Carmel

14 Octobre 1893 – Aurillac

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur,

Par notre circulaire du 3 Septembre 1893, nous vous avons annoncé la mort précieuse devant Dieu de notre vénérée et bien-aimée Mère Marie-Rose de la Passion, professe de notre Monastère, âgée de 54 ans et 5 mois, dont 32 et 4 mois de profession.

Nous venons aujourd'hui, pour notre mutuelle édification, vous entretenir d'une vie dont le souvenir, ma révérende Mère, sera une des gloires de notre Carmel et la bénédiction de notre Maison. Notre bien-aimée Mère naquit à Salès, commune de Vézac, canton d'Aurillac, le 20 mars 1839, d'une Mère dont la sainteté est devenue proverbiale dans les environs d'Aurillac. La future Rose mystique de notre Carmel, venue la dernière d'une nombreuse famille, annonça de bonne heure ce qu'elle serait un jour.

Sa vertueuse mère confia sa Benjamine aux soins de l'institutrice de la paroisse ; ses premiers éléments d'érudition trouvèrent promptement écho dans cette belle intelligence portée vers le vrai, le beau, le divin surtout. A 10 ans elle fit sa première Communion dans des conditions si exception­nelles que le bon prêtre qui la lui avait fait faire, n'hésitait pas à lui rappeler, en apprenant qu'elle était à la tête de la Communauté, que sa vocation avait été le fruit de cette première Communion si fervente, qu'il n'avait jamais pu oublier. C'est chez les Dames de Nevers d'Arpajon, ma Révérende Mère, que notre regrettée et bonne Mère finit son éducation. Elle ne cessa un seul jour de les édifier, ainsi que ses compagnes, par sa grande piété, son esprit de foi et sa profonde humilité. Rentrée à la maison paternelle, elle partage avec sa soeur les soins du ménage sous le regard de sa digne mère ; c'est bien à son école qu'elle puise cette charité sans bornes qui a été le mobile de toutes ses actions, faire plaisir à tout le monde, assister les malheureux, consoler ceux qui souffrent, était sa vie. Comme sa bonne mère, elle ne savait rien refuser; aussi fut-elle la joie et la consolation de sa famille pendant les quelques années qu'elle y demeura. Son désir d'être toute à Dieu, sa soif des âmes ne lui laissèrent bientôt plus de repos ; combattue dans son attrait pour la vie religieuse par la pensée qu'elle allait quitter sa Mère, lui abandonner le soin des deux petites orphelines que sa soeur lui avait laissées par sa mort et qu'elle avait adoptées, la torturait. Un combat des plus violents entre la grâce et la nature se livre dans cette âme ardente, la première l'emporte. La jeune fille se rend chez les Dames de Sainte-Claire qui fixent son choix. Les pre­miers mois furent pour la jeune prétendante des jours de paix et de consolations. Le premier pas était fait. Elle avait quitté sa mère et ses deux petites nièces, ce qui lui avait paru le plus difficile. Hélas, elle se trompait!... La nouvelle de l'arrivée de nos Mères fondatrices de Montauban dans la ville d'Aurillac, le 31 juillet 1858, franchit la clôture des Dames de Sainte-Claire ; elle fit naître dans l'âme d'élite de la jeune postulante des désirs d'une vie plus parfaite; elle les communiqua à quelques-unes de ses amies intimes qui partageaient ses sentiments. Leurs conversations furent pour elle la source de nouvelles angoisses et d'incessantes tortures ; si elle reste à Sainte-Claire, elle peut encore être utile aux deux petits anges qu'elle a laissés au foyer paternel ; si elle entre au Carmel, tout lui semble fini pour ces êtres si chers.

Que fera-t-elle? Gravir la montagne d'Élie pour arriver à ces sommets si bien faits pour son âme haletante et toute de feu, ou bien rester dans l'asile béni qui lui a ouvert ses portes avec tant d'empressement et de joie!.... Nou­veaux combats ! Luttes terribles ! Elle ne remporte la victoire qu'après avoir promis à Dieu qu'elle serait Carmélite, au prix des plus grands sacrifices, s'il le fallait. C'est dans ces dispositions qu'elle dit un dernier adieu à sa mère, à ses chères petites nièces, qu'elle aimait tant, à sa paroisse qu'elle avait toujours édifiée, pour s'ensevelir dans l'obscurité du cloître.

Ce fut un vendredi, 15 juillet 1859, jour consacré à honorer les douleurs de l'Homme-Dieu, qu'elle entra dans notre heureuse clôture. A l'entrée de la porte se tenait son digne et vénéré directeur qui lui adressa quelques paroles dictées par son zèle et sa ferveur. Après l'avoir encouragée à être ferme dans la vocation qu'elle embrassait, à ne pas s'effrayer des épines qu'elle rencon­trerait, lui disant qu'elles se changeraient en roses, que portant le beau nom de Marie-Rose de la Passion, elle devait s'attendre à participer plus particu­lièrement aux souffrances de son Dieu.

Dès qu'elle fut en possession de ce qu'elle avait tant désiré, elle se mit avec ardeur à l'étude de nos saintes Observances. Nos révérendes Mères fon­datrices Madeleine du Saint-Coeur de Marie, la révérende Mère Marie de l'Immaculée-Conception et la Maîtresse des Novices, ne tardèrent pas à apprécier le trésor que Dieu, dans sa bonté, leur avait fait. La pieuse et fervente Pos­tulante dépassait toutes leurs espérances ; elle saisissait instinctivement les leçons de la vie monastique, rien ne lui coûtait, ne lui était difficile ; sa Règle, ses Constitutions, nos saints Usages faisaient son bonheur, la récitation du saint Office ses délices ; sa belle et forte voix fut, dès le principe, un grand secours pour le choeur. La bonne Mère Madeleine et sa Maîtresse comprirent la nécessité de faire le contre-poids de tant d'avantages qui devaient natu­rellement nourrir l'amour-propre ; c'est pourquoi n'épargnèrent-elles pas les humiliations à leur fille chérie. Elles firent naître dans cette âme ardente, un désir si grand de la souffrance et des mépris, qu'il ne s'est pas démenti un seul instant dans le cours de sa vie religieuse.

De telles dispositions, ma révérende Mère, portèrent la Communauté à l'admettre à la grâce du Saint-Habit qu'elle reçut à la satisfaction de ses Mères et Soeurs le 18 février 1860. La cérémonie de ses joyeuses fiançailles fut splendide ; les personnes qui en furent témoins en gardent encore le souvenir ainsi que l'expression de bonheur répandue sur ses traits, lorsqu'elle leur disait combien il lui tardait d'échanger le titre de Fiancée du Roi du Ciel pour celui d'Épouse de Jésus. Sa Marraine, la vénérée et si digne Comtesse de La Salle-Rochemaury, était heureuse et fière de conduire sa filleule au saint Autel, son jeune fils, âgé de 4 ans, portait le cierge; dernièrement encore il aimait à rappeler à notre bien-aimée Mère ce jour béni entre tant d'autres. Revêtue des livrées de la Reine du Carmel, la jeune Novice fit de rapides progrès dans la perfection religieuse. Sa bonne Maîtresse lui donna les soins les plus dévoués, non seulement pour la perfection de cette âme privilégiée, mais en vue des charges auxquelles elle la croyait destinée. Son union à Dieu l'attirait fortement à la pratique des plus hautes vertus ; malgré son aptitude pour remplir les offices de la Maison, son dévouement pour ses Mères et Soeurs, son attrait lui aurait fait choisir de rester inconnue et cachée dans sa cellule avec le Bien-Aimé de son âme. La bonne Mère Madeleine qui s'enten­dait à merveille dans la formation des Novices, la fit entrer de prime abord dans la voie large du renoncement.

Les commencements de la fondation, ma révérende Mère, nécessitaient un courage, un dévouement à toute épreuve. Elle les trouva dans sa fille, notre bien chère Soeur Marie Rose de la Passion, apte à remplir indistincte­ment tous les offices de la Maison. Plusieurs fois elle lui confia simultané­ment des emplois qui paraissaient incompatibles. Elle n'eut jamais à le re­gretter, la fervente Novice savait si bien allier la vie de Marthe à celle de Marie, que son oraison était continuelle ; aussi fut-elle d'un grand secours pour l'établissement de notre petit Carmel, bien pauvre de ressources et de sujets. Les épreuves de tout genre marquèrent de son divin cachet le noviciat si fructueux de notre bonne Soeur ; le Divin Maître voulant la tailler Lui-même, la fait passer par des ténèbres, des aridités et des angoisses inexprimables, Il semble l'abandonner à la furie des esprits infernaux. Que deviendra-t-elle?... Dans ces perplexités, son obéissance à ses supérieurs fut sa planche de salut et le moyen par lequel elle sortit victorieuse de la lutte. Admise à la Profes­sion religieuse, elle eut le bonheur de prononcer ses voeux le 1er mai 1861. La donation qu'elle fit d'elle-même à son Céleste Époux, fut si pleine, si en­tière, qu'il n'y eut jamais la moindre rapine dans l'holocauste ; elle lui donna des ailes pour s'élever vers les plus hautes régions de la perfection ; ses retraites annuelles la confirmaient de plus en plus dans cette voie d'abnégation, de renoncement et de sacrifices qui allaient tellement la transformer en son Divin Époux, qu'il lui sera donné de nous montrer bientôt, comme le Grand- Apôtre, que ce n'est plus elle qui vit, mais Jésus-Christ crucifié qui vit en elle!

Sa grande douceur, son aménité, sa bonté, la firent choisir par la révé­rende Mère Madeleine pour première infirmière. Notre bien-aimée Soeur Marie du Sauveur fut dans l'espace de sept ans l'objet de sa tendre sollicitude; son long martyre trouva dans les soins assidus, les délicates attentions de la bonne Soeur Rose, un soulagement inexprimable. Ce fut également une indi­cible consolation pour nos révérendes Mères Madeleine et Marie de l'Imma­culée-Conception, de l'avoir à leur chevet pendant leur maladie et à leur heure dernière. Nos chères malades éprouvaient en sa compagnie une présence sensible de Dieu, dont son coeur rempli de charité les entretenait toujours suavement sans les fatiguer jamais. Quand elle les avait quittées pour remplir quelque office ou vaquer à l'oraison, où elle puisait sa force et sa lumière, nos chères Patientes la voyaient revenir aussitôt après, le sourire sur les lèvres. Son égalité d'humeur, sa douceur, sa grande complaisance, la faisaient chérir de toutes les Soeurs indistinctement.

Que vous dirons-nous, ma révérende Mère, de son amour pour la sainte Règle qu'elle a pratiquée jusqu'à un iota dans toute sa rigueur. Elle l'esti­mait, l'aimait si sincèrement qu'elle eût donné tout son sang, disait-elle en­core dernièrement à une de nos jeunes Soeurs, pour la lui voir observer dans toute sa perfection. On peut bien dire qu'elle est morte martyre de nos sain­tes Observances, n'ayant pas pris les soulagements que demandait une santé affaiblie par une influenza qui l'avait conduite aux portes du tombeau en 1890 et par des reprises successives de cette épidémie cet hiver et cet été.

Son esprit de pénitence était bien celui de notre sainte Réformatrice, austère pour elle-même, tolérante et pleine de condescendance pour ses Soeurs, choisissant de préférence et en toute circonstance pour elle le plus pénible, aussi la voyait-on toujours la première aux travaux communs et, après des journées bien fatigantes, elle sollicitait encore de ses Mères Prieures des veilles et des jeûnes extraordinaires! Que d'Heures-Saintes n'a-t-elle pas passées auprès de Jésus-Hostie ! Le Tabernacle avait tant d'attraits

pour cette âme eucharistique! Que de larmes n'a-t-elle pas versées à ses pieds pour le salut des âmes ! Elle le lui demandait avec une foi si vive, un amour si ardent, que nous ne nous étonnons pas qu'elle fut si souvent exaucée.

La charge de Prieure, donnant libre carrière à ses oraisons et macéra­tions, que de fois les bonnes Soeurs du voile blanc ne la trouvèrent-elles pas en oraison à quatre heures du matin ! Dans son désir de ne manquer aucun acte de communauté, elle prenait encore souvent sur ses nuits pour satisfaire aux exigences de la correspondance. Que de traits, ma révérende Mère, nous pourrions vous citer de la vie pénitente de notre chère Soeur. Par un hiver des plus rigoureux, elle passa trois semaines, les nuits entières sur le plan­cher de sa cellule, ayant interprété un conseil de sa Mère Prieure au profit de son esprit de mortification, ce qui lui a valu une bonne réprimande de sa bonne Mère avec un surcroît d'humiliations!... Dans son désir de souffrir, de soulager ses Soeurs, elle a fait des actes dignes des plus grands saints.

Son zèle pour la gloire de Dieu, était celui d'une vraie Fille de notre Père saint Élie et de notre Mère sainte Thérèse. L'extension de notre saint Ordre, sa prospérité et sa sainteté lui étaient si chers, qu'elle le recommandait sans cesse à Notre-Seigneur, et à ses Filles, lorsqu'elle fut en charge. Apprenait- elle qu'un de nos Monastères était dans la peine, que la disette s'y faisait sentir, elle s'empressait de réclamer les prières de la Communauté pour ses Soeurs éprouvées ; elle partageait aussitôt avec elles les petites aumônes mé­nagées par la douce Providence. Tous les témoignages d'affectueuse sympa­thie que nous ont envoyés nos chers Carmels dans ces douloureuses circons­tances, nous disent bien éloquemment combien ils appréciaient et aimaient notre regrettée et bonne Mère. Qu'ils trouvent ici l'expression de notre plus vive reconnaissance.

De ce zèle pour la gloire du Dieu des armées, naissait cette ardeur qui remplissait le coeur de notre bien-aimée Mère pour la récitation du saint Office. La louange de Dieu la transportait, elle seule eût soutenu un des côtés du choeur, tant sa voix, belle et sonore, avait de l'ampleur.

Élue Sous-Prieure aux élections de 1886, elle mit tous ses soins, toute son application à faire bien réciter l'Office divin. A l'apparition de notre cher Cérémonial et des livres notés, pour faciliter l'union des voix dans le chant et la psalmodie, elle réunit souvent nos jeunes Soeurs pour les enseigner, et elle y réussit si parfaitement que nos révérends Pères nous exprimèrent plusieurs fois leur satisfaction au sujet de la récitation du saint Office. Que de peine ne prit-elle pas pour marquer elle-même tous les bréviaires et diurnaux de la Communauté ! Son zèle, sa ferveur étaient admirables. L'avant-veille de sa mort elle assistait encore à Matines. Si, parfois, lorsque la voyant trop fati­guée, nous la pressions de nous donner la bénédiction après la récréation, elle se rendait à nos désirs ; nous la trouvions, pour peu que la fatigue eût cédé, la première à Matines, donnant le signal du Laetatus sum.

C'est surtout de sa profonde humilité, ma très révérende Mère, que je désire vous entretenir. Cette vertu, la pierre de touche de la sainteté, était avec la divine charité ses deux vertus de prédilection. Ces deux soeurs, comme le dit notre sainte Mère, ne se séparent point; aussi les fit-elle toujours marcher de front. Dans sa soif insatiable des humiliations, elle disait comme notre Père saint Jean de la Croix : « Souffrir et être méprisée par vous, mon bon Jésus ! » Elle saisissait toutes les occasions pour s'humilier, et ses Mères Prieures, connaissant les desseins de Dieu sur cette belle âme, la traitaient en vraie fille de notre sainte Mère et de notre Père saint Jean de la Croix...

Que de fois ne la vîmes-nous pas aux pieds de ses Soeurs pour leur demander pardon de tout ce que sa délicatesse de conscience lui reprochait comme une faute. On peut dire en vérité qu'elle savourait les mépris ; jamais elle n'était plus heureuse qu'après quelque humiliation reçue publiquement et cela était si sincère, que la bonne Mère Madeleine ne put s'empêcher de dire un jour : Ma Soeur Rose est une sainte!.... J'ai là une vraie sainte!.... Elle n'était pas seule à le reconnaître. Ses Directeurs, à son insu, la plaçaient au pinacle de la perfection. Nous nous souvenons, ma révérende Mère, de cette parole sortie de la bouche d'un révérend Père de la Compagnie de Jésus, mort en odeur de sainteté il y a une dizaine d'années : « Je ne suis pas digne de dé­nouer les cordons de ses souliers. » A l'issue d'une retraite, un saint Reli­gieux, très versé dans les voies de Dieu, ne craignit pas de lui dire, connaissant sa profonde humilité, qu'arrivée où elle en était, il ne lui restait plus qu'à aller chercher la couronne qui lui était préparée. Je regrette, ma très révé­rende Mère, que les bornes étroites d'une circulaire ne me permettent pas de vous rendre quelques-unes de ces pages, empreintes de si vives lumières et d'une ardeur toute séraphique, qu'elle traçait dans le cours de ces pieux exercices. Nos très révérends Pères Carmes n'apprécièrent pas moins les hautes vertus de notre bien-aimée Mère. Les dernières retraites qu'elle fit sous leur sage direction furent le couronnement de sa vie religieuse.

A plusieurs reprises, elle exerça la charge de Maîtresse des Novices, et toujours à la plus grande satisfaction de ses Mères Prieures. Quel amour, quelle sollicitude ne témoignait-elle pas aux jeunes âmes qui lui étaient con­fiées ! Avec quel soin elle les formait aux usages et aux devoirs de la sainte Religion, les conduisant avec un amour tout maternel, tout en les maintenant d'une main ferme ! Elle les reprenait de leurs fautes et manquements, les portant à une sincère humilité, simplicité et ouverture de coeur, à une prompte et aveugle obéissance, à la méfiance d'elles-mêmes, et par-dessus tout à une confiance sans bornes dans la miséricorde de Dieu.

« Pour bien commander, nous dit l'Imitation de Jésus-Christ, il faut avoir appris à bien obéir. » Notre regrettée Mère avait été, toute sa vie, un modèle d'obéissance, la joie et la couronne de ses Mères Prieures. Il n'est donc pas étonnant qu'étant en charge, elle mit son ardeur à faire aimer et pratiquer cette grande vertu par ses Filles. Pour exercer les postulantes et les novices, elle leur en faisait faire des actes qui nous rappelaient souvent ceux de nos premières Mères ; mais elle les accompagnait de tant de suavité, qu'on les accomplissait avec joie. Nos Supérieurs ont toujours eu en notre bien- aimée Mère une Fille d'obéissance, une vraie Fille de la sainte Église.

Que vous dirai-je, ma très révérende Mère, de son esprit de pauvreté, sinon qu'il était à l'unisson de ses autres vertus? Tout était toujours trop bon pour elle : cellule, bréviaires, vêtements, etc. ; son grand coeur ne s'est jamais attaché à ces mille petits riens qui arrêtent tant d'âmes dans leur vol vers la perfection. Dieu seul était tout pour cette âme d'élite, ce vase d'élection. Que de privations de tout genre n'a-t-elle pas endurées, surtout dans les commencements de notre chère fondation ! Plus d'une fois, nos vénérées Mères furent obligées de mesurer la becquée aux petits oiseaux, tant les ressources étaient précaires. Jamais, nous disait-elle, nous n'avons été plus gaies, plus heureu­ses, que quand tout venait à manquer. Mais c'est surtout lorsqu'elle fut en charge que son amour de la sainte pauvreté devint plus remarquable ; si elle se refusait tout à elle-même, pour Notre-Seigneur, au contraire, elle trouvait qu'il n'y en avait jamais assez. Sa générosité pour le divin Prisonnier était digne de Lui. Avec quel bonheur elle envoyait encore, dernièrement, un petit trousseau à un bon Missionnaire ! Qu'elle fut contente, un jour, d'avoir reçu un don généreux pour son bien cher Jésus : un superbe ostensoir, le plus beau de la ville d'Aurillac, vint prendre place dans notre modeste Ciborium. Un nouveau don, du même bienfaiteur, lui permit d'arranger les croisées du choeur, qu'elle fit disposer avec un goût exquis.

Enfin nos élections du 7 septembre 1891 la mirent à la tête de la Com­munauté. Impossible de vous rendre, ma très révérende Mère, la joie qui remplit le coeur de ses Filles en lui donnant le doux nom de Mère ; autant elle les aimait, et ce n'est pas peu dire, autant Elle en était aimée !... Le point de nos saintes Constitutions qui dit : « Que la Mère Prieure se fasse aimer pour se faire obéir », était si doux de part et d'autre. Les deux années, hélas! si courtes de son priorat, furent réellement une ère de bonheur pour notre cher Carmel. Cette bien-aimée Mère suffisait à tout; son dévouement était sans bornes, sa rare intelligence était unanimement appréciée par ceux et celles qui eurent le bonheur de la connaître. Elle recevait toujours ses visiteurs le sourire sur les lèvres; son inépuisable charité venait au secours de tous les besoins ; refuser une obole était un glaive pour son âme. Mais c'est encore plus du pain de la divine parole qu'elle désirait nourrir les âmes ; celles qui venaient déverser le trop plein de leurs coeurs abreuvés d'amertume dans le sien s'en retournaient toujours consolées et fortifiées. Sa parole si douce, si onctueuse cicatrisait toutes les blessures!... Comme elle savait aussi encou­rager les commencements de la vie sacerdotale dans l'âme des Séminaristes. Plusieurs religieux nous ont dit qu'ils lui devaient leur vocation, tant ils sor­taient de ses pieux entretiens tout embrasés d'amour pour Dieu et du désir de procurer sa gloire. Mais c'est surtout auprès de ses Filles qu'elle exerçait un ascendant tout divin ; sa prudente et sage direction les conduisait si sûre­ment dans les voies de l'oraison, qu'elle-même avait parcourues. Favorisée de grâces exceptionnelles, notre vénérée Mère n'en devenait que plus humble.

Il ne nous appartient pas, ma très révérende Mère, de révéler ici les secrets du Roi !... Qu'ils vous portent à redire une fois de plus avec nous : « Oh que Dieu est admirable dans ses Saints !» Oh ! qu'ils marchent bien tous sur les pas de l'Homme-Dieu, qu'ils l'imitent dans sa vie humiliée, cru­cifiée!... C'est ainsi que nous vîmes comme Prieure, encore bien des fois, notre bonne Mère aux pieds des plus petites de ses Filles, les baisant en leur demandant pardon d'une admonition qu'elle appelait exagérée en leur don­nant ainsi l'exemple de cette belle vertu d'humilité. Si la bonté est le caractère distinctif de notre vénérée Mère Marie Rose, elle n'excluait pas la fermeté; elle alliait admirablement la force à la suavité. Aussi ses Chapitres sont-ils marqués de ce double cachet. Je ne crois pas, ma très révérende Mère, qu'on pût les tenir plus avantageusement au profit de nos âmes. Nous en sortions toutes imprégnées de la divine grâce, plus amies encore de notre sainte Règle et de nos saintes Constitutions qu'elle nous expliquait si bien. En un mot, notre bien-aimée Mère était un fruit mûr pour le Ciel, c'est pourquoi le divin Jardinier s'est empressé de le cueillir. Comme sa vue doit réjouir le coeur de ses Élus ! et en particulier ceux de saints Fondateurs !

Le temps passa vite sous l'aile si douce d'une si bonne Mère ; la fin de la seconde année de son heureux priorat allait sonner. Que nous étions loin de penser qu'elle allait être le glas de ses douloureuses funérailles ! Samedi, 2 septembre, notre bonne Mère faisait encore le soir, comme toujours, l'édi­fication et le charme de la récréation. Un peu plus fatiguée que d'ordinaire, sur nos instances, elle ne vint pas à Matines ; la nuit fut très mauvaise. Notre chère Mère avait été prise de vomissements. Le matin, après les Heures, elle nous dit en nous bénissant qu'elle avait l'influenza. Une nouvelle apparition de cette impitoyable maladie venait d'éprouver la Communauté, presque toutes nos Soeurs lui avaient payé leur tribut. Nous espérions qu'elle épar­gnerait cette fois notre chère Mère, mais le bon Jésus en avait décidé autre­ment... Notre chère malade, souffrant beaucoup, ne put se lever pour entendre la sainte messe le dimanche, 3 septembre. Nous fîmes appeler notre dévoué docteur. A une heure de l'après-diner seulement, il vit notre pauvre Mère, mais son état ne parut pas l'inquiéter. Nous le priâmes de revenir le lende­main, espérant que les remèdes qu'il venait d'ordonner la soulageraient. Hélas! il n'en fut pas ainsi!... Les souffrances allèrent en augmentant dans la poitrine et les bras, la chère patiente endurait un vrai martyre, pendant lequel elle ne cessait de nous dire : « Que je souffre ; mais mon bon Jésus a bien souffert davantage ; elle baisait à chaque instant un petit crucifix Indulgencié pour l'heure de la mort, qu'un ami dévoué de notre Carmel lui avait envoyé de Rome.

Une de nos Soeurs, passant dans le dortoir et l'entendant gémir, entra dans sa cellule ; ses sanglots la trahirent aussitôt. Notre bonne Mère lui dit : « Ma Soeur, ne pleurez pas, allez trouver Jésus-Hostie, priez-Le de me soula­ger ; jamais, non, jamais, Il ne m'a rien refusé. » — « C'est le péché », disait- elle encore, qui me fait tant souffrir!... » Elle en avait eu tant d'horreur toute sa vie, qu'elle avait dû certainement s'offrir en Victime pour l'expier... Nous ne la quittâmes pas de midi à deux heures ; la bonne Soeur Infirmière tentait vainement de calmer ses grandes douleurs. Entendant passer la matra­que, à une heure, dans son amour pour le silence, elle nous dit encore : « Oh ! j'ai oublié que c'était l'heure du silence ; je vous ai bien mal édifiée, ma petite Mère. » Nous la rassurâmes ; puis, nous cédâmes à regret notre bonne petite place à son chevet pour aller chanter Vêpres, pendant lesquelles deux Soeurs la gardèrent ; elle ne cessa de baiser son Christ, de faire des actes d'amour et de pratiquer, jusque dans les bras de la mort, des actes de patience et de mortification, heureuse de boire au calice de son divin Époux. En revenant du parloir, nous trouvâmes notre chère malade à l'infirmerie, où elle s'était fait transporter à quatre heures et demie. Elle nous dit : Je suis venue ici, ma Mère, pour ne pas interrompre le silence du dortoir.

Cependant, l'angine de poitrine, car c'est bien elle qui nous a enlevé si inopinément notre bien-aimée Mère, faisait de rapides progrès. A six heures et demie, lorsque le médecin revint, il la trouva rendant le dernier soupir.

Rien, absolument rien, nous vous l'assurons, ma très révérende Mère, ne nous faisait prévoir un si prochain dénouement. Le pouls de notre chère Mère était bien faible, il est vrai, mais il y avait en elle tant de vie que nous ne vîmes pas le danger. Après le souper, nous la trouvâmes plus calme ; elle nous avoua, en effet, qu'elle s'était sentie un peu mieux, mais que ce mieux ne durerait pas. S'asseyant alors sur son lit, elle nous dit qu'elle voulait s'en aller. Effrayée, nous appelions nos Soeurs Infirmières, qui arrivèrent à l'ins­tant. La chère Mère avait glissé au pied de son lit ; remise avec peine dans un fauteuil, elle rendit, quelques instants après, son dernier soupir.

Vous peindre notre immense douleur, ma très révérende Mère, est chose impossible ! Celui qui l'a causée est seul capable de la sonder et de consoler nos coeurs brisés !...

Les derniers devoirs ayant été rendus par nos charitables Infirmières à notre bien-aimée Mère, nous passâmes la nuit auprès de sa chère dépouille. Le lendemain matin se fit la levée du corps, lequel fut exposé devant la grille du choeur. L'âme de notre vénérée Mère, en quittant ce corps qui l'avait si docilement servie en sa généreuse immolation, lui imprima comme un reflet de béatitude. Les personnes qui la virent en furent frappées : « C'est une Sainte!... » disait-on. Après la sainte Messe, les pieux fidèles s'en approchè­rent avec respect. Ils ne la quittèrent pas de toute la journée ; le concours du peuple fut immense : il nous rappela celui qui eut lieu à la mort de notre Fondatrice, la révérende Mère Madeleine. Les Soeurs, qui priaient auprès du cercueil, ne cessèrent de faire toucher à ses restes vénérés la grande quantité de médailles, chapelets et objets pieux qu'on leur passait.

Le mardi 5 septembre se firent les funérailles de notre regrettée Mère. Notre église était trop petite pour contenir la foule des pieux fidèles. Mgr Réveilhac, protonotaire apostolique, archiprêtre de Notre-Dame aux Neiges et notre vénéré Supérieur, entra dans la clôture, suivi d'un nombreux clergé ; ils formèrent tous ensemble une belle couronne sacerdotale autour du cer­cueil de celle qui s'était tant dévouée pour l'Église et pour ses Prêtres. Après les trois absoutes, faites par Mgr Réveilhac avec toute la dignité qui le distin­gue, le cercueil resta découvert jusqu'à sa descente dans le caveau, ce qui nous permit de donner à notre bien-aimée Mère le dernier baiser d'adieu et de placer sur sa bière les belles couronnes blanches tressées par nos Soeurs.

Après la récitation des dernières prières, le Clergé regagna la porte de clôture, nous laissant notre précieux trésor. Que le bon Dieu en soit mille fois béni !

La belle-soeur de notre bonne Mère, profondément affligée, et tous les membres de son honorable famille sont venus lui rendre les derniers devoirs.

L'impression que nous laisse cette mort douloureuse nous semble ineffa­çable. Nous sentons partout, comme présente, l'âme bienheureuse de notre bien-aimée Mère ; sa douce et salutaire influence et sa bonne protection nous entourent. Peu de jours avant sa mort, notre chère Mère avait eu la conso­lation de recevoir la visite de Mgr l'Évêque de Saint-Flour. Au sortir de son entretien tout intime, elle nous dit, le visage radieux : « 0 ma Mère, comme Sa Grandeur est bonne ! Nous avons un bien bon Père en Mgr Lamouroux ! » Cette estime était bien réciproque. Les quelques lignes de condoléance de Monseigneur en font foi : « C'est, sans doute, un bien grand sacrifice que Dieu vient d'imposer à votre Monastère ; mais, si j'ose le dire, votre bonne Mère n'a fait qu'un échange de fonctions. Elle était votre Supérieure, et la voilà maintenant votre Protectrice ; et, si le charme de sa présence vous est enlevé, vous ne serez pas privées du bienfait de son influence. Au reste, elle ne vous a pas quittées tout entière : son souvenir vous demeure, et c'est un riche trésor. Dieu, sans doute, a déjà récompensé dans sa gloire cette Victime de son amour ! »

Voilà, ma très révérende Mère, un court aperçu de cette vie si édifiante, et qui faisait dire à la plus ancienne de nos Soeurs du voile blanc : « On peut bien faire la circulaire de notre Mère aussi belle qu'on le pourra; jamais on en dira assez !... » Que cette parole est vraie, et qu'elle nous porte à remercier Dieu du don qu'il a fait de cette belle âme à notre saint Ordre et plus particulièrement à notre cher Carmel !

Veuillez, ma très révérende Mère, ajouter, s'il vous plaît, aux suffrages déjà demandés pour notre regrettée Mère, Marie-Rose de la Passion, trois Gloria Patri, une invocation aux Sacrés-Coeurs de Jésus et de Marie, à notre bon Père saint Joseph, à notre Mère sainte Thérèse, à notre Père saint Jean de la Croix et à sainte Philomène, objets de sa plus tendre dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui aimons à nous redire avec un religieux respect.

Ma révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble Soeur et servante.

Soeur Marie-Séraphine du Sacré-Coeur,

Rse Cte Igne.

De notre Monastère du Saint-Coeur de Marie, sous la protection de saint Joseph et de saint Antoine de Padoue, des Carmélites d'Aurillac, ce 14 octobre 1893.

 

POST-SCRIPTUM. — Un second deuil, ma révérende et très honorée Mère, a frappé nos coeurs déjà si profondément affligés. Le 14 septembre, dix jours après la mort de notre bonne Mère, notre bien chère Soeur Marie-Joseph du Saint-Enfant-Jésus est allée la rejoindre. Notre chère Mère s'est empressée de venir la chercher pour mettre un terme à un martyre si patiemment enduré et qui a tant fait souffrir nos coeurs. Le matin de sa mort notre bonne Mère nous disait encore qu'elle se proposait de passer une partie de la journée près de sa chère crucifiée qu'elle avait si bien soignée.

On remarquait surtout dans notre chère Soeur Marie-Joseph un grand esprit de foi, qui lui faisait voir Dieu dans toutes ses Mères prieures. Son bon jugement la leur ont rendu bien utile. Pendant dix-huit mois, elle a exercé avec beaucoup de dévouement la charge de Sous-Prieure, qu'elle a dû inter­rompre à cause de son état de santé.

La vie pure et sainte de notre bien-aimée Soeur Marie-Joseph, le parfait abandon d'elle-même à Dieu, qui était la disposition habituelle de son âme, nous font espérer qu'elle jouit déjà de la béatitude céleste. Cependant, comme les jugements de Dieu sont impénétrables, nous vous prions, ma très révérende Mère, d'ajouter aux suffrages déjà demandés, le Via Crucis, objet de sa grande dévotion, avec les invocations à la sainte Famille, à notre bon Père saint Joseph, à notre Mère sainte Thérèse.

Permettez-nous, ma très révérende Mère, de solliciter encore de votre charité un souvenir devant Dieu pour notre Communauté, bien affligée.

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