Carmel

15 décembre 1895 – Rennes

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur Jésus-Christ, qui vient d'affliger sensible­ment nos coeurs en appelant à Lui notre chère Soeur Ange, Élise, Marie de Jésus, professe de notre Monastère et pour laquelle nous avons demandé immédiatement les suffrages de notre saint Ordre. Elle était âgée de 61 ans, et en avait passé 34 dans la vie religieuse.

Nous voudrions aujourd'hui, ma Révérende Mère, en vous parlant de la vie de notre bien-aimée Soeur, partager avec vous l'édification qu'elle n'a cessé de nous donner par la pratique généreuse des vertus qui font la vraie Carmélite.

Notre chère Soeur Marie de Jésus naquit à Quimper, un Samedi du mois consacré à la Sainte Vierge, et le jour de la fête de Notre-Dame-Auxiliatrice ; aussi, ma Révérende Mère, lui semblait-il être tout particulièrement l'Enfant de Marie, et sous sa maternelle protection. Le bon Dieu lui fit la grâce de naître de parents dans lesquels les sentiments d'honneur et de vertu s'alliaient à la foi la plus vive. Son père était encore plus grand chrétien qu'éminent magistrat. Lorsque la Compagnie de Jésus se trouva en proie à toutes les attaques de la persécution, il s'en montra le zélé défenseur, malgré le péril auquel il s'exposait. Plusieurs Congrégations religieuses conservent encore, avec la plus profonde reconnaissance, le souvenir de l'appui qu'il leur prêta dans toutes leurs difficultés. Aussi, ma Révérende Mère, l'amour de notre chère Soeur pour son vénérable Père revêtait-il le caractère d'un véritable culte, et il était louchant de voir avec quel profond respect elle prononçait son nom, se rappelait ses paroles, et les avait gravées dans son coeur. Sa Mère joignait à la piété la plus profonde, la plus aimable charité; jamais devant elle on n'eût osé porter la plus légère atteinte à celle vertu. Notre chère Soeur Marie de Jésus nous disait souvent combien sa bonne Mère, si douce et si indulgente, se montrait sévère sur ce point, et inter­disait à ses enfants la moindre parole de blâme. Les absents étaient toujours assurés d'être défendus par elle.

La chère petite Élise sut répondre dès son jeune âge à celle éducation si chrétienne. Elle était douée d'un coeur aimant, dévoué et généreux, d'un esprit vif et pénétrant, mais sa grande vivacité aurait pu donner quelque inquiétude à ses bons parents, si l'énergie de sa volonté, n'eût déjà fait pressentir que son âme saurait toujours répondre aux desseins de Dieu, et que son courage la ferait se dominer et se vaincre, pour accomplir en tout la divine volonté.

Son coeur aimant avait besoin d'expansion, aussi se prodiguait-il à ses bons parents, dont cette charmante enfant faisait les délices. La vivacité de son esprit était si grande, que le silence, même d'un instant, lui semblait impossible. Un jour que la petite Élise prenait une dictée, sa bonne Mère, lui reprochant les interruptions qu'elle y mettait : « Maman, répondit-elle, si vous n'étiez pas là, je causerais avec celle chaise plutôt que de ne rien dire. » Qui aurait pu prévoir alors les heures de silence que garderait un jour la Carmélite ?

Cependant, ma Révérende Mère, Dieu, qui avait des desseins d'un amour de prédilec­tion pour cette chère enfant, la marqua, dès les premiers jours de son existence, du sceau de la Croix. La petite Élise, dès l'âge de 7 ans, tomba gravement malade. On admira alors la tendre piété de cette enfant qui, si jeune encore, disait à sa Mère : « Maman, dis ton chape­let tout haut, Marie, ta douce Mère du ciel, exaucera ta prière. » A plusieurs autres reprises, la maladie revint; la petite Élise reçut plusieurs fois l'Extrême-Onction. Mais au milieu de ses souffrances, jamais son aimable gaieté ne se démentit, et elle montrait déjà ce courage et cette énergie avec lesquels nous devions la voir souffrir au Carmel, et se surmonter jusqu'à sa dernière heure.

Ce fut avec, une ferveur d'Ange que la chère enfant fit sa Première Communion. Elle avait apporté tant de zèle et d'ardeur à la préparation de ce beau jour» que Jésus, qui ne se laisse jamais vaincre en générosité, lui accorda ses plus douces grâces; aussi, un Ecclésiastique témoin de son bonheur, disait à ses bons parents que leur petite Élise, absorbée en son Dieu, oubliait qu'elle était sur la terre. A partir de celle heure du ciel' ma Révérende Mère, Jésus prit pour jamais possession de ce petit coeur si pur et si aimant, et Élise trouva, dans son amour pour le bon Dieu, la générosité pour se vaincre, et pour se livrer avec ardeur à tous les devoirs imposés par une éducation sérieuse et chrétienne.

Comment vous redire, ma Révérende Mère, sa tendre dévotion envers la Très Sainte Vierge ? Qu'il était touchant de la voir, dès l'âge de 9 ans, apprendre les prières de l'Angélus, et faire réciter le Chapelet à sa chère petite soeur Marie, âgée alors de 3 ans ! Jeune fille, ayant entendu parler de l'Office de la Sainte Vierge comme d'un hommage très agréable à Marie, elle résolut de le réciter. Ayant découvert un vieux livre d'Heures relégué dans un coin obscur de la maison paternelle, elle s'en munit. Mais ce livre est grand, mal imprimé, et Élise ne connaît pas l'Office de la Sainte Vierge ; de plus, il lui faut dérober des instants à un temps très occupé, pour pouvoir le réciter sans que son secret soit connu. N'importe, son amour pour la Reine du Ciel lui fait vaincre tous les obstacles, et elle se met généreusement à l'oeuvre, souvent dérangée par sa chère petite soeur, qui ne découvrit que plus tard son secret, et voulut alors, comme sa soeur bien-aimée, offrir ce tribut de louanges à la Très Sainte Vierge.

Mais la piété si grande de la jeune fille ne pouvait demeurer ignorée, car elle répandait autour d'elle un parfum du ciel. Élise, ayant fait un court séjour chez sa marraine, cette dame allait doucement le soir entrouvrir la porte de sa chambre, pour la regarder prier. En apprenant sa mort, elle écrivait : « Je pensais souvent à ma filleule ; je l'aimais sincère­ment. Elle était si bonne, la chère enfant, que j'en étais fière. »

Mais si telle était l'affection que la jeune fille savait inspirer même aux personnes qui ne la voyaient que rarement, quelle n'était pas la tendresse qui venait répondre à celle que son coeur savait si bien prodiguer : d'abord, à ses vénérés parents, qu'elle entourait de tous ses respects, et de toutes les plus charmantes et délicates attentions de son amour filial ; puis, à ses soeurs bien-aimées ! Élise avait pour sa soeur aînée une tendresse mêlée d'une sincère et naïve admiration. Moi, je n'étais capable de rien, nous disait-elle parfois-, puis, comme elle parlait des talents de sa chère Esther, prononcer son nom était tout dire ; son avis avait toujours force de loi en son esprit.

Envers sa jeune soeur, l'affection d'Élise revêtait le caractère du plus gracieux dévoue­ment. Petite enfant, elle la faisait prier le bon Dieu, lui cédait tous ses joujoux, consolait ses petites peines. Elle la prépara au grand jour de sa Première Communion, puis, jeune fille, elle partagea avec elle les ardentes effusions de sa piété. Cependant, humble toujours, elle plaçait en son esprit sa jeune soeur bien au-dessus d'elle, et un jour un saint prêtre, ami de la famille, ayant comparé les jeunes filles à deux gouttes d'eau, Élise dit en riant à sa chère Marie : « Comme tu as baissé dans mon esprit, mais, je veux bien que ta goutte » d'eau soit bien plus large que la mienne. » Mais l'humilité de notre chère Soeur ne l'empêchait pas de porter bien haut ses désirs de sainteté. Le petit trait suivant vous mon­trera, ma Révérende Mère, toute l'ardeur et tout l'enthousiasme avec lesquels elle y tendait. Un jour une discussion s'éleva entre les deux soeurs, sans doute sur la perfection envisagée différemment. Oui, s'écria Élise avec vivacité, je serai si haut, si haut dans le ciel, que « tu seras obligée de lever la tête pour me regarder. » Et, pour mieux montrer la hauteur de cette élévation, sa main lançait en l'air son petit soulier qui s'en alla presque atteindre un christ suspendu à la muraille. Tout effrayée de cet incident, Élise rentra en elle-même, et reconnut sans doute que l'humilité, qui est la base de la sainteté, en est aussi la condition nécessaire.

Cependant, au milieu de cette vie de famille si remplie de charmes pour son coeur, l'appel de Dieu s'était fait entendre à notre chère Soeur, et, avec une générosité que seconda celle de ses bien-aimés parents, Élise vint se présenter au Carmel le jour la Purification de la Sainte Vierge. Le beau Nom de Marie de Jésus lui fut donné à sa grande joie, et son entrée fixée à la Semaine de Pâques. Mais, ma Révérende Mère, Notre-Seigneur devait faire peser sa Croix lourdement sur son coeur, avant de lui permettre de la porter après Lui. La maladie grave de sa jeune soeur, qu'elle entoura des soins les plus tendres, la retint près de ses parents, et ce ne fut que le 16 juillet, en la belle Fête de notre Reine du Ciel, qu'elle vit enfin s'ouvrir pour elle la porte de ce Carmel, objet de ses plus ardents désirs.

Notre vénérée et bien-aimée Mère Marie-Ange de la Providence en était alors Prieure; la Très Sainte Vierge, dans son amour de prédilection pour notre chère Soeur, lui avait ménagé la grâce de trouver notre douce et sainte Mère pour la conduire à Jésus. Toutes celles d'entre nous (et c'est le plus grand nombre) qui ont eu la même grâce et le même bonheur, comprennent, ma Révérende Mère, tout ce que fut pour la chère Enfant le coeur d'une telle Mère, sa tendre sollicitude, l'onction de sa parole, la force et la douceur de sa direction. Aussi, se forma-t-il dès les premiers jours de sa vie religieuse, entre notre chère Soeur Marie de Jésus et notre vénérée Mère, un de ces liens si forts dont Dieu est l'Auteur, et que la mort elle-même devait être impuissante à briser. Avec quelle respectueuse et vive reconnaissance elle parlait de notre bien-aimée Mère, et redisait, il y a à peine quelques semaines : « C'est à notre bonne Mère Providence que je dois la persévérance dans ma vocation. »

Ce fut le 21 Novembre, Fête de la Présentation de la Très Sainte Vierge, que notre chère Soeur Marie de Jésus fut revêtue du saint Habit du Carmel. Présentée par sa Mère du Ciel, elle était rayonnante de joie sous la couronne de roses, dont l'affection de ses soeurs s'était plu, selon un désir exprimé autrefois par leur chère Élise, à orner son front. On aurait cru voir un Ange, écrivait une amie de sa famille, et on n'osait l'approcher, dans la crainte de voir s'évanouir la céleste apparition. Son entrée au Carmel avait été pour le monde une de ces folies de la Croix qu'il ne peut comprendre. La jeune fille était d'une santé si délicate, que le jeûne et l'abstinence lui avaient toujours été interdits ; de plus, ma Révérende Mère, elle semblait presque mourante lorsqu'elle vint se présenter au Carmel, et on la prenait pour celle de ses soeurs qui venait d'être si malade. Mais Dieu qui voulait notre chère Soeur Carmélite, lui donna la santé nécessaire pour atteindre ce but tant désiré. Sa vocation était vraiment miraculeuse; aussi, la citait-on comme exemple, et Monseigneur Saint-Marc, notre vénérable Archevêque de si sainte mémoire, parlant dans notre chapelle le jour de la Fête de Notre-Dame du Mont-Carmel : « Monseigneur prêche Marie de Jésus, » murmurait à sa soeur une dame amie de la famille.

Le changement merveilleux qui s'opéra en elle et que l'on constatait dès sa Prise d'habit, dut paraître à nos vénérées Mères une preuve manifeste de la volonté de Dieu sur cette chère âme, et du choix divin qu'il en avait fait. De plus, elle s'était mise à l'oeuvre de sa perfection avec tant de générosité, de ferveur et d'amour, que la Communauté, appréciant déjà toutes les qualités dont Dieu l'avait douée, l'admit à la Sainte Profession. Marie, sa douce Mère du Ciel, l'avait conduite jusqu'à Jésus, et Jésus, qu'elle avait toujours tant aimé, allait devenir de plus en plus son Trésor, son Tout, et aussi, le Maître divin, daignant l'enseigner Lui-même, et parler à son coeur. Mais avant de l'enchaîner à jamais, comme Notre-Seigneur avait brisé profondément ce coeur si tendre et si aimant ! La mort vint presque subitement frapper son père vénéré, objet de tant de respect et de tant d'amour, et ceux qui connaissaient intimement notre chère Soeur, peuvent seuls se faire une idée de la douleur qu'elle ressentit, lorsqu'elle s'écria, au moment où notre Révérende Mère essayait de la préparer à la terrible nouvelle : « Oh ! ma Mère ! je ne l'ai plus !»

Mais Jésus ne faisait la plaie si profonde qu'afin de pouvoir pénétrer plus intimement dans les abîmes de ce coeur. La mesure de la douleur qu'il donne, n'est-elle pas celle de son amour ? Ma Soeur Marie de Jésus devait en faire la douce expérience. Elle écrivait peu de temps avant sa Profession : « O mon Dieu ! ne regardez que Jésus; cachez-moi en Lui » de telle sorte que je disparaisse ! De même que dans Jésus Enfant, étendant ses petites » mains, était la grande Victime qui devait s'immoler sur la Croix, que dans la petitesse et » la pauvreté de moi victime, soit contenue une victime grande, complète, qui s'immolera entièrement à Jésus ! »

Ce fut dans ces sentiments de générosité, de ferveur et d'amour, que notre chère Soeur prononça ses saints Voeux, le jour de la Fête du Saint Nom de Jésus. En cette heure bénie de sa Profession, Notre-Seigneur, en la comblant de ses grâces de prédilection, lui dit une de ces divines paroles, que son âme ne devait jamais oublier.

Mais, ma Révérende Mère, nous n'osons soulever le voile pour pénétrer dans le sanctuaire de ses relations intimes avec son Jésus. L'humilité de notre chère Soeur en pourrait être blessée, elle qui était si attentive à dérober à tous les regards les dons divins, de crainte d'en disperser la plus petite parcelle. Nos vénérées Mères l'appelaient en souriant la Fontaine scellée, la Vierge prudente.

Mais, ne faut-il pas tenir caché le secret du Roi ? nous attendrons donc le beau jour du Ciel pour admirer en cette chère âme les prédilections de son divin Époux; et puis, nous craindrions de dépasser les bornes d'une circulaire, s'il nous fallait redire toutes les grâces de choix dont elle fat comblée par Celui qu'elle avait toujours si ardemment aimé.

Ma Soeur Marie de Jésus écrivait au commencement de sa vie religieuse que notre saint Ordre réalisait tous ses désirs, mais lui imposait deux grands sacrifices : l'un, d'être privée de la vue du Tabernacle, l'autre, de ne plus pouvoir réciter l'Office de la sainte Vierge. En effet, ma Révérende Mère, après Jésus, c'était Marie qui avait tout l'amour de son coeur. Elle recourait à elle avec une confiance toute filiale, lui confiait toutes ses résolutions. Ses jours de fêtes étaient pour elle des jours du ciel; avec quel pieux enthousiasme elle aimait à redire le Salve Regina, à nous raconter lés fêtes nouvelles, les processions de Notre-Dame, en son cher pays breton ! Déjà enfant de Marie, elle voulut s'unir encore plus intimement à sa divine Mère en remettant entre ses mains sa vie tout entière, ses mérites du temps et de l'éternité, par la Consécration qu'elle prononça dès les premières années de sa vie religieuse. Notre bien-aimé Père saint Joseph était aussi était l'objet de sa filiale dévotion.

C'était à la Sainte Famille qu'elle demandait la fidélité à ses résolutions de retraite, le silence, l'humilité, l'abnégation, l'esprit de sacrifice. Lorsque notre chère Soeur Marie de Jésus parlait de notre sainte Mère Thérèse, c'était avec tout l'enthousiasme de son coeur. La lecture de ses Œuvres faisait ses délices, et sa sainteté si aimable, si large, son admiration. Elle ne veut pas que ses filles aient une piété resserrée, mais la liberté de l'esprit, répétait-elle parfois, avec sa joyeuse gaieté. Aussi, comme notre sainte Mère, elle était vraiment Fille dé l'Église, recommandant à Dieu ses grands intérêts, priant pour les pécheurs, pour les saintes âmes du Purgatoire. Son admiration pour les Apôtres évangéliques était sans bornes, et son zèle sans limites. Travailler pour les missions, c'était pour elle un repos et une joie, et, lorsque ses forces épuisées par la maladie ne lui permettaient plus d'autres occupations, elle sollicitait de se dévouer à celle-ci et semblait y retrouver la vie, tant elle y mettait de joyeux entrain, sans tenir compte de ses peines ni de ses fatigues.

Les rapports de notre chère Soeur avec ses Mères prieures furent toujours empreints de cet esprit de foi qui la caractérisait. Nous avons admiré, ma Révérende Mère, le respect avec lequel elle venait nous demander les moindres permissions, et s'excusait de ne pouvoir, à cause de ses infirmités, le faire à genoux. Elle soumettait toujours son jugement et sa longue expérience au jugement et à la volonté de celle en laquelle elle ne voyait plus que Notre- Seigneur.

Ainsi que nous l'avons dit, ma Révérende Mère, notre bien-aimée Soeur se trouva au Carmel comme dans son élément. Tout ravissait sa tendre piété. Dès qu'elle entendait parler de Dieu, avec quelle avidité elle ouvrait son âme tout entière, et paraissait sous un charme céleste ! Elle apportait à tout ce qui lui était prescrit la plus religieuse attention et, en son excellente mémoire, se gravaient si profondément les enseignements et les usages qui lui étaient donnés, qu'elle en avait, même en ses dernières années, un souvenir aussi fidèle qu'aux premiers jours de sa vie religieuse. Avec quelle générosité elle avait embrassé la pauvreté du Carmel ! combien était grande sa reconnaissance envers notre bien-aimé Père saint Joseph qui, si souvent, se faisait notre céleste Proviseur en nous envoyant ce qui nous était nécessaire, par une intervention, nous osons le dire, ma Révérende Mère, presque miraculeuse ! Avec quelle ardeur notre bonne Soeur Marie de Jésus embrassait les travaux les plus pénibles ! Un mot de notre Mère l'animait à tous les sacrifices; quelle était son aimable charité, sa joie inaltérable !

La joie était en effet une des vertus de notre chère Soeur. Aussi notre vénérée Mère Providence l'appelait-elle parfois : la joyeuse Soeur Marie de Jésus, et nous avons trouvé un des charmants petits billets de notre Mère, se terminant ainsi : On n'est jamais aussi bon que lorsqu'on a le coeur joyeux ! en Dieu ! ma Soeur Marie de Jésus. « Et cette joie de Dieu débordait de l'âme de notre chère Soeur et rayonnait sur son visage après les retraites, qu'elle suivait toujours avec tant de ferveur, après les sermons dont elle rappelait ensuite avec enthousiasme les passages les plus beaux; puis, dans nos récréations, comme elle avait besoin de partager avec ses Mères et ses soeurs tout ce qui était plaisir pour son coeur ! Elle en faisait le charme par sa gaieté si aimable, par les petits traits qu'elle y contait si bien. Aussi, ma Révérende Mère, combien son absence se fait sentir à nos coeurs !

Notre chère Soeur Marie de Jésus fut successivement employée dans les différents offices de la communauté, et montra partout, ma Révérende Mère, son esprit religieux, son amour pour la sainte pauvreté, son respect pour nos anciens usages et aussi toujours son aimable complaisance. Il suffisait, nous disait dernièrement une de nos soeurs, de faire l'éloge d'un objet dont elle se servait, fil, aiguille, etc., pour qu'elle l'offrît de suite à son officière.

Mais c'est surtout dans l'office de portière, office qu'elle conserva la plus grande partie de sa vie religieuse, qu'elle fit paraître un dévouement de tous les instants. Sa charité pour nos soeurs tourières cherchait à leur épargner les fatigues, et elle se servait de la connais­sance qu'elle avait de notre ville pour ménager leurs courses. Elle s'intéressait à leurs parents, écrivait leurs lettres de famille, les réjouissait par son aimable gaieté, et veillait sur leurs besoins avec toute la bonté de son coeur. Toutes les personnes du dehors qui avaient quelques rapports avec notre chère Soeur, étaient attirées par le charme de sa joyeuse sainteté. Elle savait s'oublier elle-même pour aller vers tous sans laisser apercevoir le sacrifice qu'il lui fallait faire alors de ses chères lectures, ou de ses exercices de piété. Dès le premier coup de la cloche du tour, elle s'en allait rayonnante où Jésus l'appelait. Les pauvres, les affligés, les malades, la trouvaient toujours compatissante, et avaient appris bien vite à la connaître et à l'aimer.

Ma Soeur Marie de Jésus avait conservé parmi ses petites notes, celle-ci : Un saint est un composé de croix et d'amour. Jésus, qui avait commencé pour elle par le don de son amour, devait y joindre bientôt celui de sa Croix, et ce fut avec la même reconnaissance que notre chère Soeur accepta ce nouveau don qui devait consommer dans son âme l'oeuvre de sanctification qu'elle avait poursuivie jusqu'alors avec tant de fidélité.

Il y a cinq ans, ma Révérende Mère, que notre bien-aimée Soeur fut atteinte de la maladie grave et douloureuse qui devait la conduire au ciel. Elle la reçut de la Main ou plutôt du Coeur de Dieu, avec une résignation qui édifia vivement toute la Communauté, et elle supporta tous les renoncements et les innombrables sacrifices que lui imposait un régime sévère, avec une générosité et une joyeuse sérénité, qui ne se démentirent jamais. Parfois elle disait en riant que le bon Dieu ne voulait plus qu'elle trouvât en rien la moindre satisfaction, ni même le soulagement, et elle l'en bénissait. Notre bon Docteur, dont la charité pour notre Carmel est égale à la piété, tout en constatant dès le début la gravité de la maladie, avait ajouté que l'exercice était nécessaire à la malade. Elle conserva donc sa charge de portière, et il était édifiant de voir avec quelle énergie elle savait se surmonter pour marcher encore, lorsqu'elle était à bout de forces, et avouait elle-même n'en pouvoir plus. Jamais elle ne se plaignait des dérangements si fréquents et inévitables de son emploi. Ah ! certainement, ma Révérende Mère, l'Ange gardien de notre chère Soeur Marie de Jésus a dû compter tous ses pas, qui étaient autant de pas vers Dieu, et d'actes d'amour et de générosité.

Ses nuits étaient des plus pénibles; cependant, elle se levait pour l'Oraison du matin, et ses premières paroles, nous a répété sa dévouée et charitable infirmière, étaient une hymne d'abandon pour se remettre entre les mains de la divine Providence. Elle trouvait dans son amour pour Jésus la force de descendre au choeur pour la Sainte Messe, et de ne manquer aucune communion, quoique la soif la fit beaucoup souffrir. Mais Notre-Seigneur ne se laissait pas vaincre en générosité, et versait sur son âme des flots de grâces et d'amour, qui lui donnaient la force de pouvoir porter la croix pesante de la journée.

Ce fut ainsi, ma Révérende Mère, que nous la vîmes souffrir pendant cinq années avec une patience toujours généreuse et même saintement joyeuse. Son affection pour sa bien- aimée soeur lui fit lui cacher toujours sa maladie, trouvant moyen d'éluder les questions qu'elle lui faisait parfois, ou d'y répondre de manière à ne pas l'inquiéter. Elle aimait tant celle chère soeur, qui seule lui était restée de sa famille !

Cela avait été pour ma Soeur Marie de Jésus un bien grand sacrifice d'être privée de l'assistance à l'Office divin. Parfois, lorsque son office de portière la faisait entrer au choeur, elle s'arrêtait quelques instants à la porte, et, le long regard de regret qu'elle jetait alors, montrait combien son coeur eût voulu être là à offrir à Dieu ses louanges, au milieu de ses Mères et de ses Soeurs, car, ma Révérende Mère, l'esprit de communauté avait toujours été un trait distinctif du caractère de notre chère Soeur, qui avait pour sa famille religieuse la plus vive affection. Aussi, Notre-Seigneur lui a-t-Il fait la grâce de pouvoir, jusqu'à la dernière semaine de sa vie, assister à nos exercices communs.

Cependant, malgré son amour si tendre pour le bon Dieu, notre chère Soeur avait toujours eu une grande crainte de la mort. Mais dans la dernière année de sa vie, les sentiments de confiance tendaient à dominer cette crainte, et nous nous souvenons encore, ma Révérende Mère, du bonheur avec lequel elle nous parlait de la prière où sainte Gertrude demande à Jésus de recevoir en son Coeur adorable son dernier soupir. Elle nous disait souvent qu'elle serait la première à partir pour le ciel, et s'y préparait sérieusement. Sa maladie avait fait effectivement de bien grands progrès. Depuis un an, une toux opiniâtre était venue se joindre aux autres souffrances de notre chère Soeur, et ne lui laissait de repos ni le jour, ni la nuit. Aussi, ma Révérende Mère, nous redoutions beaucoup l'hiver pour elle, sans toutefois nous attendre qu'elle allait être si promptement ravie à notre religieuse affection.

A la fin du mois de septembre nous eûmes la grâce d'une retraite par un Père de la Compagnie de Jésus. Notre chère Soeur nous demanda d'en suivre tous les exercices, même celui de la Méditation du soir, après Complies. Cela nous paraissait dépasser ses forces si épuisées, mais elle insista avec tant de ferveur, que nous crûmes entrer dans les desseins de Dieu sur cette chère âme, en lui accordant la permission désirée.

Qu'il était édifiant, ma Révérende Mère, de voir notre bonne Soeur Marie de Jésus remonter péniblement l'escalier le soir, ne croyant pas payer trop cher le bonheur d'entendre parler de Notre-Seigneur avec tant d'amour! « De telles paroles aident à souffrir pour Jésus, redisait-elle ensuite; quelle grâce que celle retraite !

En effet, ma Révérende Mère, ce fut pour elle une bien grande grâce, et elle y trouva une paix qui ne devait plus la quitter. Toutes ses craintes de la mort s'évanouirent à celle parole : « Ne craignez pas ; Notre-Seigneur vous endormira, comme un petit enfant dans » les bras de son père. »

Dans la nuit de l'avant-veille de la fête de notre Mère Sainte Thérèse, notre chère Soeur fut saisie de douleurs si vives qu'elle crut qu'elle allait mourir; cependant, elle se leva dès le matin avec son énergique courage. Notre dévoué Docteur, appelé aussitôt, constata une crise d'une nouvelle et grave maladie, mais nous rassura en nous disant qu'elle ne se renou­vellerait peut-être pas, ou peut-être de loin en loin. Notre bien-aimée Soeur Marie de Jésus se montra envers notre bon Docteur aussi gaie et aussi aimable qu'elle l'était toujours ; aussi nous avait-il dit qu'elle souffrait avec un bien grand courage. Cependant, ma Révérende Mère, c'était notre Mère Sainte Thérèse qui voulait avertir sa chère fille, et, par cette neuvaine d'intenses souffrances, la préparer à paraître devant Dieu.

Le jour de sa fête, notre vénéré Archevêque nous ayant fait la grâce de venir dire la Sainte Messe en notre chapelle, notre chère soeur trouva dans sa foi si vive la force d'y assister, même d'y communier, et de se rendre ensuite dans la salle de Communauté pour y recevoir la bénédiction que Monseigneur, dans sa paternelle bonté, daigna nous accorder. Mais la douleur ne lui laissait guère de repos; malgré cela, elle disait avec énergie : « Si je n'ai pas demandé au bon Dieu » de me donner des souffrances, du moins, jamais je n'ai refusé celles qu'il m'a envoyées. » C'est une grande grâce de souffrir, d Elle ne voulait pas demander sa guérison, mais l'accomplissement de la Volonté de Dieu, et cependant, elle l'avouait, jamais elle n'avait tant souffert. Le souvenir de notre vénérée Mère Providence lui était toujours présent, car, ma Révérende Mère, celle maladie si cruelle avait été une de celles que notre Mère bien- aimée avait endurées avec une patience si admirable. C'était vraiment comme un don qu'elle faisait à sa chère fille, afin de lui ouvrir un trésor de mérites pour l'Eternité.

Chaque matin, pendant celle dernière semaine de sa vie, elle se levait avec un héroïque courage pour assister à la sainte Messe, et y faire à jeun la sainte Communion ; Jésus était de plus en plus le besoin de son âme. Elle sentait que sa venue approchait, et s'y préparait avec un calme et une paix qui étaient pour elle une grande grâce du Coeur divin de Notre-Seigneur. Elle parlait du ciel et de sa soeur bien-aimée avec une de nos bonnes Mères, qui avait toute sa confiance et sa religieuse affection. Elle trouva encore pour sa chère soeur la force de se rendre au parloir, et de lui parler avec tant de charmante gaieté, qu'elle lui fit illusion sur la gravité de son état. Cette visite, hélas ! devait être la dernière.

Dans la journée du dimanche, notre bonne Soeur Marie de Jésus tomba dans une douloureuse somnolence qui nous causa de grandes inquiétudes. Cet état se prolongeant, nous fîmes appeler pour la troisième fois notre dévoué docteur, lui écrivant notre crainte d'une congestion. Il vint dans la soirée, nous assura qu'il n'y avait pas d'inquiétudes à avoir, cependant en ajoutant que son autre maladie était toujours à redouter. Le lendemain lundi, notre chère Soeur se leva encore dès six heures du malin pour aller chercher son Jésus; ce devait être sa dernière Communion. Dans la journée, son état présentait des alternatives d'agitation et d'assoupissement; mais, ma Révérende Mère, nous espérions toujours que celle crise passerait, ne pouvant croire la fin si prochaine. Après Matines, nous nous rendîmes près d'elle, on nous dit qu'elle était bien plus calme et reposait. Dans la nuit, vers une heure, sa chère infirmière, qui la veillait avec une de nos bonnes Soeurs du voile blanc, vint nous appeler, trouvant qu'elle s'affaiblissait et changeait beaucoup. Notre chère Soeur Marie de Jésus nous serra la main avec force, et baisa avec amour son Crucifix que nous lui présentions. Quelques instants après, elle ouvrit les yeux, et nous la vîmes sourire d'un sourire radieux. Elle avait toute sa connaissance, et refusa de boire, pensant à la Communion du lendemain. C'était au ciel qu'elle devait la faire, car déjà, hélas ! elle ne pouvait plus avaler les quelques gouttes de liquide qu'on essayait de lui faire prendre.

La Communauté, appelée en toute hâte, était réunie, et nous récitâmes auprès de notre Soeur bien-aimée les prières du Manuel, tandis que M. notre Aumônier lui administrait le Sacrement de l'Extrême-Onction. Elle était dans son fauteuil, ayant encore eu la force de s'aider elle-même pour s'y laisser transporter. Notre chère Soeur paraissait s'endormir paisiblement. C'était vraiment le sommeil du petit enfant dans les bras de son père. Mais, ma Révérende Mère, Jésus lui-même devait venir, par sa divine présence, adoucir son dernier passage.

Une de nos jeunes Soeurs, bien malade elle-même depuis plus d'un an, mais qui avait trouvé dans son affection pour notre bonne Soeur Marie de Jésus la force d'assister à son agonie, voyant avec douleur qu'elle ne pouvait recevoir le Saint Viatique, eut une inspiration du ciel. Elle se rendit à la tribune des malades pour y communier. Sitôt qu'elle eut reçu la Sainte Hostie, elle s'enfuit, et vint tomber à genoux auprès de notre chère mourante, lui apportant Jésus. A ce moment notre bien-aimée Soeur ouvrit les yeux. Sans doute elle reconnut celle qu'elle aimait tant. L'entendit-elle murmurer à Notre-Seigneur réellement présent : « Ne soyez pas pour elle un Juge, mais un Sauveur ? » Jésus lui-même lui parla-t-Il ainsi qu'il l'avait fait tant de fois en ce mystère de son amour ? Nous ne saurions le dire, ma Révérende Mère, mais, en ce moment, deux larmes tombèrent des yeux de notre chère Soeur Marie de Jésus, et elle expira si doucement, qu'à peine pûmes-nous nous apercevoir qu'elle avait rendu sa belle âme au bon Dieu. C'était le mardi 22 Octobre, jour de l'octave de la fête de notre Mère Sainte Thérèse ; nous récitions le Salve Regina, et c'était l'heure de l'Angélus du matin.

Le visage de notre Soeur bien-aimée prit aussitôt une expression rayonnante de jeunesse et de bonheur. Elle semblait reposer dans un doux et paisible sommeil, et sa soeur, si profondément désolée, et dont la douleur attirait la plus respectueuse sympathie de toutes les personnes qui entendirent ses sanglots à la grille du choeur, éprouva aussi une grande consolation à contempler ses traits radieux d'une céleste béatitude. Nous avions posé sur son front la couronne de notre vénérée Mère Marie-Ange de la Providence ; notre Soeur bien-aimée en eût tressailli de joie, et notre Mère devait être là au milieu de ses enfants, près de cette fille si privilégiée de son âme, et qu'elle avait sans doute présentée elle-même à Jésus, à son entrée au ciel. N'était-elle pas une des fleurs de sa couronne maternelle, fleur cultivée par elle avec tant d'amour ! Et nous, nous croyions revoir notre douce Mère, en contemplant notre chère Soeur en cette même place où, sept ans auparavant, elle avait été exposée. Les mêmes rayons de béatitude étaient, du ciel, descendus sur leurs fronts, le même divin sourire sur leurs lèvres. Ah ! que du sein de leur éternel bonheur, elles se souviennent toutes deux de notre Carmel, et que toujours elles prient pour nous Jésus!....

Notre vénéré Père Supérieur voulut nous donner la consolation de célébrer lui-même la Messe des obsèques. Un vénérable Chanoine, grand bienfaiteur de notre Carmel dont il fut longtemps le Supérieur, et dont il est toujours resté le Père et l'ami, le très Révérend Père Supérieur général des Missionnaires de l'Immaculée Conception, qui avait toute la religieuse confiance de notre bonne Soeur, et a acquis tant de droits à notre reconnaissance, plusieurs autres ecclésiastiques se joignirent à lui pour nous faire l'honneur d'accompagner notre Soeur bien aimée jusqu'au cimetière de la ville. Nous n'avons plus hélas ma Révérende Mère, la consolation de conserver dans notre clôture nos chères défuntes ; Dieu compte, nous l'espérons, ce douloureux sacrifice qui vient encore ajouter une dernière séparation à la suprême séparation de la mort.

Bien que nous ayons la confiance que notre bien-aimée soeur Marie de Jésus est en possession du bonheur éternel réservé aux âmes qui ont uniquement aimé Notre Seigneur, cependant, comme il faut être si pure pour être admise à jouir du Dieu trois fois saint, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés, par grâce une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Via Crucis celles des six Pater, quelques invoca­tions au Sacré-Coeur de Jésus, à Marie Immaculée, à notre Père Saint-Joseph, à notre Mère Ste Térèse, un Salve Regina, et out ce que votre charité vous inspirera pur notre chère soeur, qui avait remis tous ses mérites, toutes les indulgences entre les mains de la Très Sainte Vierge. C'est sa divine Mère qui vous sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, dans le Coeur Sacré de Jésus,

Ma révérende et très honorée Mère,

Votre bien humble soeur et servante

Sr Marie-Thérèse des Anges

R.C.Ind.

De notre monastère de la sainte Famille des Carmélites de Rennes, le 15 décembre 1895.

 

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