dieu permit que l'ange des ténèbres la tentât souvent de ce côté. Mais l'esprit de foi qui caractérisa toujours notre chère Soeur Thérèse envers ses supérieurs la fit triompher de ces luttes par le courage avec lequel elle venait les leur exposer. Cet humble aveu en la réconfortant lui rendait la paix et la joie de la conscience.

Ce même esprit de foi lui fit avoir pour ses Mères Prieures, quelles qu'elles fussent, un respect, une confiance et une affection qui ne se démentirent jamais.

Nous étions grandement édifiée lorsque notre chère Fille nous faisait spontanément connaître ses dispositions intérieures avec la candeur et la simplicité d'un enfant; et ce nous était une bien douce consolation de constater la marche ascensionnelle de cette âme si agréable à son divin Époux..

En vraie Fille de sainte Thérèse elle ne laissait échapper aucune occasion de s'humilier. Avec quelles instances ne nous suppliait-elle pas de la reprendre de ses moindres manquements? Nos avertissements nous assuraient un droit de plus à sa filiale reconnaissance.

Loin de laisser paraître ses souffrances elle se montrait la plus empressée à faire plaisir, la plus joyeuse en récréation. Elle animait souvent la conversation par le récit de faits édifiants et instructifs, que son heureuse mémoire gardait depuis l'enfance et ne lui permettait jamais d'oublier. Nos petites fêtes de famille se ressentaient de son entrain.

Il faut bien le dire tous les jours n'étaient pas des jours de deuil. Le soleil en perçant les nues d'hiver, si peu que ce soit, ne laisse pas de réchauffer et d'animer un instant la mort de la nature. Ainsi le divin Soleil de Justice, par exemple, apparaissant à la crèche de Bethléem, apportait-il à notre chère Soeur quelque chose de ses joies et de ses lumières. On la voyait, malgré la fatigue de la nuit, le chant assidu des Psaumes, à la première réunion du jour, entonner joyeusement quelques vieux Noëls angevins et mettre tout le monde en train par sa sainte gaieté. N'ayant reçu aucun don du Ciel pour la poésie, elle ne laissait pas, selon l'usage, de faire quelques couplets à l'Enfant-Dieu. Sur un ton joyeux ou grave, et toujours à côté de la note, elle les entonnait sans se faire prier, et les répétait jusqu'à trois fois, pour répondre aux désirs de ses Soeurs charmées de son aimable simplicité.

On se rappelle que dans l'ardeur de ses premiers Voeux, notre chère Soeur avait désiré se lier d'une façon particulière à Jésus souffrant et immolé pour les pécheurs. Sous cette impulsion et celle de l'amour, qui ne dit jamais : c'est assez, elle sentit le besoin, il y a quelques années, d'ajouter un nouveau lien à ceux qui l'unissaient à Dieu. Elle soumit son attrait à l'un des Pères les plus graves de la Compagnie de Jésus qui l'approuva.

Par ce voeu qui comprenait la volonté de faire toujours ce qu'elle croirait le plus parfait, elle s'offrait encore à Dieu comme victime et hostie de réparation pour les pécheurs. Nous voudrions vous faire connaître, ma Révérende Mère, l'intelligence profonde qu'elle reçut en même temps sur cet état d'hostie qui, comme elle nous le dit, lui parut « le dernier mot de Dieu sur son âme », et vous donner en entier les sentiments avec lesquels elle s'en exprime. Mais nous sentons, à cause de la longueur de cette circulaire, que nous devons nous borner à quelques paroles résumant l'ensemble de ses dispositions : « J'ai entendu une grande parole. Je veux être l'hostie de Dieu. L'hostie est une chose immolée, sacrifiée au bon plaisir du Maître, mais surtout c'est une chose anéantie, prête à disparaître au moindre signe de Celui à qui elle appartient. Dorénavant je ne m'offrirai plus en sacrifice car tout sera donné, sacrifié. Je me laisserai anéantir, détruire comme la chose de Dieu, comme l'hostie de nos autels. Ce sera ma béatitude, mais aussi ma souffrance, car je le sens cette vie d'anéantissement, de destruction laisse la place large ouverte à votre Croix dans mon coeur, ô mon Dieu ». Cette généreuse détermination fut le principe d'un nouvel élan de perfection au service du Seigneur. Celles de nos Soeurs qui avaient le plus de rapports avec elle le remarquèrent, sans en connaître la cause.

L'époque de nos dernières élections approchait. La Communauté voyant le dévouement et les aptitudes de notre chère Soeur, songea à la nommer dépositaire. Dans cette charge elle se montra de plus en plus charitable, bonne, prévenante pour toutes. Sans cesse occupée de pourvoir les différents offices de la maison, elle le faisait avec un coeur noble et généreux, et en même temps elle savait utiliser tout ce qui pouvait encore rendre quelque service. Pour arranger ses Soeurs facilement elle prenait pour elle le moins agréable ou le moins commode. Nous nous rappelons l'expression de sa reconnaissance quand on lui donnait à elle-même, soit un habit neuf, soit un soulagement, dont elle ne croyait jamais avoir besoin. Nous admirions d'autant plus cet esprit de pauvreté, que nous pouvions à juste titre la regarder comme la bienfaitrice de notre cher Carmel. C'est par son concours et celui d'un bienfaiteur insigne que nous pûmes songer, il y a quelque temps, à reconstruire un mur de clôture qui menaçait ruine, et avait le désavantage de renfermer de vilaines masures qui empêchaient l'air et la salubrité de la maison. Ce ne fut point sans regret, qu'avec son amour du passé et des anciennes traditions, elle vit ainsi que nous, tomber les assises monumentales d'un portail dont M. de Bérulle lui-même avait donné le plan, mais cette réparation était vraiment urgente.

Pendant les travaux, qui durèrent longtemps, elle surveilla les ouvriers avec la plus grande activité, tout en se montrant bonne et charitable à leur endroit. De concert avec sa Mère Prieure, elle eût voulu que le soleil ne se couchât jamais sur leur salaire et agissait en tout avec eux dans les vues et l'esprit de notre sainte Mère Thérèse. Son affectueuse sollicitude la portait encore à s'enquérir souvent des besoins de nos Soeurs tourières, elle y satisfaisait avec empressement, et dans ses fréquents rapports avec elles les édifiait toujours par son grand esprit religieux. Aussi quand le bon Dieu la rappela à Lui, nos chères Soeurs, si dévouées elles-mêmes à notre Carmel, pleurèrent-elles sa perte comme celle d'une vraie Mère.

Cependant, malgré sa jeunesse, notre chère Soeur sentait que le Seigneur ne tarderait pas à la rappeler à Lui ; elle nous le disait, sans que notre affection jointe à ce que nous connaissions de la force de son tempérament, pût nous le persuader. La pacification qui s'était faite en toutes ses puissances, son désir constant et visible d'être partout un baume à sa Mère Prieure et à ses Soeurs nous faisaient croire que le bon Dieu nous laisserait longtemps goûter ces fruits si suaves et si doux. Nous nous trompions.

Le 11 novembre dernier, vers le soir, elle fut atteinte de fortes douleurs dans les reins et dans les entrailles. Habituée à ne jamais s'écouter, elle ne fit pas d'abord grande attention à son mal. Nous l'obligeâmes néanmoins à recevoir les soins de l'infirmière et à aller se coucher avant Matines. Le lendemain, inquiète, nous fîmes venir M. notre Médecin. Après un sérieux examen, il constata qu'un accident arrivé il y a dix-huit mois venait de se renouveler dans des conditions plus fâcheuses. Cependant ne trouvant rien d'inquiétant, il se borna à ordonner un repos complet, et remit à plusieurs jours une nouvelle visite. Mais la nuit suivante notre chère Soeur fut prise de vomissements et les douleurs devinrent de plus en plus intenses. M. notre Médecin appelé de nouveau commença à craindre devant les symptômes qui se manifestaient, que l'accident survenu n'en entraînât un plus grave. Ces craintes n'étaient que trop fondées. Dès le lendemain les intestins commencèrent à se paralyser. De plus en plus inquiet, il nous demanda de faire venir un Docteur très célèbre de notre ville, auquel la famille voulut encore en adjoindre un troisième. Ces Messieurs ordonnèrent un traitement très énergique, qui n'amena cependant aucun résultat.

Pendant ce temps, nos prières montaient ardentes vers le Ciel. La Communauté réunie au pied du lit de la malade tantôt récitait les mille Ave, tantôt priait la Sainte-Face, Notre-Dame du Mont-Carmel, notre Père saint Jean-de-la-Croix. Sa vénérée Mère, prévenue dès le début, semblait vouloir forcer la Vierge-Immaculée à lui rendre sa fille, et par des messes dites à son sanctuaire de Lourdes, jointes à celles qu'une dame au coeur ami et compatissant pour notre Carmel faisait dire à l'autel du Sacré-Coeur, nous espérions que le Fils et la Mère se laisseraient toucher.

Notre bien-aimée malade, malgré d'affreuses douleurs, gardait un visage plein de santé, une voix dont la vigueur étonnait et était sans fièvre. Cet état général déroutait la science de nos habiles et dévoués Docteurs, qui venaient régulièrement deux fois le jour la visiter. Ne pouvant s'assurer si elle n'avait point un mal interne à cause de la dureté et de l'enflure qui devenaient considérables, mais le prévoyant, ils parlèrent discrètement d'une opération. Ils nous prévinrent au reste que les vomissements étaient tout à fait à craindre. Nous songeâmes aussitôt à lui faire administrer les derniers Sacrements par précaution.

Notre vénéré et si dévoué Père Supérieur, qui possédait toute la confiance de la malade, qui tant de fois avait été la source d'un doux rafraîchissement pour son âme, vint dans la soirée et confirma par de bonnes paroles ses sentiments de parfait et héroïque abandon à tout ce que le bon Dieu ordonnerait d'elle.

Le révérend Père Recteur des Jésuites de notre ville, notre confesseur extraordinaire, devant s'absenter, nous le priâmes aussi de bien vouloir la visiter. Il l'entretint quelques instants et lui donna la grâce de la sainte Absolution. En sortant, il nous en fit le plus bel éloge, demandant au Ciel « de nous envoyer beaucoup de Soeurs Thérèse de Jésus. » Après la mort de notre bien-aimée Soeur, il voulut bien nous écrire ces quelques mots de religieuse sympathie : « Vous savez combien j'estimais cette âme vaillante. Je ne crois pas en avoir trouvé de plus généreuse. Comme sainte Thérèse et ses saintes Mères l'auront bien accueillie... Elle était vraiment digne d'elles. C'est une grande perte pour votre cher Carmel, personne ne le pense plus que moi. Mais aussi c'est une puissante protection là-haut. Comme elle priera pour ses bien- aimées Soeurs ! »

On était à la veille de la Présentation de la Sainte Vierge. Le lendemain, notre si digne et si pieux Aumônier entra lui administrer le Saint Viatique et l'Extrême-Onction. Dans une petite allocution, toute remplie de bonté et de compassion pour l'épouse de Jésus, qui n'avait pu accompagner ses Soeurs le matin à l'autel, il lui montra le bon Maître venant lui-même chercher l'expression de ses saints voeux, et donna à notre chère malade tant de consolation qu'elle en fut toute fortifiée.

Les deux jours suivants un léger mieux se produisit. Nous passâmes la fête de notre Père saint Jean- de-la-Croix dans l'espérance, ne pouvant croire alors que ce grand saint, si aimé de notre chère Soeur, l'emmènerait au Ciel pendant son octave. Elle paraissait si forte dans son abandon. Cette vaillante en tombant sur sa couche avait vu finir ses combats intérieurs. Une paix sereine s'était répandue sur ses traits et ne la quitta même pas après sa mort. C'était d'autant plus frappant que les souffrances du corps prirent bientôt des proportions effrayantes. Parfois nous l'entendions s'écrier : « De la patience, mon Dieu ! de la patience ! » Mais la crise passée, elle nous souriait d'un angélique sourire, et même ajoutait : « 0 mes souffrances, je ne les changerais pas pour toutes les joies du monde. C'est bien bon, oh! que c'est bon » ! Du jour où elle s'alita la pensée de la mort ne la quitta plus, mais loin de l'effrayer, elle lui faisait dire des paroles comme celles-ci : "Si on savait combien il est doux de mourir au Carmel. Mais non, le monde ne sait pas!... » Elle bénissait ensuite le Seigneur de l'avoir appelée à la vie religieuse; elle remerciait celles qui lui avaient prodigué soins et conseils pour la former.

Puis cette pensée de zèle, qui avait été le but de sa vie, qui lui avait fait un jour pousser ce cri : «  Seigneur, donnez-moi des âmes ou je meurs », s'imprimait toujours plus en son coeur. Elle voulait être jusqu'au bout une hostie de réparation, et acceptait avec les souffrances les humiliations de sa maladie pour sauver les âmes pécheresses et coupables.

Elle songeait encore à la douleur que sa mort causerait à son excellente mère, mais elle ne pouvait en être troublée, la sachant si pleine de foi, ainsi que les membres de sa chrétienne famille. Son coeur la portait en même temps au-delà des mers vers ce frère chéri, actuellement consul de France en Chine, et elle priait Dieu de lui garder la foi, afin d'avoir le bonheur de le retrouver au Ciel.

Cependant les Médecins qui avaient un instant renoncé à l'opération y revinrent comme à la dernière planche de salut, et demandèrent qu'elle eût lieu le lundi matin. Troublée à la pensée de prendre sur nous la responsabilité d'un si grave moyen, nous allâmes dès le lendemain dimanche au matin trouver notre chère Soeur et lui confier notre souffrance. Elle s'efforça d'en diminuer l'appréhension, en nous disant : « Ma Mère, je le sens, je ne puis aller au-delà de demain sans mourir. Puis je craindrais en ne me faisant pas opérer de négliger un moyen qui peut me guérir et me rendre utile à ma chère Communauté ». Nous nous retirâmes un peu allégée mais désireuse que Notre-Seigneur nous éclairât lui-même sur cette opération si redoutée, nous demandâmes les deux messes du lendemain à cette intention.

Pendant ce temps notre courageuse patiente en voyait tous les apprêts sous ses yeux sans le moindre trouble. Ce lit qui nous paraissait l'autel sur lequel notre chère victime devait être immolée ne lui semblait à elle qu'un degré de plus à gravir pour s'unir à Jésus, hostie lui aussi pour les âmes. Nous fîmes entrer notre si dévoué Père confesseur pour lui renouveler la grâce de la sainte Absolution ; il fut frappé comme nous de la sérénité que reflétaient ses traits, et crut y voir un indice de la béatitude qui l'attendait.

Sur un simple désir exprimé à notre vénéré Prélat, Monseigneur Mathieu, Sa Grandeur s'empressa, avec une bonté qui nous confondit, d'apporter à notre chère Soeur le secours de sa paternelle bénédiction. La vivacité des regards et des pensées de notre chère malade, en même temps que le désir de rassurer nos coeurs alarmés, fit dire à Sa Grandeur qu'elle ne mourrait pas. Hélas ! nous n'avions plus que quelques heures à la posséder.

Ce même jour en prévision de l'opération qu'elle devait subir le lendemain, nous lui fîmes de nouveau recevoir le Saint Viatique, et comme nous voulions réciter le Credo, elle l'accentua d'une voix si forte et si pénétrante que nous en fûmes dans l'admiration.

Enfin la nuit, la dernière arriva. Elle fut très mauvaise. Une sueur froide l'inondait par moments. Vers cinq heures, la Soeur qui la veillait remarqua un certain délire et une grande faiblesse. Messieurs nos Docteurs devaient se réunir à sept heures et demie pour juger de son état avant de commencer l'opération . Nous les prévînmes, dans l'inquiétude où nous étions, et se hâtant d'arriver, ils confirmèrent nos craintes en nous disant que notre chère malade n'avait que quelques instants à vivre. Sur notre demande, M. notre Aumônier voulut bien entrer et lui renouveler la grâce de la sainte Absolution une dernière fois. Nous fîmes réciter les prières de la recommandation de l'âme au choeur pendant qu'avec nos chères infirmières nous priions près de son lit et lui suggérions de pieuses invocations, auxquelles nous étions persuadées qu'elle s'unissait encore. Nous lui avions fait renouveler ses saints voeux un peu auparavant, et lui ayant demandé si elle faisait le sacrifice de sa vie, elle nous avait répondu par un oui très énergique.

Le dernier moment était arrivé. Calme, silencieuse, elle s'immolait avec l'hostie du Tabernacle ! Nous avions demandé à Jésus de connaître sa volonté?... Il nous répondait... En achevant son sacrifice sur l'autel, il consommait celui de sa fidèle épouse, et lui faisait en même temps entendre le Veni de la communion éternelle!...

Nous gardâmes notre bien-aimée Soeur pendant quarante-huit heures, sans qu'aucun des accidents qui étaient à craindre ne se produisît, et même sans remarquer la plus légère altération sur ses traits. Sa courageuse mère vint la contempler à la grille, offrant de nouveau son Isaac à la volonté de Dieu, qui le lui demandait une seconde fois.

Monseigneur Chesneau, confident intime des joies et des peines de la famille, chanta la Messe de Requiem, assisté d'un nombreux clergé, convié par M. notre Aumônier, dont la compatissante bonté allégea notre douleur en ces jours. Ces messieurs voulurent bien accompagner la dépouille mortelle de notre chère Soeur à sa dernière demeure, ainsi que les parents et amis qui remplissaient notre chapelle. Le bon Dieu voulait récompenser le zèle qu'elle avait eu toute sa vie d'aider par la prière et le sacrifice les âmes sacerdotales dans leur sublime ministère. Au milieu des crises de douleur de sa terrible maladie, nous vînmes un jour toute heureuse lui annoncer qu'on voulait bien prier pour elle au Grand Séminaire. Elle se confondit d'abord en disant : « Comment peut-on s'occuper d'une si pauvre âme ». Mais elle n'en apprécia pas moins la grandeur et l'efficacité du secours qui lui était offert, et en témoigna son humble reconnaissance.

Notre bon Père Supérieur, alors en voyage, s'associa grandement à notre douleur. Il nous écrivit ses regrets de ne pouvoir assister à la cérémonie funèbre, et la peine que lui causait le sacrifice qu'il plaisait au bon Dieu de nous imposer, fortifiant en même temps nos coeurs par des pensées de foi et d'espérance.

Cette mort nous a laissé une impression de paix divine. Nous sentons que notre bien-aimée Soeur est restée avec nous, et que son amour pour sa famille religieuse la porte à lui obtenir de Dieu des grâces bien sensibles. Une de ses inquiétudes pendant ses derniers jours avait été que son Carmel ne se ressentît de la perte temporelle que nous causerait sa mort. Elle en exprima la pensée à une de ses Mères. Celle-ci inspirée de Dieu lui répondit : s Vous avez été pour nous l'instrument de la Providence. Dieu retire son instrument mais sa Providence nous reste ». « C'est vrai », fit-elle aussitôt, et elle rentra dans sa sérénité habituelle. Et la Providence agit pour nous d'une façon si bonne et si prévenante, que nous sentons le besoin de redire ici notre reconnaissance aux âmes qu'elle charge de remplacer celle que nous pleurons.

Nous ne pouvons nous défendre de croire que notre bien-aimée Soeur ait reçu promptement la récompense de sa vie de luttes et de mérites. Cependant comme il se pourrait que pour atteindre le trône de gloire préparé par Dieu à son épouse, il lui restât encore une légère purification à faire, nous vous prions, ma Révérende Mère, d'ajouter aux suffrages demandés, une communion de votre sainte Communauté, l'indulgence du Via Crucis et une journée de bonnes oeuvres qu'elle aimait tant à offrir pour chacune de ses Soeurs.

En vous exprimant sa reconnaissance et la nôtre, nous avons la grâce de nous dire au pied de la Crèche de l'Enfant-Dieu, avec un religieux respect,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre bien humble Soeur et servante,

SŒUR MARIE DE SAINT-JOSEPH.

R. C. I., Prieure.

 

De notre Monastère de l'Incarnation, sous la protection de la Sainte Famille des Carmélites d'Angers.

Le 15 janvier 1894.

 

P.-S. — Nos Bonnes Mères du Carmel de Tours nous prient de vouloir bien vous annoncer, ma Révérende Mère, qu'elles viennent de faire paraître les Élévations sur les Epîtres de Saint-Paul, par la vénérée Mère Thérèse de Saint-Joseph. Le prix de l'ouvrage est de 4 fr. ; 4 fr. 60 franco de port, avec remise pour les Carmels qui en prendraient plusieurs exemplaires pour les placer.

 

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