Carmel

14 septembre 1892 – Autun

 

Ma Révérende et très honorée mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la volonté toujours adorable vient d'affliger sensiblement nos coeurs en retirant du milieu de nous notre chère et bien-aimée Soeur Jeanne-Adélaïde-Marie-Gabrielle de Tous les Saints, professe de choeur de notre Communauté, âgée de 51 ans 3 mois 21 jours, et de vie religieuse 28 ans 10 mois et 5 jours.

 

Cette bien-aimée Soeur naquit à Ressille, hameau de la paroisse d' Epinac, petite ville de notre diocèse, de parents éminemment chrétiens ; aussi la jeune Adélaïde reçut-elle, dès son enfance, les principes d'une foi vive et d'une solide piété. Son éducation fut confiée aux religieuses du Saint- Sacrement dont la maison-mère est établie à Autun. Là, ses dispositions pour la vertu se dévelop­pèrent de plus en plus ; la candeur de son âme et l'amabilité de son caractère, jointes à la précocité de son intelligence, la faisaient chérir de tout le monde, surtout de ses dignes maîtresses, pour lesquelles elle conserva toujours la plus vive reconnaissance, et qui aimaient à la proposer pour modèle à ses jeunes compagnes.

Notre chère Soeur, ma Révérende Mère, n'avait qu'un frère plus âgé qu'elle; ils s'affectionnaient singulièrement, sans doute parce que, outre les liens du sang, une même grâce les inclinait l'un et l'autre à choisir le Seigneur pour leur unique héritage. En effet, ce frère bien-aimé embrassa l'état ecclésiastique et il venait d'être ordonné prêtre lorsqu'elle-même, se sentant depuis assez longtemps appelée à la vie du cloître, fit connaître à ses bons parents sa résolution d'entrer au Carmel.

Cette détermination avait été prise à la suite d'une mission prêchée par les RR. PP. Oblats de Marie-Immaculée à laquelle elle avait assisté. L'esprit si chrétien de ses pieux parents put seul les faire consentir au sacrifice complet de leur fille bien-aimée qui se montra elle-même parfaite­ment généreuse. Elle ne tarda pas à répondre à l'appel divin, emportant avec elle la douce obligation de prier pour les êtres chéris qui venaient de l'offrir au Seigneur et pour le frère bien- aimé qu'elle devait soutenir dans l'exercice de son laborieux et saint ministère : il l'accompagna lui-même jusqu'à la porte du monastère.

Dès son entrée dans l'arche sainte, l'heureuse postulante ne songea plus qu'à donner à Dieu des preuves de son ardent amour par une application généreuse et constante aux devoirs et aux exercices de sa sainte vocation et par un abandon complet à sa divine volonté.

Sa vive piété, son bon jugement et l'amabilité de son caractère lui eurent bientôt acquis les sympathies de toutes ses Soeurs. Elle eut le bonheur de revêtir les livrées de Notre-Dame du Mont- Carmel après les épreuves ordinaires du postulat. Sa vêture fut prêchée par un de ses cousins, professeur au petit Séminaire d'Autun, qui avait été ordonné prêtre en même temps que son frère, et que les mêmes aspirations unissaient étroitement à l'un et à l'autre depuis l'enfance.

 Dès le début de sa vie religieuse, ma Révérende Mère, notre fervente novice prit à la lettre ces paroles : « On acquiert difficilement dans la suite ce que Von n'a pas acquis pendant le noviciat. » Et se mit à l'oeuvre de sa perfection avec une telle ardeur que la Communauté avait hâte de la compter définitivement parmi ses membres. Elle consomma son sacrifice le 20 novembre 1865 et ses vertus, qui prirent dès lors un nouvel accroissement, faisaient reposer sur elle les plus douces espérances.

Active, laborieuse et dévouée, et de plus jouissant d'une excellente santé, notre bien-aimée Soeur trouvait son bonheur à se dépenser au service de sa chère famille religieuse ; mais quelques années après sa profession, Notre-Seigneur lui fit part de sa croix : ses forces ne lui permirent plus de se livrer aux travaux communs ni d'assister à tous les exercices réguliers; ce fut pour elle l'occasion de nombreux sacrifices ; néanmoins, elle trouva dans son amour pour ses Mères et Soeurs le moyen de leur être d'un grand secours en toute circonstance; du reste, la délicatesse de sa santé n'était point telle qu'on ne pût lui confier la direction des offices. Au contraire, elle fut employée succes­sivement comme provisoire, sacristine, portière, et s'acquitta de ces emplois à la satisfaction générale de la Communauté. Élue dépositaire en 1884, elle remplit cette charge pendant six ans avec un véritable dévouement et une rare intelligence, admirablement secondée par un grand esprit d'ordre et d'exactitude. Sa charité était sans bornes ; elle ne se serait jamais permis une parole qui blessât cette reine des vertus.

Âme de Communauté par excellence, elle aimait à faire plaisir à ses Soeurs et on semblait l'obliger lorsqu'on lui demandait un service, tant elle le rendait aimablement. Mais, si elle a aimé si parfai­tement sa Communauté, que ne pourrions-nous pas dire de son amour pour Dieu? C'était bien le foyer d'où jaillissait sa charité envers le prochain. Son âme, toujours avide d'oraison et de prière, trouvait un aliment dans de pieuses et profondes lectures; les oeuvres de Mgr Gay faisaient ses délices et depuis plusieurs années elle s'attachait à en goûter la doctrine à la fois si forte et si douce. Son amour pour la sainte Eucharistie faisait notre édification. A la voir si profondément recueillie au pied des saints autels, on sentait que le tabernacle renfermait tout son trésor; les détails de sa dernière maladie vous prouveront, ma Révérende Mère, jusqu'à quel point Jésus était l'unique pensée de son esprit, le seul amour de son coeur. Aussi combien était-elle sensible à tout ce qui touche aux intérêts et à la gloire de Dieu. Lorsqu'on lui apprenait les sacrilèges profanations, hélas! si fréquentes de nos jours, l'expression de sa physionomie trahissait de suite la douleur de son âme et alors le besoin de réparer, par plus de générosité, les outrages faits à Celui qu'elle aimait si tendrement, devenait pour elle le plus facile des devoirs. Les occasions ne lui manquèrent pas dans sa vie religieuse : Jésus seul eut le secret des immolations quotidiennes de cette âme si chère à son Coeur, immolations que toujours elle cacha sous un aimable sourire. Les sacrifices si nombreux que lui imposait la faiblesse de sa santé n'étaient rien en comparaison de l'agonie intérieure qu'elle a supportée pendant de longues années. Notre-Seigneur, jaloux de la pureté et de l'intégrité de son amour, lui faisait gravir à sa suite le chemin du Calvaire. Dans sa grande miséricorde, Il lui gardait toutes ses consolations pour le dernier combat. Aussi, depuis Pâques de cette année, son âme s'était épanouie d'une joie spirituelle qui lui était inconnue depuis longtemps. C'était l'aver­tissement de l'Époux; elle le comprit, car souvent elle répétait : « Vous verrez que je mourrai bientôt. »

Rien cependant ne nous faisait présager sa mort prochaine. L'hiver dernier, où notre Carmel fut atteint de l'influenza, notre chère soeur Marie-Gabrielle fut l'une des moins éprouvées ; mais vers le milieu d'août elle se ressentit de l'épidémie; notre docteur cependant ne lui trouva qu'une petite bronchite dont les suites n'étaient nullement à craindre. Le 31, fête de la Dédicace des Eglises de notre Ordre, notre bonne Soeur était bien plus mal; mais son amour pour Notre-Seigneur lui fit encore trouver assez de forces pour se rendre au choeur, aidée de sa chère infirmière, afin d'y recevoir la sainte communion; ce fut la dernière visite de notre malade à son adorable Maître.

Le soir de ce même jour, elle était très fatiguée, notre médecin constata l'aggravation de la bronchite et nous déclara qu'elle pouvait dégénérer en fluxion de poitrine. Vers deux heures du soir, notre chère Soeur manifesta le désir de se confesser. Notre bon Père aumônier, toujours si dévoué pour nos âmes, se hâta de se rendre à son désir; il la trouva bien mal et offrit de lui apporter le saint Viatique et l'Extrême-Onction. Elle ne fut nullement impressionnée de cette proposition, car, dès le début de sa maladie, elle nous avait demandé elle-même de la faire administrer « afin, disait-elle, de recevoir les derniers sacrements en pleine connaissance. » Cette grâce lui fut accordée à quatre heures du soir. M. le Vicaire général, notre confesseur extraordinaire, voulut bien assister notre bon Père aumônier pour cette touchante cérémonie. Lorsque Monsieur notre Aumônier dit à notre chère malade de demander pardon à ses Mères et Soeurs, elle le pria de vouloir bien le faire pour elle parce qu'elle n'en avait pas la force. En effet, le mal faisait de rapides progrès ; une fièvre violente la saisit et lui donna le délire, mais un délire si pieux qu'il semblait nous dévoiler, à son insu, l'âme candide de notre bien-aimée mourante. Vous voudrez bien, ma Révérende Mère, nous permettre d'entrer dans tous les détails de ses derniers moments, afin de partager avec vous nos sentiments d'édification.

Après le souper, la Communauté se réunit au choeur pour faire les prières des agonisants; notre bonne Soeur baissait sensiblement; cependant, après Matines, il nous sembla que nous pouvions envoyer nos Soeurs se reposer, l'une d'elles seulement resta avec nous près de notre chère agoni­sante qui, parfois, semblait absorbée, puis peu après recueillait toutes ses forces pour nous dire : "Toujours voir Jésus!... toujours l'aimer, toujours jouir de Lui!... Oh! approchez-vous; ma Mère, et disons ensemble : j'aime Jésus de tout mon coeur. » Et elle répétait les expressions de son amour aussi longtemps que le lui permettait sa grande faiblesse. Une fois, elle nous demanda s'il était six heures, lui ayant répondu qu'il n'était que minuit, elle s'écria d'une voix forte : « Oh! ma Mère, il faut arrêter le temps! Mais arrêtez donc le temps, je vous en prie, afin que je puisse aimer Jésus. »

Rien ne nous a impressionnée comme cette parole. C'est bien, ce me semble, le sentiment qui remplira notre âme à ce moment suprême où nous sentirons que le temps nous échappe et que quelques instants seulement nous séparent de l'Eternité! Vers trois heures, elle parut si affaissée que nous éveillâmes la Communauté, ne voulant pas la priver d'un aussi consolant spectacle. Elle continua à nous édifier par ses pieuses dispositions; mais ses paroles, de plus en plus entrecoupées, ne nous permettaient pas toujours de comprendre sa pensée, alors elle répétait indéfiniment : « Oh! oui, aimer Jésus et cela pendant toute l'Éternité! » Mais si nous venions à entrer dans ses vues, c'étaient des élans de joie que rien ne saurait rendre. Elle s'unissait à toutes les prières et quand nos invocations répondaient davantage à son attrait intérieur, elle nous disait : "Mais oui, c'est bien cela! c'est ce qu'il fallait dire oh ! c'était à dire". Et son céleste sourire nous montrait qu'elle commençait à goûter les joies éternelles.

La Communauté la quitta pour dire les Heures et assister à la Messe conventuelle; pendant ce temps, son frère bien-aimé, que nous avions prévenu la veille, arriva avec notre Père aumônier; il put être témoin des consolantes dispositions de sa chère soeur, l'assister et recevoir son dernier soupir.

Après la Messe toutes nos Soeurs étaient de nouveau réunies à l'infirmerie; la respiration de notre chère agonisante devenait de plus en plus difficile, sa parole s'embarrassait, on ne la com­prenait presque plus, cependant nous avons pu encore saisir ses dernières paroles : « Oh! toujours, toujours, toujours dans ses bras! Toujours aimer Jésus! Jésus tout! Moi, Rien! Oh mon Dieu, je vous en supplie, faites-moi la grâce de vous connaître et de vous aimer! Ayez pitié de moi, mon Dieu, selon l'étendue de votre grande miséricorde! » Trois minutes après elle rendait le dernier soupir. Ne peut-on pas penser qu'elle expira dans un acte du pur amour. Il était dix heures moins un quart, et le premier vendredi du mois, son frère bien-aimé, la Communauté et nous présents.

 Cette précieuse mort, ma Révérende Mère, tout en faisant un grand vide parmi nous, nous laisse la douce confiance que cette âme si chère jouit déjà ou jouira bientôt de la possession de son divin Époux.

Les obsèques eurent lieu le lendemain avec un grand concours d'amis et surtout un nombreux clergé, cette cérémonie coïncidant avec la clôture de la retraite ecclésiastique, chacun s'empressa de témoigner toute sa sympathie au frère de la chère défunte ainsi qu'à la Communauté.

MM. les Ecclésiastiques voulurent bien chanter la Messe de Requiem, Monsieur le Vicaire général fit l'absoute; puis il nous fallut consommer le sacrifice et voir s'éloigner pour toujours les restes mortels de notre Soeur bien-aimée, car nous ne sommes pas autorisées à inhumer dans notre clôture.

Malgré la confiance que la mort précieuse de notre chère Soeur Marie Gabrielle nous donne de son bonheur éternel, le Seigneur qui trouve des taches dans les âmes les plus pures exige peut-être encore quelques expiations de celle qui vient de nous quitter. C'est pourquoi, ma Révérende Mère, nous vous prions de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés, une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres et les indulgences du Chemin de la Croix et des six Pater. Elle rendait elle-même tous les suffrages avec tant d'exactitude et de charité qu'elle vous sera très reconnaissante de tout ce que vous voudrez bien faire pour elle.

C'est au pied de la Croix, ma Révérende Mère, que j'ai la grâce de me dire avec un religieux respect

 

Votre humble soeur et servante,

S' Marguerite-Marie de Saint-Raphaël

R.C.I.

Do notre monastère de Jésus-Maria, sous la protection de saint Joseph, des Carmélites d'Autun, le 14 septembre 1892

 

Autun – Dejussieu, impr. de l'Évêché

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