Carmel

15 Janvier 1893 – Bayonne

Ma révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut eu Notre-Seigneur Jésus-Christ et en sa Divine Mère. Ce Dieu Sauveur est venu, aux premières Vêpres de l'octave de son Epiphanie, se manifester à notre chère Soeur MARIE de JESUS- HOSTIE en la retirant de cet exil pour lui faire partager, nous en avons la douce confiance, son bonheur et sa gloire éternelle.

Cette chère Soeur naquit dans notre ville d'une famille très honorable et foncièrement chrétienne. Elle perdit sa mère de bonne heure et devint avec son jeune frère l'unique consolation de son père, qui l'aimait tendrement. Elle nous racontait souvent des traits touchants et récréatifs à la fois de la sollicitude de ce bon père envers ses enfants.

Notre chère Soeur aimait à se rappeler les douces joies, le bonheur du jour de sa Première Communion. Que de fois nous a-t-elle dit le grand désir qu'elle éprouva de mourir après cette action sublime ! Elle aimait à ajouter aussi son regret de n'avoir pas été exaucée.

Elle eut toujours un attrait pour la vie religieuse ; mais pendant longtemps elle ne put se faire à l'idée qu'avec l'activité exubérante de sa vive nature, elle fût apte à la vie contemplative. Toutefois elle en éprouvait l'attrait dissimulé sous des répugnances apparentes. Ces répugnances, qui semblaient n'avoir pour but que de mieux mûrir sa vocation, tombèrent à l'heure de Dieu. Tous ses préjugés concernant la vie cloîtrée s'effacèrent de cette âme droite, qui bientôt n'eut qu'un désir, celui de voir s'ouvrir devant elle les portes bénies du Carmel. Un obstacle restait à franchir : sou vieux père tombé en paralysie réclamait ses soins assidus. Elle comprit sa tâche, s'y dévoua avec tout ce que la piété filiale peut suggérer de plus délicat, de plus affectueux, et offrit généreusement à Dieu le sacrifice de sa vocation pour tout le temps que durerait lu maladie de son père. Le frère de notre chère Soeur nous rappelait avec émotion cet acte dont il garde toujours un précieux souvenir.

Notre chère Soeur était douée d'un heureux caractère : bonne, gaie, expansive, ardente, dévouée, c'était l'obliger que de lui demander un service. Elle était très énergique, et son énergie a surtout éclaté dans la souffrance, dont sa vie religieuse a été tissue. Le Dieu du Tabernacle, vers qui tendaient toutes ses aspirations, l'a bien associée à son état d'hostie, et elle réalisait ce que dit la Mère***, auteur du Banquet sacré : que l'âme religieuse doit s'appliquer à reproduire en elle la signification du nom qu'on lui donne à son entrée. Son noviciat fut éprouvé par l'état chancelant que sa santé et par les anxiétés de son âme trop timorée. Mais son ardent désir de vivre et de mourir dans notre cher Carmel et sa grande obéissance la firent triompher des difficultés, et elle eut le bonheur de se lier à son Jésus Hostie par les doux liens des Saints Voeux. Désormais toute à son Dieu, elle embrassa avec courage la Croix de son Divin Époux ; et si parfois la nature réclamait ses droits jusqu'à lui arracher des larmes, elle en triomphait par ses grands moyens de succès : la prière et le conseil

Notre bien chère Soeur Marie de Jésus Hostie a exercé tour à tour les divers offices de la Communauté; c'est surtout celui de Sacristine qu'elle a rempli à diverses reprises, office pour lequel elle avait une aptitude toute particulière. Avec quel esprit de foi ne s'en acquittait-elle pas, Ma Révérende Mère! Rien n'était trop beau pour l'Hôte divin de nos tabernacles. Intelli­gente, discrète, adroite, expéditive pour le travail manuel, elle se rendait très utile partout et était une vraie ressource pour ses Mères Prieures. Avec quel goût exquis et quel entrain elle se prêtait à l'ornementation de nos diverses représentations! Depuis déjà longtemps elle avait le soin du préau. Quelle sollicitude pour ses chères fleurs, et quelles occasions de généreux sacri­fices lorsqu'au lieu de ces fleurs elle devait se contenter d'offrir à son Jésus sa bonne volonté! Un autre sujet de souffrance se renouvelait assez souvent pour notre bien-aimée Soeur; c'était l'im­puissance dans laquelle elle se trouvait pour s'acquitter comme elle l'aurait voulu des offices du choeur. Longtemps d'avance elle avait prévu l'époque qui devait lui échoir comme semainière ; aussi quel renoncement lorsqu'un changement survenu venait déranger ses prévisions! Son esprit de foi lui faisait envisager comme une grâce toutes les fonctions de l'Office divin. Profondé­ment pieuse, sa voie n'était pas habituellement celle des consolations. Son ardeur la soutenait; les lignes suivantes, tracées de sa main, vous le prouveront, Ma Révérende Mère : « Ma retraite est une retraite de prière, d'attente, de désir et d'union à Marie, mais pas de méditations; c'est plutôt une oraison qui goûte Dieu dans la privation qu'une méditation, car je n'ai pas d'autre travail que d'empêcher l'esprit, qui n'a pas de quoi s'occuper, de troubler l'âme qui est attachée à la volonté de Dieu. »

Notre bien-aimée Soeur ne savait pas compter avec la fatigue. Ce qui dominait surtout chez elle, c'était un grand esprit de mortification : nous devions la surveiller avec la plus grande vigilance, pour qu'elle n'excédât pas la mesure. Toute jeune religieuse, elle trouva un jour sa place changée au réfectoire; on l'avait placée parmi les religieuses anciennes, à la table qui se trouve à la droite de la Mère Prieure. Quelle mortification pour notre Soeur! mais elle dut en passer par là. Cette place, elle l'occupa depuis presque habituellement. Nos yeux devaient être continuellement fixés sur elle, sans cela elle aurait à peine touché à la nourriture. Nous l'admirions autant que nous la reprenions de ses privations.

Il y a une douzaine d'années, notre chère Soeur eut un abcès qui prit bientôt les proportions les plus alarmantes. Sans attendre sa maturité il fallut songer faire des incisions, car la pauvre malade courait le plus grand danger. Elle souffrit beaucoup, mais sans proférer la moindre plainte. Depuis cette époque, les névralgies auxquelles notre chère Soeur était sujette devinrent beaucoup plus fréquentes, et surtout beaucoup plus douloureuses. Le moindre air, la moindre humidité lui occasionnaient de très grandes souffrances. Combien il nous était pénible d'entendre les gémissements qui s échappaient alors de ses lèvres, à nous qui la savions si endurante!

Comme nous vous le disions plus haut, Ma Révérende Mère, la souffrance était véritablement le lot de notre chère Soeur, elle semblait même augmenter à mesure que son corps s'affaiblissait. Nous étions étonnées parfois de la capacité qu'avait pour la souffrance un corps de si frêle apparence.

Il y a environ un an ses névralgies prirent un autre cours, elles se portèrent surtout à l'estomac et aux entrailles; les souffrances de notre pauvre Soeur étaient intolérables, ses crises devenaient de plus en plus fréquentes, nous ne pouvions que nous attendre à un sacrifice prochain. Elle le comprenait elle-même et s'y préparait afin que s'il arrivait un accident, il ne fût pas imprévu. D'habitude, ces crises ne duraient que quelques heures; une journée de repos la remettait ensuite. La veille de Noël, la trouvant un peu fatiguée, nous l'envoyâmes se reposer pendant Matines; elle regrettait le chant de sa leçon, mais se rendit pourtant à notre désir. Une nouvelle crise survint dans la nuit, et notre pauvre Soeur dut se recoucher après avoir fait passer les objets nécessaires pour la Sainte Messe. Dans la matinée elle était debout et paraissait même assez bien; cependant elle n'eut pas pour nos licences de Noël son entrain ordinaire. Le lundi 2 janvier, elle vint nous trouver quelques instants avant Matines, nous comprîmes qu'elle était encore sous l'impression de quelque crise et l'obligeâmes à se coucher immédiatement. Cette crise fut tout autrement douloureuse que les précédentes, et surtout beaucoup plus longue. Nous la fîmes transporter à l'infirmerie : bientôt les complications les plus graves s'ajoutèrent à cet état et déterminèrent enfin une péritonite qui nous l'a enlevée.

Comment vous dire, Ma Révérende Mère, tout ce qu'a, souffert pendant ces quelques jours de maladie notre bien chère Soeur Marie de Jésus Hostie! Vomissements, crises d'étouffement excessivement pénibles et très fréquentes, souffrances d'entrailles d'une intensité extrêmement douloureuse : ajoutez à cela une soif dévorante qui consumait sans cesse notre pauvre malade, soif que nous ne pouvions étancher que pur quelques gorgées d'eau sucrée: encore, en souvenir du fiel dont on abreuva Notre-Seigneur sur la Croix, notre chère Soeur nous demandait-elle de ne lui donner que de l'eau pure. Si notre plume est impuissante à décrire l'excès des souffrances de notre regrettée Soeur, nous pouvons du moins vous dire, Ma Révérende- Mère, qu'elle les a endurées dans un grand esprit de résignation, de mortification, de pénitence, de zèle des âmes, d'union à Notre-Seigneur dans les sentiments de la plus haute perfection. La piété vive et ardente de notre chère Soeur transpirait sans cesse à travers ses souffrances; c'était de continuels élans d'amour, des appels sans cesse répétés par lesquels elle invitait l'Époux Divin à venir la prendre, non pas tant pour sa jouissance personnelle que pour Le glorifier, pour avoir le bonheur de ne plus l'offenser.

Que de fois n'a t-elle pas réitéré le sacrifice de sa vie, sacrifice qu'elle offrait pour le triomphe de la Sainte Église, pour la délivrance du Saint-Père, la conversion de la France, sa chère Communauté, notre Saint Ordre, sa famille bien-aimée, toutes les âmes qui lui étaient chères, la conversion des pécheurs, le soulagement des âmes du Purgatoire, en un mot pour toutes les intentions qui peuvent le plus glorifier le Bon Pieu

Depuis longtemps, notre chère Soeur ne manquait pas de demander chaque jour à Dieu le grâce de mourir dans 1'acte du pur amour. L'a-t-elle fait? Nous avons tout lieu de le croire. Dès le début de sa maladie, alors qu'elle en connaissait toute la gravité, elle nous témoigna le désir de mourir dans un acte d'obéissance, et nous supplia que lorsque nous la verrions sur le point de rendre son âme à Dieu, nous voulussions bien lui en intimer l'ordre. La veille de sa mort, elle paraissait plus calme; nous pouvions supposer que la nuit se passerait sans accident. Aussi, après une petite causerie intime, pendant laquelle elle nous adressa ses recommandations pour les chers siens et pour sa chère Communauté, nous nous disposâmes à la quitter, lui recommandant toutefois de ne pas s'échapper au Ciel en notre absence ; elle nous renouvela sa demande de mourir par obéissance. Le moment venu, nous fûmes heureuses de nous décharger de cette pénible mission sur M. notre Confesseur extraordinaire, qui lui intima de notre part l'ordre qu'elle avait si pieusement sollicité.

Pendant cette maladie, dont le danger a toujours été imminent, notre chère malade a été comblée de grâces au-dessus de toute expression. Elle a reçu plusieurs fois dans son coeur cette Divine Hostie qu'elle aimait tant; dès le début, le Sacrement de l'Extrême Onction lui avait été administré, la sainte absolution lui a été renouvelée aussi souvent quelle le désirait par nos dignes Pères Confesseurs, qui tour à tour venaient la visiter, Monseigneur notre Évêque et Supérieur, lui aussi, eut la bonté de venir la voir et de lui donner sa paternelle bénédiction. Notre chère Soeur fut bien sensible à cette grâce.

Contre notre attente, la nuit de mercredi à jeudi fut très agitée. La pauvre malade eut plu­sieurs défaillances qui nous faisaient comprendre que l'heure du sacrifice approchait. Elle ressen­tait sa fin et témoigna le désir de recevoir une fois encore la sainte absolution. Grâce au voisinage du Grand Séminaire, M. le Supérieur put accourir immédiatement et nous dit qu'elle n'était pas encore à ses derniers moments. Un peu plus tard dans la matinée, il lui porta pour la dernière fois le Dieu de l'Eucharistie. Pendant que la Communauté était au réfectoire, la malade eut une détresse : nous fîmes appeler les Soeurs; mais elle revint de cette crise, et M. le Supérieur du Grand Séminaire se retira, nous disant que très probablement elle en avait encore pour quelques heures. Il revint pourtant bien vite pour se trouver auprès de la chère mourante, qui put s'asso­cier une dernière fois à la récitation des prières de la recommandation de l'âme. Elle conserva sa connaissance jusqu aux derniers moments. Tant qu'elle put parler, elle redoubla avec une simpli­cité et une onction touchantes ses appels au Bien-Aimé pour qu'il vînt au plus tôt combler l'ardent désir qu'elle avait de s'unir â lui pour l'éternité.

Elle levait ses yeux et ses mains défaillantes vers le Ciel, et disait : « Venez donc, mon Jésus venez; il me tarde de chanter à jamais vos miséricordes, ô Amour, ô Amour! .Je vous offre ma vie pour l'Eglise, pour la France, pour la Communauté, pour les âmes qui me sont chères, pour toutes les âmes que vous avez rachetées de votre .sang... Ah ! j'ai soif ! Mon Jésus, vous aviez soif des âmes sur la Croix ; je vous offre ma soif pour ces pauvres âmes; oui, j'ai soif, .soif des âmes ! soif des âmes ! Mon Jésus, Amour, Amour, venez ! Elle se répandit dans ces attendrissantes effusions tant que ses lèvres purent exprimer les sentiments de son coeur. Quelques minutes après, des douleurs d'entrailles d'une grande violence lui arrachèrent des cris inconscients. Elle eut encore la force de lever les yeux vers le Ciel avant de s'endormir dans la paix de Jésus, qui se rendit à l'appel pressant de son épouse à 4 heures trois quarts. Elle expira à l'instant même où la dernière absolution venait d'être prononcée, ce qui réalisa un des suprêmes désirs de la chère défunte, qui avait souhaité que son âme fut enveloppée du manteau royal du Sang de Jésus-Christ au moment où elle se dépouillerait du vêtement de sa chair mortelle.

Notre bien chère Soeur Marie de Jésus Hostie était âgée de 46 ans et 8 mois : elle avait 19 ans et 6 mois de religion. Les épreuves dont la vie religieuse de notre regrettée Soeur a été semée, les actes généreux de vertu qu'elle n'a pas cessé de pratiquer, l'impression de paix que sa mort si sainte répand dans nos âmes nous font espérer que Notre-Seigneur l'a déjà couronnée et admise dans le Choeur des Vierges. Néanmoins, Ma Révérende Mère, c'est un devoir pour nous de réclamer les suffrages de notre Saint Ordre en faveur de notre bien-aimée Soeur, ignorant les Décrets divins et le degré de pureté que Jésus a pu exiger de son épouse privilégiée. Par grâce, une Communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater. etc., et si ce n'est pas trop demander de votre charité, Ma Révérende Mère, le psaume 135e des Vêpres du Jeudi Confitemini Domino quoniam bonus, psaume qui ravissait notre chère Soeur et qu'elle se fit réciter à son lit de mort.

Les obsèques ont eu lieu samedi au milieu d'un nombreux concours d'amis de la famille et de la Communauté. M. le Supérieur du Grand Séminaire entouré d'un nombreux Clergé chanta la Messe et présida la cérémonie. Veuillez, Ma Révérende Mère, nous aider par vos prières à acquitter notre dette de reconnaissance envers tous. Nous vous demandons un souvenir spécial auprès de Notre-Seigneur pour notre bon et dévoué Docteur qui a prodigué les soins les plus assidus et les plus désintéressés à notre chère Soeur.

Dans les Divins Coeurs de Jésus, Marie, Joseph, je suis heureuse de me dire en union de vos

saintes Prières,

Ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Votre très humble Soeur et servante.

Soeur MARIE-LOUIS DE GONZAGUE DE L'ENFANT JÉSUS,

R. C ind.

De notre Monastère de l'Immaculée-Conception, sous la protection des Saints Anges Gardiens des Carmélites de Bayonne, le 10 Janvier I893, en la fête du Saint Nom de Jésus

 

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