Carmel

15 Avril 1893 – Poitiers

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur qui, au lendemain de la fête de notre Père saint Joseph, nous a imposé un douloureux sacrifice en appelant à lui notre chère Soeur Julie-Thérèse-Anne des Anges, Professe et doyenne de notre Communauté, âgée de 75 ans et 7 mois et de religion 52 ans et 10 mois.

Notre chère Soeur naquit aux Arennes, près de Saintes, d'une ancienne et honorable famille où les principes de la foi et de la religion sont héréditaires. Un de ses grands-oncles fut curé d'une importante paroisse de Saintes, où sa mémoire est restée en bénédiction. Dès sa plus tendre enfance, elle montra des dispositions à la piété. Pendant que, petite encore, elle accompagnait sa pieuse mère à l'Eglise, elle ne paraissait jamais s'y ennuyer, ne se plaignait pas de la longueur des offices et s'y tenait de manière à être proposée en modèle aux autres enfants de son âge. Placée pour son éducation chez les Religieuses de la Providence de Saintes, elle montra peu d'aptitude pour l'étude ; privée d'une mémoire heureuse, le travail fatiguait cette nature plus orientée du côté du ciel et de la grâce, que de celui de la terre et des sciences humaines. En revanche, elle goûtait beaucoup les catéchismes que la Supérieure faisait elle-même au pensionnat, et elle y puisa cette solide instruction religieuse qui toute sa vie lui servit de lumière pour éclairer ses voies. Ame simple et droite, elle voyait de suite le bien et l'embrassait sans hésitation. Sa première Commu­nion, après laquelle elle soupirait depuis longtemps, fut, croyons-nous, le moment béni où Jésus fit entendre à son coeur le premier appel à la vie reli­gieuse. Elle laissa des traces profondes dans l'âme pure et docile de la pieuse enfant, qui en parlait souvent en termes émus et en célébrait avec soin chaque anniversaire. Elle prit dès cette époque l'habitude d'inscrire ses Communions afin de puiser dans leur souvenir un stimulant à sa piété.

De retour dans sa famille, elle fut pour ses bons parents une fille aussi tendre que dévouée. Modèle de la jeune fille sérieuse et chrétienne, elle savait se faire toute à tous et étendre à un frère et une soeur alors en pension une sollicitude vraiment maternelle. Mais sa tendresse pour cette soeur chérie ne fut satisfaite que lorsque, entrée depuis longtemps dans l'arche sainte, elle en vit s'ouvrir aussi la porte à celle qui désormais au Carmel devint doublement sa soeur. A cette heure où Jésus brise des liens si étroitement formés par lui, nous pouvons dire que la présence de cette soeur bien-aimée adoucit notre com­mun sacrifice, et qu'elle nous est devenue encore plus chère depuis que nous concentrons sur elle seule la religieuse affection qui les unissait dans nos coeurs.

Cependant le germe de la vocation religieuse déposé dans l'âme de notre chère Soeur grandissait peu à peu. Les refus réitérés qu'une de ses cousines opposait à de brillantes propositions d'alliance l'impressionnèrent beaucoup. L'entrée au Carmel de Toulouse d'une jeune fille très en vue dans la Saintonge acheva de fixer ses hésitations. Comme cette dernière, elle voulait être Carmé­lite, et l'être à tout prix. L'ancien Carmel de Saintes n'avait pas encore été relevé ; ce fut donc vers notre Monastère qu'elle dirigea ses pas. Les adieux à sa famille furent déchirants, sa jeune soeur surtout ne pouvait s'arracher de ses bras, et les bons Anges durent enregistrer les larmes résignées qui s'échap­paient de tous les yeux. Une tante, soeur du père de la chère enfant, la condui­sit à Poitiers, où nos Mères, prévenues par le Supérieur du Grand Séminaire à qui son directeur l'avait recommandée, lui firent le plus gracieux accueil. Avant de la laisser entrer au Carmel, cette tante, qui l'aimait comme une fille, voulut lui donner une dernière épreuve ; elle la conduisit dans les diverses Commu­nautés cloîtrées de la ville ; mais aucune d'elles ne parlait à son coeur. Arrivée au Carmel, elle se sentit transportée de joie, et cette joie prit une telle expan­sion que nos Mères disaient n'avoir jamais vu de postulante aussi gaie dès le premier jour.

Une fois entrée au Carmel, ma Soeur Anne des Anges ne regarda plus en arrière; heureuse dans sa vocation, elle n'eut plus qu'un soin, s'avancer chaque jour dans la voie que lui ouvrait l'amour de son Dieu. Au bout de quelques mois cependant, une ombre vint attrister son âme, sa bonne santé s'altéra au point de lui donner des doutes sur la possibilité de soutenir l'austérité du Carmel. Dans son anxiété, elle trouva le moyen de se procurer la Règle et les Constitutions, les copia en entier et se dit à elle-même : « Maintenant je suis tranquille ; si l'on me renvoie, je pourrai partout être Carmélite. » Ses forces revinrent peu à peu, et notre chère Soeur eut la consolation, aux temps ordi­naires, de recevoir le saint Habit et de se lier pour toujours à Celui qui depuis longtemps possédait son coeur.

La vic religieuse de notre bien-aimée Soeur ne fut qu'une longue chaîne d'actes de vertus dont chaque anneau témoignait son amour pour Dieu, pour sa vocation et sa communauté. Animée d'un grand esprit de foi, ses Supérieurs étaient pour elle des personnes sacrées ; leurs paroles ne souffraient point de commentaires ni leurs volontés de retards dans leur exécution. Jusqu'à la der­nière heure le moindre désir de sa Mère Prieure la trouvait obéissante et lui donnait la force de surmonter les plus vives répugnances. Sa vocation ! elle aurait tout fait pour la sauvegarder ; lorsqu'elle parlait du bonheur d'être à Dieu, son visage prenait une expression céleste et ses paroles ne tarissaient pas dans l'expression de sa reconnaissance. Elle savait même estimer une grande grâce de n'avoir pas été appelée de Dieu à remplir dans la religion des charges importantes; elle pouvait jouir ainsi plus facilement, disait-elle, et des charmes de la solitude et de la douceur des entretiens de son Dieu. Une Retraite donnée par un saint Père Jésuite vers 1831, tout entière consacrée à expliquer prati­quement et à commenter la doctrine spirituelle de sainte Gertrude, ouvrit à son âme un horizon tout de lumière et de grâce. Cette suave amante du Sau­veur devint sa Sainte de prédilection, sa protectrice, son modèle, en même temps que ses oeuvres furent pour elle l'inépuisable source de délices spiri­tuelles. Elle aimait à faire connaître, surtout aux jeunes Religieuses, sa prière favorite : Ave, candidum lilium... Elle l'avait souvent sur ses lèvres, en goû­tait l'onction ; et lorsque, épuisée par la souffrance, elle l'entendait murmurer encore auprès d'elle, un rayon céleste illuminait son pâle visage. Vous dire, Ma Révérende Mère, la dévotion qu'inspirait à notre Soeur cette belle prière, c'est vous montrer toute son âme simple et candide. Un mot d'une de nos anciennes Mères sur elle vous le dira plus encore ; « Ma Soeur Anne des Anges, c'est un cristal. » Bel éloge, qui explique les délicates tendresses de Jésus pour son épouse bien-aimée. Charitable dans ses appréciations et ses paroles, dévouée dans les emplois, assidue au travail jusqu'à l'épuisement de ses forces, tels sont les traits qui achèvent de vous montrer la physionomie spirituelle de notre si chère Soeur. Ajoutons que sa piété toujours active la rendait ingénieuse à formuler de nombreuses prières ; elle récitait le Rosaire chaque jour et appor­tait au saint Office une préparation et une attention qu'inspirait un profond esprit de religion.

Affectueuse et bonne pour toutes ses Soeurs, ma Soeur Anne des Anges avait une préférence pour les Postulantes et les Novices : elle aurait aimé s'en voir toujours entourée,et savait leur communiquer l'amour de leur vocation qu'elle appréciait tant elle-même. Cet accent de bonheur d'appartenir à Dieu seul revenait sans cesse sur ses lèvres, elle le répétait à sa bonne et pieuse famille lorsque celle-ci venait la voir: aussi sa joie fut grande quand l'aîné de ses chers petits-neveux lui fit la confidence de son entrée à Saint-Sulpice; elle tres­saillait d'avance à la pensée de sa première Messe ; mais c'est du haut du ciel seulement qu'elle aura la consolation d'y assister ; déjà elle a dû ressentir quelque joie de voir ce pieux abbé l'accompagner à sa dernière demeure. Nous parlons de sa famille : combien elle aimait chacun de ses membres et en était aimée autant que vénérée! Son digne frère, qui a puisé dans son affection pour ses deux soeurs du Carmel, la force de venir à son enterrement malgré son âge avancé, ne nous parlait que les larmes aux yeux de celle qui laisse dans le coeur de tous de si doux et édifiants souvenirs.

La vie de notre vénérée Soeur s'écoula, comme nous le disions plus haut,tout entière dans l'humble et constante pratique des vertus religieuses. Chaque jour ajoutait à sa couronne,et son doux visage reflétait toujours la bonté et la paix. Rarement malade elle put presque constamment suivre la Communauté, et lors­que vint l'époque de célébrer ses noces d'or, elle s'y prépara avec toute la vigueur d'un esprit jeune encore et fervent. Une quarantaine d'abord dans le courant de l'année, puis une Retraite précédèrent cette fête de famille qui laissa dans tous ceux qui y prirent part les plus douces impressions. En voyant notre chère Jubilaire rajeunie et si heureuse, tous lui donnèrent rendez-vous à la soixantaine. Rien ne nous faisait supposer que seize mois seulement nous sépa­raient de son départ pour le ciel.

Après la mort de notre bonne Soeur Marie-Elisée, au mois de septembre, ma Soeur Anne des Anges eut le pressentiment qu'elle la suivrait bientôt ; elle mit ordre à ses affaires en répétant : « Je ne veux pas être surprise », et renou­vela l'exercice de la préparation à la mort qu'elle avait la pieuse coutume.de faire souvent. Au mois de décembre dernier elle suivait encore la communauté; elle éprouvait bien quelques malaises, mais sa bonne constitution éloignait de notre esprit toute inquiétude. Peu à peu le mal s'universalisa; des douleurs aiguës à la tête attestèrent la présence d'une cause intérieure contre laquelle notre bon Docteur vit qu'on ne pouvait plus réagir. A l'aide de potions cal­mantes les douleurs s'apaisèrent; mais ce fut tout, et notre chère malade dut tourner ses regards vers le ciel d'où seul pouvait lui venir désormais le secours. Elle avait fait la dévotion des neuf premiers vendredis du mois pour obtenir la réception de tous les secours de la religion à sa dernière heure : ils lui furent abondamment prodigués. Affamée de la sainte Communion, elle put encore aller la recevoir au choeur le lurvtli 13 mars. Peu après, elle se trouva si faible que le Médecin appelé, conseilla de la faire administrer sans retard. Pendant qu'on allait chercher Monsieur l'Aumônier, nous vinmes la prévenir de l'imminence du danger. Nous n'oublierons jamais la scène touchante qui se passa alors. La soeur de notre bien-aimée malade était auprès d'elle, 1'une et l'autre reçurent avec la même foi et le même abandon l'annonce de cette heure solennelle. Ma Soeur Anne des Anges se répandait en louanges pour les grâces que lui préparait l'amour de son Dieu, et sa soeur chérie la re­merciait tendrement de s'être toujours montrée pour elle si mère en l'attirant au Carmel et en l'y soutenant par sa sainte affection.

L'Extrême-Onction apporta un peu de force à notre malade ; le lendemain elle reçut le saint Viatique, et pendant les huit jours qui suivirent, elle eut la grâce de le recevoir encore trois fois. L'Absolution lui fut renouvelée presque chaque jour et notre vénéré Père Supérieur, accouru à notre appel, aussitôt qu'il put quitter ses nombreuses occupations, vint l'encourager et la bénir. Enrichie de grâces abondantes, calme, douce, confiante, notre bien-aimée mourante s'a­cheminait doucement vers son Dieu ; comme une autre Gertrude, elle n'avait dans le coeur et sur les lèvres que la louange et l'action de grâces. Deux jours avant sa mort, apercevant auprès d'elle sa jeune infirmière, elle lui demanda de chanter le Magnificat; peu à peu elle-même joignit sa faible voix à la sienne et le suivit presque en entier avec une expression de bonheur indéfinissable. Les Soeurs se sentaient attirées près de ce lit de souffrance où tout respirait le calme et la paix. Jusqu'à la fin les pensées pieuses trouvaient écho dans cette âme qui semblait déjà plus au ciel que sur la terre ; elle s'unissait aux invocations faites auprès d'elle et y répondait le plus souvent. Plusieurs fois, croyant le dernier moment venu, nous renouvelâmes les prières de la recommandation de l'âme. Le 21, après les Grâces, la Communauté se réunit et ne la quitta plus. Aux prières du Manuel nous fîmes succéder les Litanies du Saint Nom de Jésus, de la Très Sainte Vierge, le chapelet. Sa respiration s'affaiblissait insensiblement. A 2heures 1/2 un dernier et plus doux soupir nous fit comprendre qu'elle paraissait devant Celui qu'elle avait uniquement aimé.

Nous vous prions, Ma Révérende Mère, de faire rendre au plus tôt à notre chère Soeur Anne des Anges les suffrages de notre saint Ordre. Veuillez y ajou­ter par grâce une Communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'Indulgence des six Pater, du Chemin de la Croix, une Invoca­tion au Sacré Coeur de Jésus, au Coeur Immaculé de Marie, à notre Père saint Joseph, à notre Mère sainte Thérèse, à notre Père saint Jean de la Croix et à sainte Gertrude ; elle en sera très reconnaissante ainsi que nous qui aimons à nous dire, avec un affectueux respect, ma Révérende Mère,

 

Votre humble Soeur et servante,

Soeur Marie Béatrix de l'Enfant Jésus, Relig. Carmél. ind.

De notre Monastère de l'Incarnation des Carmélites de Poitiers, le 15 avril 1893.

 

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