Carmel

15 février 1891 – Limoges

 

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE,

O volonté divine accomplissez vous en nous !

Ce sont toujours ces paroles bénies qui reviennent sur nos lèvres au moment de l'épreuve, car là seulement nous trouvons force, courage et consolation, à chaque visite crucifiante du divin Maître.

Il y a quelques mois, nous pleurions une de nos vénérables anciennes, aujourd'hui c'est la mort prématurée d'une jeune enfant, ravie à notre tendresse, qui nous fait ver­ser des larmes.

Fleur à peine éclose au soleil de la sainte Religion, notre chère Soeur Céline-Marceline-Agnès-Eulalie-Philomène-Thérèse-Marie du Sacré-Coeur, a été jugée digne par le divin Jardinier d'être transplantée dans le jardin céleste, pour mêler son parfum à celui des bienheureux. Novice-professe de notre monastère, elle était âgée de 22 ans, 10 mois et de Religion un an 8 mois moins quelques jours.

 

Originaire d'une des principales villes de notre diocèse, elle reçut le jour dans une famille des plus honorables et eut le bonheur d'avoir une mère profondément chrétienne qui veilla sur son berceau. Deux soeurs et un frère vinrent augmenter la joie au foyer domestique, et la chère petite Céline, l'aînée des quatre enfants, grandissait sous l'oeil maternel, recevant avec docilité les leçons de cette vertueuse mère. Celle-ci aimait à lui raconter la vie des Saints, elle lui parlait surtout de notre sainte .Mère Thérèse, pour laquelle elle avait une dévotion spéciale; elle lui dépeignait le bonheur de la vie religieuse ; c'est ainsi que, sans s'en douter peut-être, elle inclinait le coeur de son enfanta devenir un jour la fille de sa sainte de prédilection. Notre chère petite Soeur Marie du Sacré-Coeur faisait, en effet, remontera cette époque la grâce de sa vocation.

Mais la joie parfaite n'est pas de ce monde, et le bon Dieu ne larda pas à planter sa croix au milieu de cette heureuse famille. La jeune mère, étendue sur un lit de douleur, fut enlevée à la fleur de l'âge à la tendresse des siens. Céline sentit profondément cette perte ; compagne inséparable d'une telle mère, sa raison précoce lui fit comprendre toute l'étendue de son malheur.

 

Cependant, la sollicitude maternelle avait su procurera ses enfants une éducation digne de leur baptême et de leur foi, en obtenant la promesse que ses filles seraient élevées dans un pensionnat tenu par des Religieuses. Ce fut donc pour répondre à un voeu si chrétien que leur père se décida à les confier aux soins des dignes Soeurs de la Providence.

L'intéressante orpheline trouva dans ses maîtresses des mères bien dévouées qui s'ef­forcèrent d'adoucir son chagrin; mais la plaie faite au coeur de l'enfant était trop vive pour être cicatrisée, aussi ne pouvait-elle se faire au séjour de la pension, lorsqu'une nouvelle douleur vint la ramener sous le toit paternelle.

Son père, atteint lui-même d'une maladie grave, la rappela pour être sa petite garde-malade, et c'est maintenant au chevet d'un père mourant que nous voyons la jeune Céline dominer son double chagrin en essayant d'adoucir les derniers instants de celui dont la perte la rendrait deux fois orpheline. Son bon père mourut en effet, et cette mort entraîna pour les chers orphelins tout un changement de position.

Ce fut à cette époque de sa vie que, par un enchaînement de circonstants toutes plus douloureuses les unes que les autres, mais tout à fait providentielles, dans les des­seins de Dieu, que la chère enfant fut amenée dans une des meilleures Communautés de notre ville, dirigée par les excellentes et dignes Filles de la Charité.

Elle arriva brisée, broyée, le coeur plein d'amertumes, ayant bien de la peine à accepter les croix qui tombaient sur elle, et Dieu seul put compter les larmes qu'elle versa.

Dans cette maison bénie, elle fut entourée des soins les plus tendres et les plus dévoués par ces saintes Religieuses et retrouva en elles de vraies et secondes mères dans toute l'acception du mot; tandis que ses nouvelles compagnes lui prodiguaient les témoi­gnages de leur affection.

Douée d'une grande intelligence et d'une énergie de caractère peu ordinaire, elle eut bientôt conquis sur ses compagnes un véritable ascendant ; mais elle n'en profita jamais pour leur faire porter sa supériorité; au contraire, elle dissimulait ses larmes sous l'apparence d'une aimable gaieté, et c'était seulement dans le silence des nuits qu'elle donnait un libre cours à sa douleur.

C'est dans cet asile de l'innocence que s'écoula toute sa jeunesse ; c'est là qu'elle reçut une éducation aussi chrétienne que forte ; c'est là que le germe de sa vocation se développa sous l'habile direction de ses maîtresses et du prêtre zélé qui, malgré les nombreuses occupations de sa paroisse de Saint-Joseph, se fait un bonheur d'être le direc­teur et le père de l'établissement.

Ce ne fut néanmoins qu'à l'âge de 21 ans et après un mûr examen qu'elle nous fut présentée par les bonnes Religieuses, qui nous dirent en même temps son intelligence, sa foi vive, sa tendre piété qui la rendait le modèle de leur Maison bénie. Sous de tels aus­pices nous n'hésitâmes pas à la recevoir.

La chère enfant fut au comble du bonheur en apprenant son admission parmi nous. La veille de la fête du Sacré-Coeur de Jésus, 27 juin 1889, elle franchit les portes de notre chère clôture, et reçut le nom de Marie du Sacré-Coeur, nom qui lui convenait si bien, car le divin Coeur n'est-il pas le Père des orphelins et des affligés. Notre nouvelle

postulante sentait que les peines intimes qu'elle portait au fond de son coeur faisaient place à un bonheur indicible; mais l'ennemi de tout bien essaya d'arrêter ces élans et lui remit devant les yeux les mères bien-aimées, les compagnes chéries qu'elle avait lais­sées ; la vie du cloître lui parut trop difficile, et pendant quinze jours une lutte violente s'engagea dans son âme. Grâce â la prière et à la confiance qu'elle eut dans les conseils que nous nous efforçâmes de lui donner, elle reconnut le piège qui lui était tendu, et repoussant vaillamment le tentateur, elle se mit avec ardeur à la pratique des devoirs de sa nouvelle vie.

 

Le 9 novembre 1889, fêle de la dédicace de Saint-Sauveur, elle eut le bonheur de revêtir les livrées du Maître. Ce fut pour elle un jour du ciel : ses deux familles religieu­ses, qu'elle ne sépara jamais dans son attachement filial, lui prodiguaient à l'envi leur tendresse; au dehors, ses anciennes compagnes vinrent lui faire entendre, dans notre chapelle, les plus suaves cantiques; au dedans elle se vit entourée de tout ce que la charité du Carmel a de plus affectueux ; aussi l'heureuse enfant ne savait comment exprimer sa reconnaissance. Elle ne voyait plus alors dans tous les malheurs qui avaient frappé sa famille, que !e moyen dont Dieu s'était servi pour la conduire au Carmel. Si je n'avais pas perdu ma mère, nous disait-elle, je n'aurais jamais eu le courage de la quitter et si ma position et ma fortune m'eussent été conservées, j'aurais aimé le monde, la toilette et le plaisir.

Mais la vie d'ici-bas est une lutte pour quiconque veut être à Dieu ; notre chère petite Soeur Marie du Sacré-Coeur le sut plus que personne. Au lendemain de sa prise d'habit, le démon ne se tenant pas peur battu, employa de nouvelles armes pour arrêter la marche de l'enfant de Dieu. Pendant tout son noviciat, jusqu'au jour où la maladie la cloua sur son lit de douleur, elle se vit en proie à toutes les tentations de l'ennemi. Elle eut besoin de toute l'énergie de sa foi et de la force de son caractère pour les combattre. La grande arme qu'elle employa et qui est bien la plus sûre pour toute âme religieuse, ce fut la confiance en ses supérieurs ; son âme fut un livre où nous pûmes lire tous ses combats et même toutes ses défaites. Elle venait à sa Mère Prieure et à sa maitresse avec la naïveté d'un enfant, et trouvait dans ses humbles aveux la force de soutenir de nou­velles luttes et de remporter de nouvelles victoires.

La santé de notre chère enfant ne paraissait pas souffrir du régime du Carmel ; au contraire, ses joues roses, sa gaieté, son entrain, nous étaient un sûr garant pour l'ave­nir, lorsqu'une petite toux sèche se déclara, toux, il faut bien le dire, occasionnée par un acte un peu téméraire et que nous eûmes à reprendre: un vendredi, la chère enfant, éprise du désir de souffrir pour son Jésus, se mit à parcourir tout notre enclos, cher­chant dans le jardin s'il ne se trouverait pas un gros paquet d'orties pour châtier son corps. Il pleuvait, et la chère petite Soeur ne s'en aperçut point ou du moins n'y fit pas attention , elle resta mouillée toute la soirée, sans songer à le dire, et prit un gros rhume qui fut le commencement de la terrible maladie qui l'a menée au tombeau.

Nous nous efforçâmes d'arrêter le mal dès le début; notre bon et dévoué docteur la vit plusieurs fois et nous assura toujours que ce ne serait rien, qu'avec des soins la chère enfant se remettrait parfaitement. Nous voulions le croire, mais notre coeur de mère nous disait le contraire et un triste pressentiment s'emparait de notre âme.

Voyant que le mal ne cédait point aux remèdes nous la mimes à l'infirmerie afin de pouvoir lui donner des soins plus assidus. C'est là que commença pour cette enfant de Dieu une série da souffrances dont Jésus seul a le secret. Comme le grain d'encens elle fut pilée, broyée et sous l'action de l'Ouvrier divin, elle exhala son parfum et en embau­ma tout notre désert.

Non seulement elle accomplit cette parole de notre Sainte Mère Thérèse, de faire paraître en maladie la vertu acquise en santé, mais elle fit plus, elle endura son mar­tyre avec l'héroïcité qu'on aurait pu attendre d'une âme arrivée au comble de la perfec­tion; aussi pouvons-nous lui appliquer ces paroles de la sainte Écriture : Elle a par­couru en peu de temps une longue carrière et ses jours quoique courts ont été pleins. Elle obtenait ainsi la réalisation du désir le plus intime de son adolescence : ayant lu la vie d'une enfant de Marie, morte comme un ange à 22 ans, elle s'éprit du désir de mou­rir comme elle et depuis ce jour, dans ses nombreuses visites à l'hôte du Tabernacle, elle ne cessait par d'instantes prières et de nombreuses neuvaines de demander à Celui qui avait ravi son coeur, de venir la chercher. Nous verrons comment Jésus répondit à son enfant de prédilection.

Bientôt, les forces lui manquant, elle ne put quitter son lit qu'à de courts inter­valles. Nous redoublâmes de soins et de tendresse auprès de notre fille chérie; notre bonne infirmière se multipliait pour la soulager et ne se lassait pas de nous dire l'édifica­tion que lui donnait sa chère petite malade; toujours souriante, toujours radieuse, ne se plaignant de rien; recevant avec une humble reconnaissance tout ce qu'elle faisait pour la soulager.

Chacune de ses Mères et de ses Soeurs venait avec bonheur la visiter et toutes étaient accueillies avec un sourire angélique. Ses chères compagnes de noviciat n'auraient jamais quitté ce lit d'où s'échappait tant d'édification. Avec elles la chère petite malade chantait de sa voix harmonieuse de délicieux cantiques qu'elle redisait ensuite pour char­mer la longueur de ses jours.

En ce moment il plût au divin Maître de faire passer notre Communauté par une rude épreuve, la transformant en un véritable hôpital. Trois de nos chères filles furent administrées et notre bonne infirmière fut atteinte des premières.

La chère enfant fut désolée de ne pouvoir la soignera son tour; oubliant son état, elle nous demandait de se lever pour aller veiller celle qui s'était tant dévouée pour elle. Elle voulait mourir à sa place, disait-elle. Cette demande n'était rien moins de sa part qu'un acte héroïque de charité, car à ses désirs de la mort avait succédé une crainte exces­sive des jugements de Dieu : elle aurait voulu maintenant vivre, vivre longtemps pour faire pénitence et acquérir des mérites. Mais Jésus avait entendu la prière de son enfan­ce et, pour l'exaucer, il se hâtait de cueillir cet épis naissant en le faisant mûrir par la souffrance. La petite victime se détruisait peu à peu, une toux incessante déchirait sa poitrine que dévorait une soif ardente; les nuits étaient sans sommeil. Néanmoins notre bon docteur n'avait pas dit son dernier mot ; il luttait avec le mal dont il espérait tou­jours avoir raison, comptant sur la jeunesse et les ressources du tempérament de son intéressante malade.

Pour elle, elle ne s'inquiétait que d'une chose, sa profession ; et quand, le 30 août, elle vit sa chère compagne de noviciat prononcer ses voeux, elle versa d'abondantes lar­mes et la supplia de lui obtenir d'être elle aussi Carmélite.

Le jour anniversaire de sa prise d'habit sonna bientôt. Qui dira ce qui se passa dans son âme en ce jour si longtemps attendu ? « Ah ! ma Mère, nous disait-elle, si je ne devais pas être Carmélite, j'aimerais mieux mourir mille fois, et cependant, mourir me fait bien peur ; mais si, pour obtenir cette grâce, il faut le sacrifice de ma vie, je le fais de grand coeur ; j'accepte la mort avec toutes ses horreurs, fallut-il être écorchée toute vive. » Nous l'excitions alors à la confiance, à l'abandon, à l'amour de la sainte volonté de Dieu !

Parfois quelque jour de mieux semblaient justifier l'espoir de notre bon docteur ; mais enfin, craignant une surprise, nous nous décidâmes à lui procurer l'immense grâce de la réception des Sacrements et à lui faire faire sa Profession. Nous étions arri­vés au 13 janvier, octave de l'Epiphanie. Le moment nous parut bien choisi. Notre dévoué aumônier vint lui porter les secours de notre Mère la sainte Église. Il entra la confesser, lui donna le saint Viatique et les Onctions des mourants, lui adressant de ces mots dont il a la secret pour consoler les malades. Elle reçut toutes ces grâces avec une grande foi et une douce piété, demanda humblement pardon à la Communauté et ne pensa plus qu'à se préparer à sa Profession, qui eut lieu dans la soirée. L'infirmerie avait été ornée comme un sanctuaire : les fleurs, les lumières entouraient la statue du saint Enfant Jésus, que nous nommons notre fondateur, car il nous a été apporté d'Espa­gne par notre vénérable Mère Isabelle des Anges.. C'est lui qui reçoit nos professions au chapitre, et puisqu'on ce jour sa petite épouse ne pouvait aller à lui, il vint à elle avec tous ses charmes. Rien n'était touchant comme cette divine rencontre de Jésus venant à cette âme sur le seuil de l'éternité et de cette jeune âme l'appelant de tous ses voeux pour s'unir à lui par des liens sacrés. Elle prononça ses saints voeux d'une voix forte et énergique. Nos larmes coulaient avec abondance, car on pressentait que c'étaient les noces éternelles qui commençaient.

Après la cérémonie, elle nous chanta un cantique exprimant tous les sentiments de son coeur; disant à chacune de ses Mères et Soeurs un mot de reconnaissance et d'effu­sion de joie. Le lendemain, notre vénéré Père Supérieur vint mettre le comble à ses désirs en lui imposant le voile noir, faisant avec sa dignité ordinaire toute la cérémonie comme au choeur. Les paroles pleines d'onction qu'il lui adressa nous émurent profon­dément.

Pour comble de grâces notre saint Évêque lui envoya sa paternelle bénédiction et l'assurance qu'elle n'était pas oubliée dans ses prières. La chère enfant ne se possédait pas de bonheur et ne cessait de nous témoigner sa vive gratitude.

En ce moment, le bon Maître parut faire cesser l'épreuve qui pesait sur notre Com­munauté; nos chères Soeurs malades entraient en convalescence; notre nouvelle Pro­fesse, elle aussi, paraissait mieux; nous en profilâmes pour donner le saint habit à une chère enfant, qui attendait cette grâce avec impatience. Le 29 janvier, fête des Grandeurs de Jésus, fut choisi. Ma Soeur Marie du Sacré-Coeur fut si heureuse du bonheur de sa compagne, qu'elle en éprouva assez de mieux pour pouvoir être portée à la récréation, où elle désirait tant se retrouver au milieu de ses Mères et de ses Soeurs. Ce fut pour elle der­nière fois : le mal reprit son cours et jusqu'à son dernier jour ne fit qu'augmenter. Pour­tant il nous fut donné de lui procurer encore une bien douce consolation : en la faisant porter au parloir, où les saintes religieuses qui l'avaient élevées étaient venues pour la voir.

Les adieux furent touchants de part et d'autre. La chère enfant les remerciait avec effusion de tout ce qu'elles avaient fait pour elle, les assurant qu'elle ne les oublierait point, et ses anciennes mères lui donnaient rendez-vous au ciel.

Notre bon docteur ayant été lui-même malade avait été forcé d'interrompre ses visi­tes. Quand il revint, après quelques jours, il fut frappé des progrès de la maladie et n'eut plus d'espoir à nous donner. Permettez-nous, ma Révérende Mère, de le recom­mander à vos prières ainsi que son intéressante famille. Notre chère enfant comprit alors que son exil ne serait plus prolongé, et fit géné­reusement à Dieu le sacrifice de sa vie. Sacrifice que nous lui fîmes renouveler bien souvent, ainsi que ses saints voeux. Les mains dans nos mains, elle s'offrait pour le triomphe de notre Mère la Sainte Eglise ; pour Notre Saint Père le Pape ; pour notre Dio­cèse et son digne Pasteur; en particulier pour les jeunes Lévites, dont le sort la touchait si vivement.

Elle s'offrit encore pour la France ; pour notre saint Ordre et sa chère Communauté ; pour sa Mère en particulier. Oh! pour vous ma mère, nous disait-elle, pour vous !... et son regard expressif nous disait tout son coeur.

Elle exprima enfin une intention sublime le matin même de sa mort, elle nous dit : Ma Mère, j'ai offert ma vie pour toutes les personnes qui m'ont fait du mal ou de la peine, afin de leur obtenir toutes les grâces dont elles ont besoin. Elle avait beaucoup à pardonner et le fit de grand coeur.

Dans l'offrande de ce sacrifice les deux chères petites Soeurs qu'elle avait laissées dans le monde et son jeune Frère ne furent point oubliés; elle demanda à N. S. qu'ils fussent tous des serviteurs de Dieu dans la voie qu'il leur tracerait. Elle n'oublia personne; ses anciennes Mères, ses compagnes. Au moment même de sa mort elle nous redisait encore de les assurer toutes qu'elle prierait Jésus pour elles quand elle serait au ciel.

Au commencement de la semaine dernière la faiblesse s'accentua si visiblement que nous la quittâmes le moins possible; sa chère maîtresse nous remplaçait auprès d'elle quand nous étions obligée de nous absenter, et lui prodiguait ses soins. Nous fîmes por­ter notre paillasse à côté de son lit, car elle ne pouvait accepter de nous voir passer la nuit pour la veiller, de crainte que cela nous fatiguât et cependant elle désirait tant notre présence qu'elle nous disait sans cesse : Ne me quittez pas, ma Mère, ne me quittez pas ; votre vue est pour moi le plus grand des soulagements et quand vous êtes là je n'ai plus peur, mais quand vous n'y êtes pas, je tremble. Si vous saviez ce que c'est que de se voir en face de l'éternité, de se sentir mourir à 22 ans!...

Tous nos coeurs étaient navrés de voir tant souffrir cette douce victime. On lui par­lait du Ciel, on lui redisait les chants de la Patrie, on inventait pour la soulager, tout ce que la charité a de plus délicat; mais comment soulager une âme que Jésus veut purifier dans un Purgatoire anticipé.

Pour elle, trouvant qu'elle ne souffrait jamais assez, elle nous suppliait de lui per­mettre de demander toujours d'autres souffrances, car elle avait peur, nous disait-elle, de n'être pas assez purifiée pour être présentée à l'Epoux des Vierges.

La veille du jour des Cendres elle nous dit : ma Mère j'ai offert ma nuit pour réparer tous les crimes qui vont se commettre, et j'ai accepté par avance tout ce que Jésus vou­dra m'envoyer.

Le jeudi, la journée fut plus pénible : aux douleurs aiguës avait succédé une immo­bilité complète: les pieds étaient enfilés; tout nous faisait pressentir que son martyre touchait à son terme. Nous nous installâmes à son chevet pour ne plus la quitter. Là, nous ne cessions de prier avec elle et pour elle, lui donnant toutes nos commissions pour le ciel, lui faisant renouveler bien des fois ses voeux, l'offrande de sa vie et nous disions ensemble l'hymne d'action de grâces pour tous les crucifiements par lesquels Jésus l'avait fait passer.

Le vendredi, fête de la Sainte Couronne d'Epines, ses souffrances redoublèrent, mais son âme délivrée de ses terreurs, elle nous dit: Ma Mère, je n'ai plus que la con­fiance. Nous lui demandâmes si elle désirait se confesser. Elle répondit : Je n'en sens pas le besoin ; je suis bien tranquille.

Du reste, la sainte absolution lui avait été renouvelée deux jours avant, car nous pro­fitions d'autant plus de toutes les occasions de lui procurer celte grâce, qu'à son grand regret et au nôtre, elle n'a pu recevoir le saint Viatique qu'à de rares intervalles, à cause des vomissements qui nous faisaient toujours craindre un accident.

Pendant la récréation, la Communauté vint lui renouveler les prières de la recommandation de l'âme, car elle nous disait ne pas éprouver de plus grand soulagement que lorsqu'on priait pour elle. Notre chère mourante suivit toutes ces prières avec une entière connaissance et nous montrant ses yeux et ses oreilles, elle nous dit: Ce sera peut-être cette nuit que je mourrai. Voyant qu'elle s'affaiblissait progressivement, nous avions fait prier notre Père confesseur de venir après Vêpres lui donner une dernière absolu­tion ; il ne put à son grand regret arriver à temps, la mort ayant été plus prompte qu'on avait pu le prévoir.

A deux heures, la Mère sous-prieure se rendit au choeur avec la communauté pour réciter Vêpres ; nous restâmes ainsi que les deux infirmières qui avaient soigné avec tant de dévouement notre chère agonisante. .e croyant pas le dernier moment si proche, nous dîmes à celle-ci : Nous allons réciter nos vêpres à demi-voix, afin que vous les entendiez. Elle en eût de la joie, et sa main dans notre main, son coeur dans notre coeur nous commençâmes l'office. Au moment où nous disions ces paroles : fasciculus myrrhoe dilectus meus mihi, inter ubera mea commorabitur (Mon bien-aimé est comme un faisceau de myrrhe. Il reposera sur mon coeur), elle poussa un grand soupir. Ma Mère... nous dit l'infirmière qui était de l'autre côté du lit. Nous posâmes notre livre, agitant vite la sonnette de l'infirmerie ; plusieurs de nos soeurs arrivèrent en toute hâte, mais tout était fini. Son dernier soupir fut si doux que nous ne pûmes le saisir.

Il était deux heures et demie, aux secondes vêpres de la Sainte Couronne dont elle avait senti les épines. En ce moment, on disait au choeur pour la mémoire de sainte Euphrosine, vierge de notre Ordre, l'antienne Veni sponsa Christi (Venez épouse du Christ, recevez la couronne que le Seigneur vous a préparée de toute éternité.)

Elle aussi, allait prendre place dans le choeur de ces jeunes Vierges, qui avaient été l'objet de ses prédilections dont elle avait désiré porter le nom.      Nous fermâmes ces yeux si prématurément voilés aux lumières de ce monde et nous récitâmes le Subvenite.

Nous versions des larmes, mais nous la trouvions bien heureuse d'avoir quitté l'exil comblée des grâces dont Dieu avait été prodigue envers elle. Ce fut d'abord la grâce de souffrir beaucoup et bien ; de recevoir les derniers sacrements avec une pleine con­naissance; notre bon Père confesseur est venu souvent lui apporter les secours de son ministère, et lui renouveler la sainte absolution. Notre vénéré Père Supérieur est entré plusieurs fois bénir sa chère fille et l'encourager par ses bonnes paroles ; notre saint Évêque, si paternel pour notre Carmel, lui a envoyé ses précieuses bénédictions; toutes- ses Mères et soeurs l'ont entourée de leur tendresse et de leur dévouement ; de tous côtés, on a prié pour elle et maintenant, c'est de l'assemblée des Saints qu'elle peut dire comme l'aimable sainte Agnès qu'elle aimait tant: Voici que je vois ce que j'ai tant désiré; je possède dès maintenant ce qui a toujours été l'objet de mes espérances; je suis inséparablement unie dans les deux à Celui que, sur cette terre d'exil, j'ai aimé de toute l'ardeur de mon âme.

Après la mort, son doux visage revêtit une beauté céleste, tout en conservant l'em­preinte des souffrances qu'elle avait endurées. Elle avait l'air de se reposer en Dieu. Nous priâmes longtemps à côté de cette chère dépouille, que nous ne pouvions nous las­ser de contempler. Nous l'entourâmes de verdure et de fleurs, qu'une main amie voulut déposer sur son cercueil. Ses chères petites compagnes du Noviciat, en versant d'abon­dantes larmes, la descendirent elles-mêmes au choeur.

Les obsèques ne purent avoir lieu que le Dimanche afin qu'elle ne fut pas privée de la sainte .Messe, et pendant ces deux jours, les prières ne cessèrent pas autour d'elle. Tout le temps qu'elle fut exposée, on se pressait à nos grilles pour la contempler et se recom­mander à elle.

Ses dignes maîtresses, ses compagnes et bien des amies de notre Carmel suivirent nos chères tourières et voulurent l'accompagner à sa dernière demeure, où elle nous attend au milieu de nos bien-aimées Soeurs. Maintenant, nous ne la voyons plus, nous ne l'entendons plus, mais notre coeur va la chercher dans le sein de Dieu, et là, elle priera pour nous.

Puisse-t-elle nous obtenir de savoir souffrir et mourir comme elle. En attendant le céleste rendez-vous, nous vous prions, ma Révérende Mère, de nous aider à hâter son entrée au Ciel, au cas qu'elle ait encore â satisfaire à la divine justice, qui trouve des tâches dans les anges mêmes, en lui accordant au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce une Communion de votre sainte Communauté ; le chemin de la Croix, les six Pater de l'Iimmaculée Conception; une journée de bonnes oeuvres; une invocation à notre sainte Mère Thérèse et à toutes ses saintes patronnes Vierges et martyres, objets de sa tendre dévotion. Son coeur reconnaissant vous le rendra, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix,

Ma révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante,

Soeur Marie-Baptiste,

Rel. Carm. ind.

De notre monastère de la Sainte More de Dieu et de notre Père saint Joseph des Carmélites de Limoges.

Ce 15 février 1891.

 

p. S. — Un de nos Carmels réclame les suffrages de l'Ordre pour une soeur pour laquelle on ne fera pas de circulaire et qui après avoir édifié sa communauté pendant de longues années vient de faire la mort la plus édifiante.

 

Limoges. — Imp. Marc BARBOU & Cie.

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