Carmel

14 septembre 1894 – Ouillins

 

Ma Très Révérende et très honorée Mère,

 

Paix, salut, union en l'amour et en la croix de Notre-Seigneur dont la sainte volonté vient de nous demander un sacrifice en retirant du milieu de nous notre si regrettée soeur Jeanne-Gabrielle de Jésus, âgée de 61 ans, dont 24 de vie religieuse.

Notre chère soeur appartenait à l'une de ces familles où la foi, la générosité, l'honneur sont héréditaires, qui méritent d'être bénies du ciel, estimées et aimées de tous.

Des quatre enfants, joie de ce foyer, trois furent choisis de Dieu pour le glorifier dans les ordres de saint François d'Assise, de saint Bernard, de sainte Thérèse. Une fille aînée, unie dans le monde à un austère et admi­rable chrétien, voit aussi sa famille favorisée du choix divin. Ils ont la joie d'être affiliés, par leurs nombreux enfants, à un grand nombre de familles religieuses, ce que leur foi considère, à juste titre, comme un insigne honneur et la plus grande des bénédictions.

C'est le 21 novembre, jour de la Présentation de la sainte Vierge, que vint au monde notre petite prédestinée. Dans cette même fête elle recevait plus tard le saint habit du Carmel. Dès le berceau elle était si gracieuse, si souriante à tous qu'on la surnomma : Plena gratia, et ce jusqu'à sa sixième année. Ses parents et les amis de la famille la désignèrent sous ce nom qu'elle justifiait chaque jour davantage. On sentait la grâce surnaturelle abon­der aussi dans ce jeune coeur; c'était douceur à tous les siens de la voir dès lors prier comme un ange. La pensée du ciel l'avait déjà si fort impressionnée qu'à tout propos et souvent fort à propos, elle répétait avec sa grâce enfantine : « Et qu'est-ce que cela servira pour le ciel ? » Elle ne manquait pas de répéter son petit argument quand il y avait un devoir à faire ou une leçon à apprendre. On découvrait dans l'intéressante enfant une âme délicate, craintive, une conscience et un esprit prompts à se troubler, à s'alarmer. A l'approche de sa première com­munion le vénéré pasteur de la paroisse, père spirituel de la famille, dut interdire à la petite retraitante tout retour sur le passé et l'ombre même d'une confession générale. Il la connaissait à fond l'ayant confessée réguliè­rement dès son bas âge. Elle ne devait se préparer à recevoir son Dieu, lui disait-il, que par le désir, la joie et l'amour. Grâce à ces précautions, rien n'altéra pour cette âme pure la sérénité et le bonheur de ce grand jour. Dans cette première rencontre intime avec le Dieu si bon de l'Eucharistie, elle entendit l'appel du divin Époux. Elle lui fit ses premières promesses qui ne devaient se réaliser qu'après de longues années de désir et d'attente.

Les douceurs de la vie intime auxquelles elle contribuait si largement par sa gracieuse simplicité, sa bonté, son affection sincère, son empressement à faire plaisir à tous saisissaient notre aimable jeune fille. Heureuse d'ai­mer et d'être aimée elle se livrait simplement à ce charme du coeur, ne voyant que Dieu et ne cherchant que lui dans les affections de la famille et de l'amitié. Tout, il est vrai, dans son entourage et ses rapports, favorisait en elle les aspirations de la piété. Mais rien cependant ne lui faisait oublier les attraits et les promesses qu'elle cultivait en secret avec Dieu. Ses tentatives à l'époque de sa majorité pour obtenir son entrée au Carmel n'aboutirent qu'à l'assurer, par le sentiment d'un sage directeur, qu'elle devait patienter encore. Tout en différant elle restait fidèle à l'appel divin, et dans des circonstances qui auraient pu tenter un coeur moins généreux, elle sut redire dans l'ardeur de son âme, au Dieu de sa première communion : « Vous êtes mon Bien-Aimé choisi entre mille et je n'en veux point d'autre que vous ».

Accompagnée de l'un de ses frères, qui était pour elle ce qu'avait été pour notre sainte mère Thérèse son cher Rodrigue, elle se rendait, chaque année, aux fêtes de Notre-Dame du mont Carmel et de notre mère sainte Thé­rèse, dans la chapelle des Carmélites; elle y assistait à la messe où elle communiait, puis à la cérémonie du soir. Ce sont les seuls rapports qu'elle eut avec le Carmel, mais sa pensée et son coeur y revenaient souvent.

Le divin Maître posa un jour le sceau de sa croix sur des coeurs si tendrement unis : ils étaient trop parfaits chrétiens pour ne pas mériter une grâce que Dieu réserve à ses meilleurs amis. Une épreuve en prépare souvent une autre. Le vénéré chef de la famille allait recevoir la récompense promise au fidèle serviteur, et la plus vertueuse des mères devait achever sa couronne dans les langueurs et la patience d'une longue maladie. Liée désormais par le devoir qui s'imposait à sa piété filiale, notre jeune fille jeta ses espérances et ses désirs dans le coeur de Dieu. Elle accomplit sa mission de dévouement à la consolation des siens, à l'admiration de tous, achevant ainsi l'oeuvre pour laquelle sans doute le Seigneur avait prolongé son séjour dans le monde. Le rappel dans la patrie de sa mère bien-aimée fut le signal de son départ pour le Carmel. Elle avait alors 37 ans.

Malgré cet âge et les habitudes prises dans les fonctions longtemps exercées de maîtresse de maison, notre bonne postulante nous arrivait comme une petite novice, toute disposée à se laisser former. « Que je vais être heureuse dans ce paradis d'obéissance, nous dit-elle, dès le premier jour, sûre de connaître toujours la volonté de Dieu et d'avoir une mère pour éclaircir mes doutes, aider mes irrésolutions et ma faiblesse! » Dieu avait toujours été son désir, son but : tout voir venir de lui, tout accepter pour lui était son exercice familier. Elevée dans la pratique de la piété, elle va s'anéantir maintenant, dans cette obéissance simple et humble qui sera son heureuse part jusqu'à la fin.

Un caractère timide, hésitant, craintif, l'habitude de se laisser dominer par ses impressions et imaginations, un coeur avide d'expansion et de tendresse, le trop d'ardeur dans ses désirs de perfection furent les obstacles qu'elle eut à combattre. Ces tendances naturelles, jointes à sa délicatesse de conscience, auraient pu rendre ses commencements difficiles et laborieux, mais la confiance filiale qui fut, dès le début, comme la clé de son âme lui adoucit tout et l'abandon devint son sentier de chaque jour. Prompte à s'alarmer, elle craignait à tout propos, se troublait pour un rien, s'effrayant même de conserver à soi l'ombre d'un sentiment. Pour soulager au plus tôt ce scrupule et tant d'autres semblables, elle cherchait bien vite l'occasion d'une rencontre maternelle. Mais, son faible connu, un geste l'arrêtait et lui donnait lumière; il suffisait à sa foi pour tout remettre en place. « Je suis tout aussi contente, disait-elle ensuite, que si notre Mère m'eût écoutée pendant trois quarts d'heure. Elle me renvoie, c'est donc clair, je dois renvoyer ce retour sans regard et tout de suite. » — « J'ai été en hésitation ce matin pour faire la communion, écrivait-elle. Je me reprochais d'avoir été si indélicate que de vous écrire mes imaginations et si immortifiée que de raconter mes moindres souffrances, puis je me suis dit : Ta Mère te veut tranquille, aime et va rondement au devoir, si je fais mal, ma Mère me le dira ». Plus tard, chargée de la roberie : « Ma Mère si bonne, oh ! quelle émotion en face de cette roberie ! A qui faudra-t-il avoir recours ? Jamais, jamais je ne m'en tire seule, si notre Mère ne me donne grâce». 11 lui fut répondu : «On ne considère point tant sa maladresse, mais seulement la grâce de l'obéissance qui peut tout ; faites. ». A quelques jours de là : « Qu'il me tardait, ma bonne Mère, écrivait-elle, de vous dire ma reconnaissance pour cet office que je redoutais tant et qui maintenant me donne si grande joie, merci, merci, ma Mère, de me délivrer de tous mes embarras... »

Nature franche à l'excès, elle avait peine tout d'abord à saisir, pour elle et pour autrui, le sens d'une humi­liation non méritée. Reconnaissait-elle qu'elle avait faibli, elle était affamée de réparation ; mais elle restait interdite, déconcertée devant un blâme, une correction dont elle ne s'expliquait pas la cause. Alors l'esprit de foi, l'abandon à tout ce que faisait sa Mère étaient sa ressource : « Notre Mère sait mieux que nous ce qu'il nous faut, ce qu'elle fait est toujours le plus avantageux pour nous ». Et pour elle, tout était dit.

Ce coeur aimant qui avait vécu entouré de pures et douces affections, devait avoir sa part de luttes et de renon­cements. Quelque dilatation que permette à la tendresse filiale et fraternelle l'esprit du Carmel: « Il n'y en a pas assez, disait-elle, après quelques mois de postulat, pour l'amour que je porte à ma Mère et à mes soeurs, et pour le besoin que j'ai d'être aimée d'elles ». Aimer sans le témoigner sensiblement et fréquemment était pour elle un de ces contresens inadmissibles. « L'amour de ma Mère et de mes soeurs est une émanation de l'amour de Dieu, qu'est-il besoin d'en arrêter l'effusion ?» A défaut des lumières de la raison, elle avait, ce qui vaut mieux, celles de la foi ; elle croyait, s'abandonnait et arrivait à ce qu'on voulait d'elle, de bon coeur et de bonne grâce toujours. Dans une des échappées de sa tendresse fraternelle en récréation, il lui fut dit un jour : «Une carmélite doit garder la continence du coeur ». Ce mot devint maxime. « Oh ! ma Mère, disait-elle ensuite, avec un petit air de triomphe, cette fois, c'est compris, j'y suis : à une carmélite la continence du coeur ! Cette austérité est étrange, et je ne m'y attendais pas ».

L'esprit, les fins du Carmel la ravissaient et enflammaient encore ses désirs. Elle eût voulu en réaliser la pra­tique dans une mesure proportionnée au saint enthousiasme que lui inspirait notre grande vocation ; mais les per­missions instamment sollicitées à cet effet lui étaient invariablement refusées. Bien loin de lui accorder l'extraor­dinaire, il arrivait que l'ordinaire même lui était retranché. Ce fut là un sensible sacrifice, elle l'accomplit avec l'humble vaillance que nous avons toujours vue en elle, cédant sans relâche sa raison pour laisser triompher son abandon et sa foi. Et quand tout put lui être rendu, elle ne ressentit d'autre joie que celle d'entrer dans une nou­velle volonté de Dieu sur elle. « L'exercice le plus agréable à Dieu et le plus utile à mon âme, nous disait-elle, c'est de faire votre volonté, ma Mère, qui est pour moi tout comme la volonté de Jésus ».

Ce travail d'oubli, de désoccupation du naturel, de lutte contre ses riens d'impression, d'imagination, comme elle les appelait, résume les modestes combats de notre chère soeur et peut indiquer ses victoires. Les difficultés surmontées, sa voie resta simple et facile. Elle enviait souvent d'avoir plus à donner, plus à souffrir et rien ne venait alimenter, lui semblait-il, cette aspiration de son amour, car elle ne compta jamais comme souffrances les rigueurs ordinaires de notre vie. Elle s'abandonnait, s'humiliant sous la main de Dieu qui l'épargnait. « Le bon Dieu se contente de mes désirs, je ne suis pas digne de les réaliser. Celui qui mesure le vent à la pauvre brebis tondue sait bien ce que je puis porter et faire. La souffrance est la grâce des grandes âmes, je ne la mérite pas ; à moi le néant, le rien, c'est ma voie... Dieu soit béni !... Je n'ai que mon abandon à lui offrir », disait-elle, sans se rendre compte que notre abandon humble et soumis a plus de prix à ses yeux que nos plus grands dons. Cet anéan­tissement paisiblement accepté était sa disposition habituelle.

A défaut de ce plus qu'elle eût désiré offrir à Dieu, comme elle était vigilante à ne rien laisser perdre de tout ce qu'elle pouvait lui donner ! Pas un iota ne lui échappait; elle apportait à toute chose, ne fut-ce qu'un balayage ou moins encore, une attention, un soin si respectueux, qu'il était facile de comprendre qu'elle se portait intérieurement à l'oeuvre de Dieu sous cet acte vulgaire. L'amour de Jésus, qui avait été le mobile et le conservateur de sa vocation, devint de plus en plus l'occupation de sa vie. « Je n'ai plus qu'une idée fixe, nous disait-elle, rendant compte de ses dispositions : aimer Jésus pour lui seul et non pour moi et sauver les âmes ». Ce double but au coeur et toujours en vue, elle n'eût pas fait la plus petite action sans se proposer quelques détails de la personne ou de la vie de son Jésus à honorer et sans en appliquer les mérites infinis à quelque besoin de l'Église, de la France, des prêtres, des pécheurs, etc. Ce fut là, pouvons-nous dire, son plan d'amour et de dévouement, d où naissaient ces mille petites inventions que sait inspirer et demander l'Époux divin. Chaque dimanche, au pied du tabernacle, elle faisait avec lui l'Arrangement de sa semaine, l'écrivant même afin de la remplir plus fidèlement; elle embrassait te monde dans ses désirs, sa prière, ses intentions, ses actes, toujours appuyés du sang, des larmes, des pas ou de quelqu'autre trésor de notre tout puissant Médiateur. Ainsi s'écoulait cette vie cachée en Dieu dont lui seul peut avoir à fond le secret. Nous croyons pouvoir dire que notre chère soeur ne donna jamais à Jésus, pas plus qu'à sa Mère et à sa communauté un sujet de peine, si léger qu'il fût.

Elle avait toujours eu, même dans le monde, le désir du ciel; il s'accrut au Carmel. Dans les fêtes qui rap­pellent davantage ce séjour bienheureux, elle ne réussissait pas à nous dissimuler le transport intime de son âme. Même révélation nous arrivait habituellement au saint Office où son accent, l'ardeur de sa voix disaient que son esprit et son coeur étaient plus au ciel que sur la terre.

Ses rapports avec la Mère Prieure étaient empreints d'un sentiment profond de foi, de respect. Simple jusqu'à la candeur, confiante comme une enfant, toujours ouverte, toujours souple à la grâce et pliée à l'obéissance, elle aimait ce qu'aimait sa Mère, voulait tout ce que voulait l'obéissance, « sûre ainsi de ne pas me tromper », disait-elle. On était parfaitement libre avec ce calme tout livré : la recevoir ou la renvoyer, lui donner ou lui ôter, la laissait également heureuse. Un mot, un sourire affirmatif suffisaient à sa direction; elle savait que c'était pour son plus grand bien. « Ma Mère est contente, cela me dit tout », répétait-elle avec transport. Dans ce total abandon et cette filiale dépendance, elle trouvait une source de paix et la dilatation dont son coeur avait besoin pour courir dans les voies de Dieu. Les paroles de l'autorité étaient recueillies avec une sainte vénération et la faisaient jouir comme venant de Dieu même : elle les conservait, les méditant dans son coeur.

Nos fêtes étaient pour cette vraie fille des jours de bonheur; elle s'y préparait longtemps à l'avance, intérieu­rement par le renouvellement sur quelque point de devoir, extérieurement par le petit travail qu'elle était heureuse d'offrir. Elle trouvait moyen de nous faire arriver l'expression de son coeur et de sa foi. C'étaient de petits couplets accompagnés de gestes gracieux, quelquefois même d'une danse enfantine. « David a dansé devant l'arche, disait- elle, il est bien permis à votre Marie de Jésus de faire éclater sa joie en présence de son Jésus visible». Dans ces circonstances et autres fêtes de famille, elle acceptait volontiers le rôle de prédicateur et s'élevait jusqu'au pathé­tique et au sublime en parlant du bonheur de notre sainte vocation, de l'amour de sa Mère et de ses soeurs, des douceurs de la charité et de l'obéissance.

Notre aimable soeur faisait souvent, par ses à propos, les frais de la joie générale et charmait nos récréations. Elle y arrivait toujours radieuse. « Une heure avec ma Mère, avec mes soeurs, quelles délices!... disait-elle. Quelquefois les saillies promptes et spirituelles de sa conversation devenaient de petites leçons qui s'échappaient à son insu. Entendant parler nos chères novices de sacrifices, d'immolations à faire à Dieu pour les petites contra­riétés de chaque jour : « Comprenez-vous, disait-elle avec son fin sourire, qu'on puisse employer de si grands mots pour le peu que nous avons à donner, en face de tant de grâces que nous recevons... Piqûres d'épingle... » Il arrivait que sa délicatesse lui reprochait ces réparties, quelque innocentes qu'elles fussent. Alors elle se pros­ternait et, se relevant, disait en souriant : « Ce n'est que Marie de Jésus qui a parlé, il n'y a pas à tenir compte de ce qu'elle a dit ». Ce peu de cas qu'elle faisait d'elle-même et de tout ce qui venait d'elle s'exprimait, en toute rencontre, avec la même naïveté et provenait d'une humilité aussi simple que sincère. Elle avait, au contraire, en haute estime et affectueux respect toutes ses soeurs, ne remarquait que leurs bonnes qualités et leurs vertus, dont elle s'édifiait, qu'elle aimait à entendre proclamer. « Je suis fière et heureuse, disait-elle, quand j'entends dire quelque bien de mes soeurs ». Elle entrait avec bonheur dans leurs pensées et leurs attraits, les trouvant toujours meilleurs que les siens. Lui demander quelque service était la faire jouir; on ne la dérangeait jamais; le rayon­nement de reconnaissance qui s'échappait alors de sa physionomie révélait sa joie surnaturelle. « C'est Jésus qui me demande service, disait-elle, comment ne serais-je pas transportée de le rendre? » Son humilité la rendait très sensible aux moindres choses qu'on faisait pour elle et son remerciement était aussi plein de coeur que d'esprit religieux.

Par respect pour la sainte pauvreté, à laquelle elle s'était pleinement affectionnée, notre bonne soeur appor­tait une grande assiduité au travail, elle savait tout prévoir pour ne pas s'exposer à perdre un instant. Malgré sa petite taille et des forces médiocres qui lui permirent cependant d'être à la règle jusqu'à sa dernière année, elle était toujours des premières aux travaux pénibles, dont elle ne cédait sa part que lorsque l'obéissance le lui imposait. Le sentiment de son inutilité en tout lui faisait réclamer, comme un droit de ce qu'elle appelait sa lenteur et son incapacité, tout travail qui exigeait des soins minutieux et une longue patience. « Je ne sais me tirer de rien, disait-elle, mais avec un oui de ma Mère, j'ose me lancer », et sa paisible activité menait à bonne fin tout ce qu'elle entreprenait, attribuant ensuite, en toute sincérité, ses réussites à la charité de ses soeurs. Nous devons au travail de notre patiente soeur des manuscrits qui nous sont un vrai trésor de famille, entr'autres plu­sieurs copies de l'explication de notre sainte Règle par notre vénérée Mère Saint-Pierre de sainte et douce mé­moire, ancienne Prieure de notre Carmel d'Arles, ouvrage précieux et pratique, justement apprécié par des hommes éminents en mérites et en doctrine. Il est à regretter que nos ressources ne nous permettent pas de le faire éditer.

Toute dévouée à sa chère famille religieuse qu'elle aimait si sincèrement, notre chère soeur Marie de Jésus s'intéressait vivement à tout ce qui la touchait ; mais, pour tout le reste, elle passait entre ses soeurs sans bruit, sans éclat, ne provoquant aucune attention, aimant à rester dans l'ignorance de tout ce dont elle n'était pas chargée, ne demandant jamais rien pour elle-même ; en santé comme en maladie on n'a jamais pu deviner ce qui pouvait lui être déplaisir, peine ou contrariété. Elle n'avait qu'un sourire pour tout accueillir.

Une faiblesse générale, que des soins et des précautions de tous genres n'avaient pu enrayer, la minait depuis plusieurs mois Un petit mieux survenu au mois de juin nous apporta la douce espérance qu'on en triompherait, mais cette joie, hélas ! fut de courte durée ; bientôt la faiblesse reprit son empire et ses progrès. Douce et calme comme toujours, il n'échappait à notre chère malade ni plaintes, ni demandes, ni tristesse. A nos questions sur son état, elle répondait : « Je ne souffre pas, je n'ai rien, je suis faible, voilà tout ». — « Mais, lui disions-nous, on n'est pas malade comme vous l'êtes sans souffrir ? » — « Jésus est là : je reçois plus de Lui que je ne lui donne ». Et, lui faisant remarquer sa maigreur devenue extrême, elle répondait souriant : « Eh oui, c'est la destruction ». Elle conservait la gaieté, la sérénité, l'aménité de tous les jours, plaisantait encore agréablement nos novices qui allaient s'édifier auprès de notre chère malade. Elle avait soumis au saint abandon, jusqu'à son désir du ciel, désir si souvent échappé de son coeur pendant sa vie. « Je ne veux mourir que lorsque le bon Dieu voudra et que ma Mère le permettra ; le. ciel c'est d'être dans leur volonté ». Parfois le désir de souffrir reparaissait. « Si au moins je souffrais, j'aurais à donner au bon Dieu ; mais rien, rien ne me fait mal, que la faiblesse qui me retient et me paralyse. Jésus me traite selon mes petites forces. Aux grands de grands coups, aux petits de petits coups, à moi pas même de ces petits coups ». Cette ombre de peine disparaissait dès qu'on lui rappelait son cher abandon. Elle disait aussitôt : « .Jésus, je suis contente de tout comme si je faisais pour vous de grandes choses. Je me remets à vous, faites de moi et en moi ce que vous voudrez ». Sa pensée était en haut, sa prière l'appelait encore à Dieu les besoins de l'Église, de la France, la conversion des pécheurs, la sanctification des siens, tout ce qu'elle avait tant demandé durant sa vie religieuse. Son coeur était plus tendrement encore à sa Mère et à ses soeurs ; son désir tout à la volonté de Dieu. On ne respirait près d'elle que paix, suavité en la voyant si heureuse ; c'est le parfum que laisse encore parmi nous notre bien-aimée soeur. Elle chantait fréquemment ce refrain qui allait bientôt se réaliser pour elle : « Je veux te voir pour t'aimer davantage. » Et cet autre : « J'ai mon âme toute de flamme, j'ai mon Sauveur au milieu de mon coeur ». Et sa voix, exaltée par sa secrète ardeur, nous donnait le change sur son extrême faiblesse.

Notre chère malade avait reçu déjà son Jésus et les saintes onctions, lorsque le divin Maître, pour la consolation de sa pieuse famille et la sienne, permît qu'une main fraternelle lui apportât son dernier viatique. Le Révérend Père Jean, capucin, son frère aîné, avait obtenu cette permission de Monseigneur notre Archevêque qui chargea le bon Père de transmettre à notre heureuse mourante sa plus paternelle bénédiction.

La faiblesse augmentait les deux derniers jours ; la voix de notre aimée soeur devint moins intelligible; mais elle conservait sa pleine connaissance, nous souriait toujours et répondait à nos paroles en nous serrant la main. Le mardi soir, 31 juillet, étant près d'elle avec nos soeurs infirmières : « Quelle heure est-il ? » demanda-t-elle — « 10 heures », lui fut-il répondu. — « Ah ! j'attends ». — Et « qu'attendez-vous ?» — « J'attends l'heure du bon Dieu. En attendant Te Deum laudamus... » A 11 h. 1/2, cette heure sonnait... notre soeur poussa un long cri et rendit son âme à Dieu.

Ainsi s'éteignit, dans la paix et le baiser du Seigneur, cette vie toute remplie d'obéissance et d'abandon, qui nous laisse la douce assurance do la protection dont notre chère soeur nous entoure.

Veuillez, ma Révérende Mère, lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre; par grâce une communion de votre sainte communauté que nous saluons très cordialement, l'indulgence du Via Crucis, une invocation à notre Père saint Joseph et à notre Mère sainte Thérèse. Elle vous en sera reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire :

Ma très révérende Mère,

Votre affectionnée soeur et servante,

Soeur Marie-Thérèse-Raphael de Jésus

Rel. Carm. ind.

De notre monastère du Sacré-Coeur de Jésus, sous la protection de notre Père saint Joseph et de notre Mère sainte Thérèse, les carmélites d'Oullins, le 14 septembre 1894.

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