Carmel

15 décembre 1892 – Moulins

 

Ma très Révérende Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la volonté toujours adorable forme ses saints dans le creuset de la souffrance et sait les soutenir sur la croix, alors même qu'il semble les y abandonner, comme II parut l'être Lui-même de son divin Père.

Cet admirable mystère nous a été rendu sensible dans la vie et surtout dans la longue maladie qui nous a enlevé notre chère et vénérée Soeur Anna-Marie- Joseph de l'Enfant-Jésus, professe de choeur de notre communauté : elle était âgée de 76 ans, 3 mois et 21 jours, et de religion 38 ans, 4 mois et 10 jours, comme vous l'a appris notre petite circulaire du 14 septembre.

 Notre bonne Soeur appartenait à une noble et très honorable famille de notre ville. L'esprit du christianisme y dominait tout, les sévères traditions qu'il inspire étaient la doctrine d'abord enseignée à la nombreuse famille donnée par Dieu à un père et à une mère, vrais types des anciens patriar­ches. Trois fils et six filles profitèrent dignement de cette éducation : l'un des frères fut enlevé à l'affection des siens à la fleur de l'âge, et la douleur que causa cette perte à tous ces coeurs aimants avait fait une impression profonde sur notre chère Soeur qui nous en redisait encore les détails aux derniers jours de sa vie ; l'un des deux frères survivants honora la magistrature pen­dant de longues années, tandis que le dernier, remplaçant successivement auprès de ses soeurs les chères âmes qui s'en retournaient à Dieu, laisse à notre Carmel le souvenir le plus reconnaissant et le plus dévoué pour sa charité à notre endroit.

Toutes les soeurs de notre chère défunte se rangèrent tour à tour comme elle sous la bannière de la vie religieuse, puis furent cueillies par le divin Epoux et transportées dans son éternelle demeure ; une seule continue chez les Dames du Sacré-Coeur la vie sainte et immolée, qui fut le trait caractéris­tique de ses bien-aimées devancières.

Notre Carmel était fondé depuis très peu de temps lorsque notre chère Soeur vint s'y présenter ; la réputation de piété de sa noble famille était bien connue et comme proverbiale dans tous les environs, les mères donnaient ces jeunes filles pour modèles à leurs filles ; aussi la Communauté reçut-elle comme un présent du ciel celle qui lui fut offerte.

Notre chère Soeur avait déjà un certain âge lorsqu'elle fit son entrée au Carmel; sa santé, quoique bonne, ne l'exemptait pas de la souffrance ; bien au contraire, cette dernière compagne ne la quitta pas un seul instant, pendant tout le cours de sa vie religieuse. Tout en elle était fait pour la ressentir, tout lui était un sacrifice ; son corps d'une sensibilité extrême dominée par un courage héroïque, redoutait vivement ce qu'il supportait saintement; sou esprit, très soumis mais porté aux scrupules et mystérieusement éprouvé par Dieu, lui était un autre tourment ; son coeur, en apparence très froid, mais en réalité très aimant et fort sensible, ressentait fortement et les rigueurs de Celui qu'elle aimait d'autant plus qu'elle le sentait moins, et les mille petites difficultés que lui créaient ses dispositions intérieures et la vie en communauté. Mais une foi héroïque dominait tout et ce beau diamant, caché sous une enveloppe un peu rude, ne se dérobant jamais au ciseau du divin sculpteur, réalisa complètement cette parole dite par elle-même dans les premiers jours de sa vie religieuse : «On m'a appris qu'il ne fallait aimer que Dieu et je m'en suis tenue là. »

Notre chère Soeur Marie-Joseph de l'Enfant-Jésus reçut le saint habit et fit la sainte profession aux époques ordinaires ; suivant avec fidélité la voie tra­cée par Dieu à son âme de foi, elle fut comme un enfant entre les mains de ses prieures dans lesquelles elle ne vit jamais que les représentants de Dieu ; très dévouée à la Communauté, elle excéda même ses forces dans les divers emplois ou charges qui lui furent confiés ; on pouvait se reposer pleinement sur elle de tout ce dont elle était chargée, car elle ne voyait rien de petit dans la vie religieuse.

N'agissant jamais par les sentiments d'une ferveur passagère inconnue à son âme éprouvée, elle faisait tout par esprit de foi : obéissance, charité ; il lui en coûtait davantage qu'à toute autre, mais elle fut d'autant plus fidèle qu'elle était moins sensiblement soutenue par la grâce.

Étant dépositaire à l'époque où l'on construisait notre monastère, ma Soeur Marie-Joseph de l'Enfant-Jésus passait une partie des journées à la porte de clôture, endurant sans se plaindre tout ce qu'a de pénible cet emploi pour une santé ou un tempérament délicats.

Ayant été plusieurs fois sous-prieure, notre bonne Soeur remplissait cette charge avec une admirable perfection ; consommée dans la science des ru­briques, elle était un cérémonial et un ordo vivants ; la récitation du saint office faisait les délices de son âme, bien qu'elle fût souvent et longtemps une grande souffrance pour son corps; elle y fut fidèle jusqu'à la fin, au-delà même de ce que naturellement elle aurait pu faire. Quand l'obéissance lui eut interdit la récitation du saint bréviaire, elle se faisait réciter Prime et Complies par ses bonnes infirmières et, lorsque, vers les derniers jours de sa vie, la mémoire lui faisait parfois défaut, notre chère malade redemandait souvent ce qui déjà lui avait été dit. Le saint office et la sainte communion semblaient être les éléments de son existence ! Dieu seul a connu ce que lui a coûté la fidélité à l'un et à l'autre.

Nous avons déjà bien dépassé les bornes que semblait nous prescrire l'hu­milité de notre chère Soeur, ma Révérende Mère ; souvent en effet elle avait manifesté le désir de n'avoir pas de circulaire ; nous n'avons pas cru devoir le satisfaire entièrement, mais nous lui donnerons cependant quelque chose en ne vous entretenant plus que de sa dernière maladie, et des vertus dont elle nous y a donné le spectacle et l'exemple.

Depuis bien des années, des douleurs de rhumatisme faisaient de notre bonne Soeur une pauvre victime, des tournements de tête instantanés nous avaient souvent fait craindre de la perdre subitement ; rien cependant n'était capable de la retenir longtemps séparée de la Communauté ; le lendemain ou quelques jours après son accident, nous la voyions revenir au choeur depuis l'Oraison du matin jusqu'après Matines, d'abord avec une canne, puis se tenant après les murs, enfin conduite par une de nos Soeurs ; pendant neuf à dix ans, elle lutta pied à pied avec le mal qui aurait arrêté tout autre; les après Compiles la trouvaient encore au choeur, grelottant de froid, assise sur sa chaire ou toute ramassée en un peloton sur ses talons. Notre bien-aimée Soeur était comme rivée au tabernacle où cependant Jésus était toujours le Dieu caché pour son âme, enveloppée des lumineuses ténèbres qui lui révélaient fortement celui qu'elles lui dérobaient obstinément. Le froid maté­riel fut un des plus grands tourments de ma Soeur Marie-Joseph de l'Enfant- Jésus, il fut cependant peu de chose en comparaison de ce que souffrait son âme privée des consolations sensibles dont le récit dans la vie des saints ou dans les conversations de nos Soeurs amenait toujours sur ses lèvres une pa­role d'humilité et bien souvent des larmes dans ses yeux : non moins souvent, celles qui l'entendaient auraient mille fois donné ce qui faisait l'admiration de cette sainte âme pour la foi profonde et l'amour ardent que révélaient ses soupirs et ses gémissements sur son aridité, son indignité, son ignorance, et quand nos jeunes Soeurs avec lesquelles elle était plus à l'aise et s'oubliait plus simplement, entamaient, sans paraître le faire exprès, un entretien sur les sujets les plus mystiques, elles restaient toutes surprises des paroles que pro­férait la sainte malade et ne croyaient pas tout à fait à ses sécheresses.

Nous vous disions, ma Révérende Mère, que la sainte communion avait été comme un des éléments de cette existence: jamais, malgré des peines intérieures aussi prolongées que mystérieuses, ma Soeur Marie-Joseph ne manqua une seule communion. L'obéissance seule l'en faisait approcher ; elle nous disait redouter autant s'en retirer d'elle-même que recevoir ce saint sacrement dans des dispositions qui, à son jugement, n'étaient pas ce qu'il aurait fallu; une confidence échappée à son silence ordinaire sur tout ce qui aurait pu donner d'elle une bonne opinion, nous révèle le secret de ses terreurs en approchant de la table sainte en même temps que celui de sa fidélité à le faire.

Un jour pendant le mois de juin de l'année 1891, c'était la fête du Sacré- Coeur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ma Soeur de l'Enfant-Jésus se trouva mal pendant la sainte messe et ne quitta plus l'infirmerie, ni même le lit, pendant les quatorze mois qui précédèrent sa mort ; abandonnée comme un enfant entre les mains de celles qui la soignaient, son âme revêtit aussi plus de simplicité sans cesser de souffrir. Souvent inquiétée la nuit par telle ou telle crainte, elle avait besoin d'être rassurée pour recevoir le pain des anges : un jour où les peines étaient plus intenses, nous faisions entendre à notre bien-aimée Soeur que le démon cherchait par là à l'éloigner de la sainte communion : Je le sais bien, nous répondit-elle, il me l'a bien dit ; une fois que je me trouvais dans une telle angoisse que je ne savais que devenir, le démon me dit : « Si tu veux abandonner la communion et la sainte Vierge, tu auras aussitôt la paix.—Garde ta paix, lui répondis-je, j'aimerai la sainte Vierge jusqu'à mon dernier soupir... non jamais je ne cesserai de la prier. » Bien d'autres traits de ce genre, croyons-nous, ont parfois illuminé l'âme de notre chère Soeur ; nous sommes toutes persuadées que la très sainte Vierge a dû lui révéler, même ici-bas, quelque chose de sa beauté et à toutes il semblait impossible qu'elle mourût un autre jour que l'un de ceux consacrés à Marie. En effet, ma Révérende Mère, il en fut ainsi.

Notre chère Soeur avait souvent exprimé le désir de mourir au choeur, et nous pouvons dire qu'elle a fait tout ce qu'elle a pu pour cela, y allant jus­qu'au bout de ses forces. Notre Seigneur ne réalisa pas entièrement le souhait de son humble servante, il fit plus en venant chaque jour, Lui-même, la visiter dans son sacrement d'amour. En effet, durant les quatorze mois de son séjour à l'infirmerie, il ne se passa que deux jours sans communion pour elle ; chaque matin on roulait son lit à la grille de la tribune des malades, elle y entendait la sainte messe et y recevait Notre Seigneur : quelque souffrance ou quelque défaillance qu'elle eût la nuit, jamais on ne put lui faire avaler une goutte d'eau, et aussitôt revenue à elle, la première parole était pour s'informer de l'heure pour la sainte communion.

- Ces deux mots avaient parfois seuls le pouvoir de la faire répondre le matin alors que nous doutions, les derniers temps, si elle nous entendait et comprenait ; enfin jusqu'à l'agonie, Notre Seigneur voulut venir à cette âme qui, elle aussi, avait eu ses spirituelles angoisses, et quand, le matin de sa sainte mort, il nous était impossible de lui faire prendre une goutte d'eau sans provoquer des douleurs et des contractions inquiétantes, la sainte Hostie passa très bien et un faible « oui » entendu de notre père confesseur tout seul, lorsque le Révérend Père lui demanda si elle pourrait avaler, fut la dernière marque de connaissance que nous pûmes en recevoir. C'était le vendredi 23 septembre; depuis deux ou trois jours, notre chère malade baissait de plus en plus, elle avait eu pour protectrice du mois Notre-Dame de la Merci, ce fut cette divine Mère qui vint briser ses liens pendant que la Communauté réci­tait les Matines de sa fête. Il nous avait toujours semblé que cette âme bien- aimée faisait son purgatoire sur son lit de douleur, peut-être Dieu voulut-il cependant la faire goûter aussi à l'ineffable douleur du lieu de l'expia­tion durant les quelques heures qui s'écoulèrent entre celle de sa mort et la première lueur de l'Indulgence Sabbatine qui, nous en avons la douce et humble confiance, lui a été appliquée.

Avant de finir ce court abrégé d'une longue vie de souffrances et de mérites, nous sentons le besoin de vous dire aussi, ma Révérende Mère, les consola­tions qui en ont adouci grandement les amertumes : Notre chère Soeur était, nous l'avons dit, une âme de foi ; si dans ses supérieurs elle savait toujours trouver Dieu, à bien plus forte raison le découvrait-elle dans celui qui, pour notre diocèse, en est la majestueuse et douce image : notre saint Evêque et Père, Supérieur immédiat de notre petit Carmel ; jamais ma Soeur Marie-Joseph de l'Enfant-Jésus n'avait cherché autre chose qu'à se cacher, il n'y avait qu'une exception à cette règle : celle de recevoir une bénédiction ou de baiser l'anneau pastoral de notre vénéré prélat ; aussi fit-il comme Jésus-Hostie pour cette fidèle brebis de son petit bercail et vint-il deux fois la bénir, s'entretenir avec elle et se recommander à ses prières : bien que toujours humble, notre bien-aimée Soeur fut profondément touchée et heu­reuse de cette marque de bonté de Sa Grandeur dont les paroles d'encoura­gement furent pour elle comme un avant-goût de celles qui, quelques jours plus tard, devaient, nous l'espérons, faire tressaillir son âme d'une joie d'au­tant plus intense qu'elle avait redouté davantage l'instant suprême, et la sentence qui devait à jamais fixer son éternité !

 Monsieur le vicaire général, ancien père confesseur de notre Communauté pour lequel elle avait conservé la plus entière confiance et le plus filial respect, est également venu plusieurs fois lui apporter des paroles de paternel encou­ragement.

Enfin, ma Révérende Mère, nous vous prions de nous aider à acquitter nos dettes de reconnaissance envers nos dignes Pères confesseurs et autres véné­rables prêtres qui, durant cette longue épreuve de notre chère malade, ont contribué largement à la lui adoucir ainsi qu'à nous, par leur empressement charitable à lui donner le secours de leur saint ministère.

Malgré l'espérance que nous donnent de sa béatitude la vie si édifiante et les vertus pratiquées par notre bien-aimée Soeur durant ses derniers mois, nous ne saurions oublier que Dieu trouve des taches dans ses anges mêmes ; c'est pourquoi nous vous prions, ma Révérende Mère, de joindre aux suf­frages déjà demandés, par grâce, une communion de votre sainte Commu­nauté, une journée de bonnes oeuvres, les six Pater et une invocation aux saints noms de Jésus, Marie, Joseph, auxquels notre chère Soeur avait une particulière dévotion ; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire en Notre Seigneur,

Ma très Révérende Mère,

 

Votre humble et indigne servante,

Soeur Marie de la Croix

Relig. Carmél. ind. Prieure.

De notre Monastère de la Nativité de Notre Seigneur, de l'Immaculée- Conception de la sainte Vierge, sous la protection de notre Père saint Joseph, des Carmélites de Moulins, ce 15 décembre 1892.

 

P. S. — Nous vous prions humblement, ma Révérende Mère, de nous aider à obtenir, par les plus ardentes supplications, la guérison et toutes les grâces dont peut avoir besoin M. de L., respectable frère de notre chère défunte, auquel nous devons la plus profonde reconnaissance, ainsi qu'à plusieurs membres de cette noble et si chrétienne famille.

 

Moulins – Impr. Étienne Auclaire

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