Carmel

14 septembre 1894 – Orléans

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui au moment où nous venions de chanter les premières vêpres de la Dédicace des Églises de notre Ordre a voulu affliger sensiblement nos coeurs en retirant du milieu de nous pour l'associer au bonheur éternel, nous en avons la douce confiance, notre chère Soeur Marie-Thérèse-Isabelle-des-Anges, professe de notre Communauté, âgée de vingt-neuf ans, dix mois, neuf jours ; et de religion huit ans, dix mois, huit jours.

Notre chère enfant naquit à Jouy, en Pithiverais, petit village de notre diocèse, d'une famille hono­rable et très chrétienne. Sa mère, ravie trop tôt à l'affection des siens, laissa après elle le souvenir de sa rare vertu ; lorsque Marie eut atteint sa douzième année, cette pieuse Mère se préoccupait de l'approche de sa première Communion, craignant qu'elle n'apportât à la Table Sainte une préparation insuffisante, quel­ques légèretés enfantines avaient sans doute causé les alarmes maternelles, et cependant l'Epoux des Vierges avait déjà parlé à ce jeune coeur : le jour même où elle s'unit à Lui pour la première fois, sa blanche parure lui ayant attiré l'un de ces éloges que l'on n'évite pas assez devant les enfants : « Je serai bien mieux avec ma robe de bure », répondit-elle sans hésiter. En même temps que la vocation religieuse, Notre-Seigneur, lors de sa première visite à son âme, fit germer chez elle un autre attrait, il lui montra tout le prix de l'humi­lité, elle en fut si frappée que pour acquérir cette vertu elle ne craignit pas de demander les humiliations.

Peu de temps après, elle fut placée dans un pensionnat dirigé dans notre ville par les Filles de la Sagesse ; sous ces dignes maîtresses, dont elle garda toujours un souvenir reconnaissant, les bonnes impres­sions reçues au foyer paternel allèrent se développant et, dès cette époque, on put remarquer chez elle cette ardeur pour la mortification qui se manifesta plus tard dans sa vie religieuse. Elle en pratiquait même d'excessives dont elle ne parla que plus tard quand elle apprit qu'elle ne devait pas se mortifier ainsi sans la permission de son directeur.

Lorsqu'elle revint chez ses parents après avoir achevé son éducation et obtenu son brevet, la plus cruelle des épreuves l'attendait, sa mère qu'elle aimait si tendrement et dont elle ne pouvait guère, même au bout de plusieurs années, prononcer le nom sans que des larmes vinssent mouiller ses paupières, sa mère était atteinte d'un mal sans remède ; les soins les plus assidus n'en purent enrayer les ravages, cette vaillante chrétienne s'endormit dans le Seigneur avant d'avoir eu la consolation de voir monter au saint Autel son fils aîné, alors élève au Grand Séminaire.

La famille de notre chère enfant était à cette époque venue se fixer tout près de notre monastère et il était facile de pressentir que la robe de bure entrevue à douze ans ne s'était pas effacée de sa mémoire ; que de fois surprit-on son regard rêveur fixé sur les murs de notre clôture ! Déjà elle nous avait confié ses aspirations dans lesquelles nous croyions reconnaître l'appel de Dieu, cependant la tendre affection qu'elle conservait pour les religieuses qui l'avaient élevée donnait le change à son entourage, on la croyait désireuse de partager un jour leur genre de vie.

Son père ayant contracté une nouvelle union, elle crut le moment venu de s'ouvrir à lui de son attrait pour le Carmel. Le consentement qu'elle demandait ne lui fut pas accordé immédiatement, son père exigea quelque temps d'épreuve et voulut qu'elle essayât ses aptitudes pour les fonctions d'institutrice. Elle obéit malgré ses répugnances, mais ces années furent pour elle des années laborieuses, elle ne sentait aucun goût pour la tâche qu'elle avait à remplir auprès de ses élèves et ne s'y portait que par devoir, de plus, elle était aux prises avec les angoisses qui accompagnent bien souvent l'étude d'une vocation. Dans ses angoisses, elle s'adressa au puissant protecteur du Carmel, nous avons été heureuses de retrouver une touchante prière qu'elle composa pour lui recommander les intérêts de son âme et que nous nous permettons de transcrire en entier : « Mon bon et vénéré Père saint Joseph, une enfant affectueuse et dévouée ne laisse pas passer la fête de son père sans lui redire la tendresse de ses sentiments, c'est un devoir pour elle que cette protes­tation d'amour. Mon tendre Père, vous ne doutez pas de mon attachement ; longtemps j'ai été, je l'avoue à ma honte et à mon grand regret, indifférente pour vous, et malgré cela vous ne cessiez de me témoigner votre protection. Depuis le jour où j'ai commencé à connaître toute l'étendue de votre puissance je vous ai aimé bien fortement; vous m'avez montré combien vous êtes bon pour ceux qui invoquent votre secours; aussi, remplie de confiance, j'implore une protection que vous ne m'avez jamais refusée. Vous connaissez les grâces que je sollicite aujourd'hui, c'est d'abord une profonde humilité, je suis bien orgueilleuse et peu ouverte vis-à-vis des personnes qui m'entourent, obtenez-moi donc cette franchise, cette simplicité chré­tienne qui émane de vous, surtout envers les personnes chargées de mon âme ; la générosité pour servir le bon Dieu avec ardeur, la persévérance dans mes résolutions afin de l'aimer toujours. Ce n'est pas tout, il y a une grâce que je désire et que je demande ardemment depuis mon plus jeune âge; c'est la vocation reli­gieuse, je crois l'avoir, on me l'a dit, mais je n'en suis pas certaine, et les personnes qui me dirigent n'en sont pas sûres, assurez-les vous-même, afin qu'elles reconnaissent les marques d'une vraie vocation ; ren­dez-la pour moi de plus en plus claire et certaine et que je puisse redire encore : Oui, mon Dieu, c'est bien cela, j'obéis. Vous êtes le père et le protecteur du Carmel, vous connaissez ma prédilection, conservez-la toujours pour ce saint Ordre, donnez-moi toutes les vertus et les dispositions d'esprit et de coeur, en un mot toutes les aptitudes pour faire de moi une véritable Carmélite, une fidèle enfant de sainte Thérèse. Je compte sur votre puissance et sur votre protection, et d'avance je me permets de vous dire : 0 mon bon saint Joseph, merci ! »

Cette fois encore, notre Père saint Joseph montra qu'on ne l'invoque jamais en vain, les obstacles s'aplanirent et nous fûmes heureuses de combler les désirs de la chère postulante en lui ouvrant les portes de notre Carmel.

Dès son entrée en religion, ma Soeur Isabelle des Anges se donna à Dieu tout entière : obéissante, régulière, humble, mortifiée, douée d'un grand esprit de pauvreté et d'abnégation, elle avait besoin d'être dirigée, mais jamais d'être stimulée ; la Communauté, satisfaite de sa générosité, l'admit à la Vêture et à la Sainte Profession au temps ordinaire.

Un trait qui date du jour même de l'émission de ses voeux vous montrera, ma Révérende Mère, ce qu'étaient alors les dispositions de notre jeune professe. Une de nos Soeurs avait eu la pensée de lui préparer une corbeille de noces bien digne d'une épouse de Notre-Seigneur, c'était un faisceau de croix enguirlandées de fleurs ; à la vue de ce présent, ma Soeur Isabelle, par un geste spontané, ouvrit ses deux bras tout grands pour le recevoir.

Cette croix, accueillie avec une si sainte effusion, ne devait pas lui être épargnée pendant sa courte vie religieuse ; en vous disant avec quelle ferveur elle avait entrepris le travail de sa perfection, nous ne vous avons pas parlé d'une tendance dont elle ne sut pas assez se garantir, celle de mêler de l'excès dans la pratique de la vertu ; l'amour des souffrances et des humiliations, son attrait dominant, plus que tout autre subissait cette influence, elle était trop avide de souffrir et de s'humilier : avait-on à la reprendre de quelque gaucherie, aussitôt on voyait son visage s'épanouir tant elle était heureuse d'un si précieux gain et l'on pouvait se demander si la joie de s'attirer une humiliation ne la rendait pas à son insu moins atten­tive à éviter à l'avenir de semblables manquements ; pour la pratique de la mortification, la vigilance maternelle ne suffit pas toujours à la maintenir dans les bornes de la prudence et lorsqu'elle s'aperçut trop tard de l'épuisement de ses forces, elle reconnut qu'elle avait pu contribuer à les ébranler.

Le Divin Maître, jaloux de la beauté d'une âme qui n'avait d'autre désir que celui d'être toute à Lui, ne tarda pas à la faire entrer dans la voie des épreuves. Ce furent d'abord de violentes peines intérieures,  des scrupules qui la torturaient ; la voix de l'obéissance, jusque-là si docilement écoutée, était impuissante à la rassurer, sa santé subit bientôt le contrecoup de ces luttes continuelles et sa faiblesse croissante la mettait de plus en plus dans l'impossibilité de réagir contre un état aussi pénible.

Celui qui voit des taches jusque dans ses Anges et qui demande compte de la dernière obole ayant jugé l'épreuve suffisante pour l'accomplissement de ses desseins, commença à diminuer la pesanteur de la Croix; dans ces souffrances si intenses, notre chère enfant avait mûri rapidement et déjà le moment de l'éternelle récompense approchait pour elle. Au mois de juin dernier, se manifestèrent les premiers symptômes de la maladie de poitrine qui devait nous l'enlever ; en même temps l'état de son âme s'amé­liora sensiblement, elle parlait volontiers, devenait plus expansive qu'elle ne l'avait été depuis longtemps et tout en restant extrêmement mortifiée, elle ne faisait plus de difficulté de prendre les ménagements indis­pensables.

Cependant le mal physique faisait de rapides progrès, le lendemain de l'Assomption, elle put faire la Sainte Communion au choeur et passer dans la journée quelque temps au jardin, c'était la dernière fois; le dimanche d'après, ce fut à la chapelle des infirmes qu'elle alla recevoir le Pain des forts, la nuit qui suivit fut très mauvaise, la Soeur qui couchait près d'elle, remarquant des signes inquiétants, nous avertit ; en l'absence de notre bon Père aumônier que sa santé ébranlée retient depuis quelques semaines loin de nous, nous fîmes prévenir M. le Curé de notre paroisse, si dévoué pour notre Carmel. Accompagné du frère de notre chère enfant, vint lui apporter le Saint Viatique et l'Extrême-Onction.

Le Sacrement des Mourants sembla lui rendre un peu de vigueur, dix jours nous séparaient encore du sacrifice suprême.

Pendant sa maladie, nous eûmes la consolation de la voir jusqu'entre les bras de la mort fidèle aux habi­tudes de régularité et de mortification contractées dès le début de sa vie religieuse, aucun des petits usages de la sainte religion qui lui avaient été enseignés pendant son postulat et son noviciat n'était oublié ni négligé ; tant qu'elle put sortir de son infirmerie, nous remarquions qu'il lui était en quelque sorte impos­sible de prononcer une parole quand elle se trouvait dans un lieu régulier, tant sa fidélité à la garde du silence conservait d'empire sur elle.

Courageuse jusqu'au bout, lors même que sa respiration haletante faisait peine à entendre, elle assurait qu'elle ne souffrait pas, on la voyait encore attentive à se mortifier en toute occasion, à éviter tout ce qui eût été une satisfaction pour la nature ; son premier mouvement eût été de refuser les soulagements que nous lui prodiguions, mais le nom de l'obéissance les lui faisait accepter. La fatigue de ses dévouées infirmières la préoccupait plus que ses propres souffrances, elles ne se ménageaient pas assez, trouvait-elle, et auraient eu plus qu'elle-même besoin de repos et de soin.

L'humilité qui lui avait été si chère pendant sa vie l'accompagna jusqu'au dernier moment; que de fois nous a-t-elle répété son désir d'être petite, toute petite, que de fois aussi renouvela-t-elle l'humble aveu de ses misères, de ce qu'elle appelait ses grandes infidélités.

Ses inquiétudes de conscience, quoique bien diminuées, n'étaient pas entièrement apaisées : comme elle était heureuse de s'entretenir avec son frère des dispositions de son âme ; tant qu'elle put se rendre au parloir nous lui procurâmes celte consolation, aussi fréquemment que possible, et lorsque ses forces ne le lui permirent plus, son frère vint à elle à son tour lui apportant, avec la divine Eucharistie, des paroles pleines d'encouragement.

Le 29 août, veille de sa mort, M. l'abbé Agnès, vicaire général, notre confesseur extraordinaire, qui veut bien remplir auprès de nous, par intérim, les fonctions d'aumônier, vint lui renouveler la grâce du Saint Viatique ; notre chère enfant, toujours heureuse de s'humilier, désira, avant de recevoir son Jésus, demander pardon à la Communauté. Cette journée se passa sans aggravation sensible, mais le lendemain matin nous sentîmes que la dernière heure approchait ; les prières du Manuel furent faites à plusieurs reprises, son état était agité et des plus pénibles, nous n'osions plus nous éloigner d'elle tant nous sentions le danger imminent. Une heure environ avant sa mort, la surexcitation cessa pour faire place à un grand calme, elle avait toute sa connaissance ainsi que l'usage de la parole et pouvait s'unir aux pieuses invoca­tions que nous lui suggérions ; celle qui semblait plus conforme à ses besoins était l'invocation à Notre- Dame de la Paix : « Oui, » répondait-elle aussitôt lorsqu'on la renouvelait devant elle.

Notre vénéré Père Supérieur voulut bien lui apporter encore une fois sa bénédiction, elle le reconnut et lui parla ; à peine était-il sorti que les symptômes de la mort se répandirent sur ses traits, nous nous hâtâmes de rassembler la Communauté; comme nos Soeurs achevaient de se réunir autour d'elle, notre chère enfant remit doucement son âme à Dieu. Il était cinq heures moins un quart du soir.

L'unique désir de ma Soeur Isabelle pendant sa vie avait été de se tenir cachée, aussi le Divin Maître voulut-il l'exalter après sa mort en permettant que ses obsèques eussent une solennité inusitée dans notre humble Carmel ; une foule de parents et d'amis se pressaient dans notre chapelle, des prêtres aussi nombreux que le cérémonial le permet, pénétrèrent dans le choeur pour les absoutes, et lorsqu'il fallut laisser sortir de la clôture cette chère dépouille, quatre religieuses, parmi lesquelles une Fille de la Croix et deux Filles de la Sagesse qui avaient été ses institutrices pendant sa petite enfance et sa jeunesse, vinrent nous remplacer autour d'elle et la conduisirent à sa dernière demeure.

La vie fervente et les grandes épreuves de notre chère Soeur Isabelle des Anges nous font espérer, ma Révérende Mère, qu'elle a trouvé un accueil favorable auprès du Souverain Juge, nous vous prions cepen­dant, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés une communion de votre pieuse Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Via Crucis et des six Pater trois invocations à la sainte Âme de Notre-Seigneur, objet de sa tendre dévotion et tout ce que votre charité vous suggérera.

Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix.

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre très humble Soeur et servante,

SŒUR MARIE-THÉRÈSE-AGNÈS DE JÉSUS

R. C. I.

De notre Monastère de la sainte Mère de Dieu et de notre Père saint Joseph des Carmélites d'Orléans, le 14 septembre 1894.

 

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