Carmel

15 février 1895 – Limoges

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ qui vient de retirer des misères de cet exil notre bien chère Soeur Anne Stéphanie Aimée de Jésus, professe de choeur de notre monastère, âgée de 72 ans et demi dont elle avait passé 52 en religion.

Native de Tonneins, ville de notre diocèse, elle appartenait à une famille honorable et chrétienne qui la fit élever à Saint-Denis où son éducation fut des plus soignées. L'amour du monde et des plaisirs domina bientôt dans son jeune coeur tous les autres sentiments. Extraordinairement favorisée du côté de la nature, elle faisait l'admiration de tous ceux qui la voyaient. Elle se livrait à cet attrait de la vanité, se laissant séduire par ses charmes, et marchait déjà dans cette voie spacieuse que lui offrait un monde trompeur, lorsque Dieu arrêta ses plans et brisa ses chaînes. Notre Seigneur qui est riche en miséricordes, voulant conduire cette âme dans les sentiers du plus parfait, déprit son coeur et ses regards des objets terrestres pour les fixer plus haut, vers les sommets du Carmel. Il lui fallait, une expression claire et manifeste de la volonté de Dieu pour se détourner ainsi des attraits si séduisants de la nature. Notre bonne Soeur, tout en voilant son secret, nous a fait comprendre que l'action mystérieuse de la Sainte Vierge avait opéré en elle ce grand prodige. Aussi l'amour et la reconnaissance envers cette tendre Mère du Ciel furent toute sa vie un devoir des plus doux à son âme. La puissance de la grâce qui ne souffre aucun délai, l'obligea bientôt à prendre le chemin du Carmel. L'étonnement fut général...

Elle entra dans notre monastère avant sa majorité et contre le gré de ses parents, afin d'obéir à son Dieu et de se livrer à tous les desseins de sa volonté adorable. Notre vénérée Mère Catherine, de si douce et sainte mémoire, alors Prieure de notre monastère, lui ouvrit les portes de l'arche sainte ; elle l'accueillit avec cette bonté toute maternelle qui la caractéri-sait, et lui donna le nom de Soeur Aimée de Jésus, comme souvenir perpétuel de l'amour de prédilection que Notre Soigneur témoignait à cette âme. La jeune postulante était arrivée au port du salut. Elle jouit en paix de son nouveau bonheur pendant les six mois de son postulat, et fut revêtue solennellement du saint habit le 8 Septembre 1842, fête de la Nativité de la Sainte Vierge. En ce même jour, l'heureuse fiancée de Jésus fut l'objet d'une double cérémonie, car elle reçut, dans notre chapelle, des mains de notre saint Evêque et Père, Monseigneur de Vesins, le Sacrement de Confirmation. Cette belle journée, si remplie de grâces, fut pour notre bonne Soeur l'objet d'un bien doux souvenir. Mais hélas! elle fut suivie bientôt d'une rude épreuve. Le mécontentement de son père était à son comble ; il arriva, le 4 novembre, à la porte de notre monastère, demanda à voir sa fille, et l'obligea de sortir avec une impitoyable rigueur. Quelle, douleur pour la jeune novice de quitter le saint habit et de déposer les livrées du Carmel ! Hors de la clôture, elle résista avec courage, ne voulant pas faire un pas pour suivre son père qui la traîna sans pitié jusqu'à la voiture. Arrivée chez elle, ma Soeur Aimée de Jésus garda un morne et profond silence, et persévéra ainsi durant les neuf mois qu'elle eut à y rester. On l'entourait avec affection... on l'interrogeait... Silence i Toujours silence !... Elle refusait également de prendre part au repas de famille, et laissait croire à tout le monde qu'elle se privait de nourriture ; mais elle se dérobait ensuite aux regards de ses parents pour prendre ce qui était nécessaire au soutien de sa santé. Lorsqu'on avait projeté quelque partie de plaisir, elle se cachait avec soin, afin que personne ne pût l'obliger à se produire. Autant autrefois avait-elle cherché à plaire, autant alors s'étudiait-elle. à déplaire. Elle tâchait enfin de se rendre maussade, dans le but d'obtenir plus tôt sa délivrance ; mais son père fut inflexible et ne lui donna point son consentement.

Parvenue au terme de ses voeux, elle attendit l'heure précise de sa majorité, et au coup de la pendule qui lui donnait sa liberté, elle partit sans le moindre retard et sans faire d'adieux à sa famille. D'après une telle conduite, il était facile de juger la future carmélite : une volonté si ferme, si énergique devait être capable de grands sacrifices et de grandes souffrances. Notre chère Soeur, en effet, a été visitée par de très douloureuses croix, car elle a passé les dix dernières années de sa vie dans la cécité, avec plusieurs autres infirmités bien crucifiantes. Parmi toutes les épreuves dont sa vie a été semée, ma Révérende Mère, la plus crucifiante a été celle de la cécité. Pour accepter généreusement cette pénible situation, elle a dû faire appel à toute sa foi et à son amour pour Dieu. Etre privée de la récitation du saint Office., ne pouvoir se rendre utile à la Communauté... enfin ne plus voir sa chère et bien-aimée Mère Catherine furent pour elle d'immenses douleurs ! Il était aisé de le comprendre ; et notre Mère qui savait si bien soutenir en toutes circonstances et aider à porter la croix, fortifiait et consolait souvent l'âme de sa chère fille, très unie à la sienne. Dans ses directions particulièrement et dans les réunions du Chapitre, notre bonne Soeur se trouvait réconfortée par une de ses paroles qui semblaient lui venir du Ciel. Durant la plus grande partie de sa vie religieuse, la crainte des Jugements de Dieu a été une épreuve très pénible pour son âme. Cette souffrance était une permission divine, une action purifiante, qui en même temps augmentait ses mérites. Notre vénérée Mère Catherine, en qui elle avait une si grande confiance, la tranquillisa et lui assura que cette crainte était une tentation ; nous en avons trouvé la mémoire dans les papiers de notre chère Soeur, et ce souvenir resta dans son coeur une date bénie. Pour nous édifier ensemble, ma Révérende Mère, à l'aspect de cette beauté de l'union des âmes en Dieu, nous vous rapporterons ces quelques paroles que notre Mère bien-aimée lui disait, après une journée des plus pénibles : « J'ai compris » que vous étiez dans la souffrance aujourd'hui, ma fille, j'étais -partie pour vous consoler ; mais lorsque, me dirigeant vers votre cellule, le bon Dieu  m'a fait voir dans quel but il vous faisait souffrir, je ne suis pas allée plus » avant... »

Cette grâce fut une immense consolation pour celle qui en était l'objet, une nouvelle preuve de l'amour que Notre Seigneur lui donnait ; elle l'encouragea à marcher dans sa voie douloureuse et à porter la Croix à la suite du divin Maître. Comme il était touchant de voir cette vénérable infirme toujours régulière, partir quelques instants avant les exercices pour se rendre à ceux auxquels elle pouvait assister : à la sainte Messe, au réfectoire, aux recréations. Elle nous inspirait le respect ; c'est pourquoi nous aimions à la rencontrer appuyée sur son bâton, marchant à pas comptés, retrouvant parfaitement son chemin lorsqu'elle semblait s'égarer ; car elle a eu la satisfaction de pouvoir se conduire jusqu'à la fin. Dans ses heures de longue solitude, elle priait beaucoup, recommandait à Dieu les besoins de la Sainte Eglise, le salut de tous ceux qui vivent éloignés de Dieu, sa bien-aimée Communauté et sa chère famille. Elle n'oubliait aucun de ses membres, et offrait ses souffrances continuelles à toutes ces intentions. Que d'immolations intimes entre Dieu et elle, dans un état d'infirmité que nous ne saurions décrire, mais dont Notre Seigneur et les Saints Anges ont été chaque jour les témoins ... Nous avons nommé les Saints Anges, ma Révérende Mère, elle avait, en effet, pour ces Esprits célestes, un culte très affectueux. Elle aurait voulu que toutes les âmes connussent leur bonté, leur condescendance, leur charité à notre égard. Elle aimait à converser avec eux, et elle nous a affirmé qu'on obtient tout ce qu'on demande par leur intercession. «On ne pense pas assez aux Saints Anges. disait-elle, à leur puissance auprès de Dieu. » Ce sont des amis •si fidèles qui s'inclinent vers notre indigence, s'intéressent aux nécessités de nos âmes et portent nos désirs jusqu'au trône de Dieu... Elle cherchait à inspirer cette •dévotion à la communauté, et nos Soeurs ont éprouvé la vérité de ses paroles en obtenant de grandes grâces par l'invocation des Saints Anges. La pensée de la mort devenait à notre chère infirme de plus en plus fréquente. Depuis plusieurs années, elle avait préparé dans ses papiers, en vue de sa fin prochaine, quelques recommandations et une amende honorable remplie des sentiments de la plus profonde humilité. Cette pensée de la mort entretenait dans son âme l'appréhension qu'elle avait des Jugements de Dieu ; elle nous faisait parfois entrevoir combien, dans ses oraisons, elle en était sérieusement occupée. Dans nos récréations, elle nous redisait d'une voix convaincue ce mot si profond et si vrai : « Tout n'est rien, mes Soeurs, tout n'est rien!... Il n'y a que Dieu!... » Cette vérité était gravée dans son âme. Elle s'exprimait sur ce sujet par des paroles sentencieuses qui faisaient soupçonner qu'elle avait vu. à la lumière de Dieu, combien tous ces riens de la vie, auxquels on s'amuse parfois, attardent une âme et lui font perdre un temps considérable. — « Ah ! M on savait... disait-elle encore, quand on ne peut plus rien faire, comme on voudrait avoir bien travaillé dans sa jeunesse !... » Au début de cette année, une épidémie de grippe ayant sévi sur la communauté, nous faisions les voeux les plus ardents, afin que Notre Seigneur ne prît aucune victime parmi nous. Mais nos voeux ne furent pas exaucés. Notre chère fille fut atteinte une des dernières, et la maladie fit en elle de rapides progrès. Notre si bonne infirmière qui lui prodiguait ses soins depuis un si grand nombre d'années, vit sans retard les symptômes d'une fin prochaine. Nous la finies transporter à l'infirmerie où nous nous empressâmes de l'entourer de tous les secours nécessaires. Monsieur notre Docteur qui continue avec tant de charité de visiter nos malades, fut frappé au premier abord de la gravité de son état. Il constata une congestion pulmonaire, et son appréciation fut des plus pénibles; nous ne pouvions soupçonner un dénouement si prompt. Les dispositions de notre chère infirme étaient des meilleures; aucune inquiétude ne troublait son âme. Elle avait cependant marché jusqu'alors dans cette voie d'appréhension des Jugements de Dieu ; Notre Seigneur semblait apaiser maintenant cette impression, car nous la vîmes très calme jusqu'à la fin, dans un abandon complet entre les mains de son divin Epoux.

Notre digne Père Supérieur vint la voir le Dimanche, 20 Janvier; notre bon Père aumônier et confesseur était lui-même retenu chez lui par la maladie, il la. confessa, et le lendemain il lui porta la Sainte Eucharistie en viatique. Le soir de ce même jour, notre malade se trouva extrêmement fatiguée par un étouffement. qui nous fit craindre un accident fâcheux. A l'heure où la Communauté allait réciter les Matines, nous fûmes obligée de faire appeler de nouveau notre vénéré Père Supérieur qui n'hésita pas à braver les rigueurs de la saison pour apporter à sa chère fille les derniers secours de la Sainte Église. Il lui donna le Sacrement de i'Extrême-Onction, grâce qu'elle reçut, avec la plus vive reconnaissance, sans cependant se croire encore si près de lia mort. Le lendemain elle demanda avec instances notre Père vénéré ; elle fut heureuse de s'épancher avec lui une dernière fois et de le remercier avec effusion. Ce sentiment de la reconnaissance semblait être le seul qui restât dans lame de notre bien-aimée Soeur, car elle paraissait être indifférente à tout le reste. En effet, elle gardait d'ordinaire un profond silence et répondait très brièvement aux questions qui lui étaient adressées. Elle dit plusieurs fois ces paroles : « Je suis- bien reconnaissante... et encore : Je n'oublierai personne au Ciel ». Dans le cours de cette journée et la nuit suivante qui fut la dernière, elle s'affaiblissait progressivement. La sainte absolution qu'elle avait reçue déjà plusieurs fois, lui fut renouvelée par notre digne Père Supérieur dans la matinée qui était celle du Mercredi, 23 Janvier, jour de sa mort. Il ajouta à cette grâce quelques paroles bien consolantes : « Ayez confiance, ma fille ! en allant à Notre Seigneur, vous n'allez pas à un Juge, mais à un, Père et à un Époux. ! » Notre bien chère Soeur était en pleine connaissance ; ne pouvant plus s'exprimer, elle témoigna encore par signe sa vive gratitude. Après le départ de notre vénéré Père Supérieur, nous nous rendîmes à la Messe de Communauté ; toute remplie de la préoccupation que nous causait notre chère mourante, nous n'attendîmes pas la fin du saint sacrifice. Il était temps, en effet, de nous rendre auprès d'elle, car le moment solennel était arrivé : tandis que nos soeurs recevaient la sainte communion, notre bien-aimée fille communiait elle aussi de cette communion éternelle qui la délivrait des ténèbres de cet exil. Elle rendit très paisiblement son âme à Dieu, nos bonnes infirmières et nous présentes. Nous avons la douce confiance que notre bien chère Soeur Aimée de Jésus fait déjà partie du choeur des Vierges qui suivent l'Agneau partout, et qu'elle contemple sans voile Celui qu'elle a si longtemps désiré de voir à découvert ; mais comme il faut être si pur pour paraître devant Dieu, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Chemin de la Croix et des six Pater, quelques invocations aux Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie, aux saints Anges et à sainte Anne, sa patronne, objets de sa tendre dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de "nous dire, en union de vos saintes prières,

Ma Révérende et très honorée Mère,
Votre humble soeur et servante,
Soeur MARIE DE SAINT-MICHEL, R C IND.
De notre Monastère de la Sainte-Trinité, de Notre-Dame du Mont-Carmel et de notre Mère sainte Thérèse des Carmélites d'Agen, ce 2 Février 1895. MA REVERENDE ET TRES HONOREE MERE, Que la très sainte Volonté de Dieu soit toujours notre seule consolation !

 

Au soir même du jour où nous nous préparions à réciter à Matines l'office de l'agonie de N. S. J.-C., au jardin des Olives, il a plu à ce divin Maître de nous faire participer à l'amertume de son calice en appelant à Lui notre chère soeur Marie Albert, tourière agrégée de notre monastère et professe du Tiers-Ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel. Elle était âgée de cinquante-quatre ans, six mois, vingt-six jours et s'est dépensée pendant, vingt-sept ans au service de notre Communauté, avec un dévouement au-dessus de tout éloge. Née de parents chrétiens dans une paroisse de la Creuse, elle fut baptisée le jour de la fête de Notre-Dame du Mont- Carmel. Heureux présage des faveurs de cette divine Reine, qui semblait la choisir déjà pour son Ordre béni ! Jeune encore elle entendit l'appel de Dieu et entra dans une pieuse congrégation; mais après quelque temps, ne s'y sentant pas dans sa voie, elle s'en ouvrit à ses supérieurs et à un R. P. Franciscain pendant une retraite. Celui-ci, après lui avoir parlé de notre Carmel, lui fit espérer qu'elle y serait admise, et de retour à Limoges il vint la présenter à notre très honorée Mère Thérèse de Jésus, de douce mémoire, alors prieure. Cette mère vénérée qui ne cessait d'offrir ses voeux à la bienheureuse Marie de l'Incarnation pour obtenir une bonne tourière, la reçut comme un présent du ciel. Elle ne se trompait pas : les vertus que cette chère soeur a pratiquées pendant sa carrière religieuse et les services exceptionnels qu'elle nous a rendus, étaient bien la réponse aux prières adressées à notre bienheureuse, à laquelle nous nous faisons un devoir de rendre ici l'humble témoignage de notre reconnaissance. De son côté la nouvelle venue se sentait dans son centre ; notre tour était le lieu où elle devait se sanctifier, elle allait y trouver les deux éléments dont son âme avait besoin : le calme de la solitude et un vaste champ ouvert à son zèle infatigable. Disons néanmoins que le premier de ces attraits lui fit soupirer longtemps après le bonheur du cloître ; mais ses supérieurs jugèrent que tels n'étaient pas les desseins de Dieu, et cette vraie obéissante se soumit à leur décision, faisant avec générosité un si grand sacrifice. Jésus a vu son désir et l'en a récompensé par des grâces abondantes. Ma soeur Marie Albert montra dès le début une rare énergie : sa robuste santé la mettait à même de se livrer aux emplois les plus pénibles ; austère à l'excès, elle prolongeait ses jeûnes souvent jusqu'à une heure avancée ; ses veilles étaient fréquentes ; les instruments de pénitence lui étaient familiers; aucune mortification n'était au-dessus de sa ferveur. D'un autre côté son maintien digne et religieux, son jugement, sa prudence, sa discrétion la firent vite apprécier de sa mère prieure qui lui donna toute sa confiance.

Douée d'une adresse remarquable elle faisait tous les métiers : Fleuriste, peintre, dessinateur, menuisier, décorateur, architecte au besoin ; elle s'entendait à tout. Quand arrivaient nos grandes solennités on la voyait se dépenser sans mesure pour orner notre humble chapelle. Son amour pour le très Saint-Sacrement de l'autel doublait ses forces ; car pour son Jésus rien ne la fatiguait, rien ne lui était impossible. Ame d'une foi vive, ses prières étaient longues et ardentes ; elle méditait habituellement les mystères douloureux; son attrait la portait à la réparation. Aussi la Sainte Face était elle l'objet de son culte spécial; il n'était surpassé que par sa dévotion envers l'auguste sacrifice de nos autels : elle ressentait une douleur profonde à la pensée que tant de chrétiens manquent au devoir sacré d'y assister les jours prescrits par l'Église et nous avait demandé la permission de réparer autant qu'il lui serait possible en entendant chaque dimanche toutes les Messes qu'elle pourrait. Elle avait même promis d'en entendre mille à cet effet, y ajoutant une intention pour que sa chère communauté soit gardée pendant les temps si troublés que nous traversons. La Sainte Vierge, surtout sous son glorieux titre de Notre- Dame du Mont Carmel ; notre Père saint Joseph ; notre sainte Mère Thérèse ; tous les saints de notre Ordre ; notre grand Apôtre saint Martial, étaient chers à son coeur. Cette bonne soeur ressentait vivement les maux de la sainte Église ; les souffrances de Notre Très Saint Père le Pape perçaient son âme d'une vive douleur ; elle avait tant d'attachement et de respect pour le Père commun des fidèles ! Les Prélats de l'Église, mais surtout notre saint Évêque lui inspiraient une profonde vénération. Quel respect filial elle avait pour notre digne père supérieur; pour notre pieux aumônier ; elle leur avait donné toute sa confiance. Elle regardait aussi sa mère prieure comme son Jésus visible; que ne faisait-elle pas pour lui témoigner son amour et son respect ? A l'époque de notre fête surtout, elle nous envoyait mille petits présents, avec dès vers de sa composition, qui dans leur naïve simplicité nous disaient bien tout son coeur. Charitable envers ses compagnes, en particulier envers sa chère doyenne de quatre-vingt-cinq ans, qu'elle a tant soignée ; elle se sacrifiait pour les autres sans tenir compte de ses propres fatigues. Disons encore un mot de son zèle pour le salut des âmes : Aussitôt qu'elle apprenait qu'un malade était en danger de mourir sans les Sacrements, elle lui faisait une petite visite et savait si bien s'y prendre qu'elle le ramenait au bon Dieu. Les jeunes filles surtout intéressaient ma soeur Marie Albert ; elle ne leur épargnait pas ses sermons ; plusieurs de celles qu'elle cultivait ainsi ont embrassé la vie religieuse. Depuis quelques années la santé de notre bien aimée fille nous donnait de l'inquiétude; plusieurs maladies l'avaient réduite à un état voisin de l'infirmité; mais son courage la mettait au-dessus de toutes ses souffrances; elle marchait toujours et quand même. A la fin du mois de Janvier nous lui accordâmes la permission d'assister à la neuvaine de l'Archiconfrérie, lui recommandant des précautions à cause du froid excessif qu'il faisait.

Notre bonne soeur commença cette neuvaine avec sa ferveur habituelle, mais le cinquième jour elle fut prise d'un gros rhume qui l'arrêta. Le médecin appelé prescrivit de garder le lit, mais ne constata rien de grave dans son état qui se prolongea ainsi jusqu'au mercredi 6 février, où survinrent dans la nuit de si fortes crises de douleurs et de vomissements, que se croyant à l'extrémité elle demanda avec instances le confesseur. Il arriva en toute hâte et lui donna l'Extrême- Onction. Ce ne fut que quelques heures plus tard qu'elle put recevoir le Saint Viatique. La chère malade demanda pardon à ses compagnes dans les termes les plus humbles et les plus touchants, et pria notre pieux aumônier de le demander pour elle à sa mère et à ses soeurs du cloître, qu'elle savait bien être présentes par le coeur et par leurs prières. Lorsque notre bon docteur arriva il dit qu'on avait bien fait de l'administrer, mais qu'il ne désespérait pas encore de la sauver, la poitrine n'étant pas attaquée. Les jours suivants confirmèrent cet espoir, le mieux semblait s'accentuer; nous aimions à la croire hors d'affaire. Seule elle disait qu'elle allait mourir et se préparait à paraître devant Dieu. Ses compagnes la soignaient avec tout le dévouement que leur inspirait leur bon coeur ; elles eussent été si heureuses de la soulager ! Aussitôt qu'elles avaient un moment, elles venaient au tour nous dire comment elle allait, nous portaient ses commissions et rapportaient les nôtres. C'était un échange de tendresse mutuelle et de regrets. Nous lui faisions parvenir tout ce que nous pensions devoir lui procurer quelque bien, nous dédommageant ainsi de ne pouvoir être à son chevet et lui prodiguer nos soins maternels. Pendant toute sa maladie ma soeur Marie Albert a été l'édification de ses compagnes : sa patience ne se démentit pas un instant. Obéissante comme une enfant, elle se conformait en tout à notre intention aussitôt qu'elle lui était manifestée; la soif la dévorait; mais, disait-elle, ne me donnez à boire que lorsque notre mère l'aura dit, quand même je le demanderais. Nous étions bien consolée de ces bonnes dispositions. Les grâces ne lui ont pas manqué : notre vénéré père supérieur averti du danger, s'empressa malgré son extrême fatigue de venir l'encourager et la bénir ; notre vénérable Monsieur de Bogenet, doyen du Chapitre, Messieurs les vicaires généraux, plusieurs prêtres et religieux en rapporta plus particuliers avec notre Carmel, ont eu aussi la bonté de la visiter. Enfin, ce qui mit le comble à tant de faveurs, Monseigneur lui-même ne dédaigna pas de se déranger pour notre humble soeur, qui en a été ainsi que nous pénétrée de reconnaissance. Les Communautés de la ville et nos nombreux amis nous ont donné des marques de la plus vive sympathie. S'offrant à passer les nuits, à faire nos commissions; c'était à qui nous rendrait service. Nous avons été extrêmement touchées de tant de bontés et de dévouement. Cependant la maladie suivait son cours sans présenter aucun symptôme plus alarmant lorsque le Dimanche une fluxion de poitrine se déclara; il n'y avait désormais plus d'illusion à se faire. Lundi 11, elle put encore recevoir le Saint Viatique après la Messe. C'était la dernière fois que sur la terre elle recevait son Jésus. Vers trois heures, apprenant que le moment de la grande séparation approchait, nous lui fîmes dire par une de ses compagnes d'offrir le sacrifice de sa vie à toutes les grandes intentions. En même temps nous la chargeâmes de toutes nos commissions pour le ciel. Nous étions si privée de ne pouvoir l'embrasser, et la bénir. Notre chère fille Je comprenait bien, elle disait : Si je pouvais embrasser notre mère ! Oh ! quel sacrifice !... Elle fit ses adieux à sa chère doyenne qui, malade elle aussi, s'était levée pour venir la voir, elle l'embrassa ainsi que ses deux compagnes et ses deux bonnes soeurs, accourues à la première nouvelle pour aider à la soigner. Toutes éclataient en sanglots. Un peu plus tard notre si dévoué aumônier qui venait plusieurs fois chaque jour, lui apporta une dernière absolution. Notre vénéré père supérieur vint aussi ; il lui fit renouveler le sacrifice de sa vie, et la quitta très satisfait de ses sentiments d'humilité et de confiance. Notre digne aumônier revenu vers huit heures l'assista au moment suprême; il lui fit de nouveau les prières de la recommandation de l'âme et reçut son dernier soupir. Il était huit heures un quart. Ce fut encore notre bon aumônier qui récita le Sub venite pendant que nous étions au choeur avec la communauté disant avec ferveur pour notre bien aimée fille les prières du manuel. Cette mort est une grande perte pour notre monastère : la soumission à la Volonté de Dieu dont les vues sont toujours au-dessus de nos pensées, peut seule ainsi que nous l'avons déjà dit nous faire accepter un tel sacrifice. Le mercredi 13 eurent lieu les obsèques. Messieurs les vicaires généraux, notre vénéré père supérieur, Monsieur notre aumônier et plusieurs prêtres et religieux nous ont fait l'honneur d'y assister. Notre église était remplie par un grand nombre de parents et d'amis s'associant à nos regrets et à nos prières pour cette chère âme. Nous vous prions, Ma Révérende Mère de vouloir bien faire offrir le plus tôt possible pour notre très aimée soeur Marie Albert le Saint Sacrifice selon l'usage. Nous vous eh remercions d'avance ainsi que de tout ce que votre charité vous suggérera d'ajouter pour le repos éternel de notre chère défunte. C'est au pied de la Croix et dans l'amour de Jésus et de Marie que nous aimons à nous dire avec un religieux et profond respect,

Ma révérende et très honorée Mère,
Votre très humble soeur et servante,
Soeur MARIE-BAPTISTE, Rel. Carm. ind.
De notre monastère de la Sainte Mère de Dieu et de notre Père saint Joseph des Carmélites de Limoges.
Ce 15 février 1895.
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