Carmel

14 Novembre 1893 – Mans

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ qui vient, pendant l'Octave de la fête de tous les Saints, de nous imposer un douloureux sacrifice, en rappelant à Lui, pour l'associer à la joie des Bienheureux, nous en avons la douce espérance, notre chère Soeur Marie de l'Immaculée-Conception, du Voile blanc. Professe de notre Communauté, âgée de 80 ans, 3 mois, 24 jours, et de religion 60 ans moins 1 mois.

Notre chère Soeur ayant manifesté à plusieurs d'entre nous le désir de n'avoir de circu­laire que pour réclamer les suffrages de notre Saint Ordre, tout en voulant respecter son humble demande, nous ne pouvons cependant résister au besoin de nous édifier avec vous, ma Révérende Mère, et avec tous nos chers Carmels, en repassant brièvement les vertus pratiquées par notre bonne Soeur, pendant sa vie religieuse si longue et si bien remplie.

Ma Soeur Marie naquit â Ambert, petit bourg du département de la Mayenne, presque au sortir de la tourmente révolutionnaire, d'une de ces familles patriarcales de cultivateurs, distingués par la plus courageuse fidélité à la foi et aux antiques traditions qui ont fait l'honneur de notre France. Son Père et sa Mère avaient été mariés dans une cave par un digne Prêtre que ses grands Parents avaient soustrait aux perquisitions des bleus, comme on disait alors, et leur généreux dévouement à la bonne cause, leur inébranlable attachement à leurs Pasteurs légitimes valurent à ces vaillants chrétiens mille tracasseries, menaces et persécutions, surtout de la part du prêtre assermenté qui ne pouvait leur pardonner de fuir les fêtes révolutionnaires et de refuser son ministère sacrilège.

Le Seigneur bénit amplement ce foyer si religieux en y envoyant 11 enfants; les deux aînés et les deux plus jeunes survécurent seuls, et la petite Marie qui était la dernière, devint l'enfant gâté de toute la famille qu'elle animait par sa vivacité, ses joyeuses et fines saillies. Douée d'une intelligence peu commune, d'un coeur excellent, d'un caractère franc et loyal, l'Enfant se faisait aimer de tous et nul ne songeait à lui en vouloir de ses petites malices, pas même sa soeur Angélique, qui, âgée seulement de trois ans de plus et beaucoup plus douce de caractère, était souvent l'objet de ses espiègleries. Ayant perdu sa bonne Mère à l'âge de onze ans, Marie en trouva une autre dans sa Soeur aînée, dont les soins, l'affection l'empêchèrent de s'apercevoir qu'elle était orpheline. Cependant, les années passaient, l'enfant devenait jeune fille et l'appel divin ne s'était pas encore fait entendre : Marie heureuse au milieu des siens ne rêvait pas d'autre avenir, ni d'autre bonheur, même parfois elle s'égayait un peu aux dépens de sa chère Angélique dont la piété, la modestie lui semblaient exagérées. L'entrée de cette Soeur chérie dans notre Carmel, sa vêture à laquelle elle assista avec toute sa famille, ne l'éclairèrent pas encore; pourtant l'heure de la grâce allait sonner.

Un jour que la jeune fille cheminait solitaire, la pensée de suivre sa Soeur en religion, s'empara d'elle et ne la quitta plus, malgré tous ses efforts pour s'en débarrasser, ainsi qu'elle-même le disait au vénérable curé d'Ambert. La lutte fut vive et ardente, mais la grâce demeura victorieuse et la chère Enfant ne tarda pas à venir se présenter à notre vénérée Mère Aimée de Jésus, de si douce et si sainte mémoire, Prieure et Fondatrice de notre Monas­tère. Notre vénérable Mère accueillit avec joie la nouvelle Postulante dont son grand tact des âmes lui fit de suite reconnaître les qualités solides, et lui ouvrit les portes du Carmel le 5 Décembre 1833.

La vocation de notre chère Soeur Marie de l'Immaculée-Conception, tel fut son nom, n'était pas une vocation d'attrait, mais cette âme généreuse et loyale ne connaissait pas les demi-mesures : une fois sa décision prise, elle se donna tout entière à la Volonté divine, et le don fut sans repentance. Son courage fut d'autant plus édifiant que sa voie n'était ni facile ni consolée : sa nature fière et indépendante lui livrait de rudes combats. Son caractère ardent, sa volonté décidée réclamaient aussi parfois leurs droits ; mais, soutenue par les conseils, guidée par la sage et affectueuse direction de sa bonne Mère, ma Soeur Marie surmonta tous les obstacles et fut admise, aux époques ordinaires, à la Vêture et à la sainte Profession, au grand contentement de la Communauté, qui était aussi touchée de sa vertu qu'heureuse de son dévouement.

Depuis ce moment, ma Révérende Mère, nous pourrions même dire depuis son entrée au Carmel, ce mot de dévouement pourrait suffire à rendre la vie religieuse de notre chère Soeur Marie. Douée d'un tempérament robuste, d'un grand sens pratique, d'une intelligence particulière pour les choses du ménage, elle se dépensa sans compter, et donna tout son coeur, son travail et ses forces à sa chère Communauté. Nos Mères étaient alors aux prises avec les difficultés, les privations, la pauvreté qui accompagnent d'ordinaire les fondations, aussi fallait-il suppléer par un labeur assidu aux ressources qui manquaient, tout en rem­plissant les offices surchargés d'une Maison déjà nombreuse. C'est alors que le dévoûment de ma Soeur Marie parut dans tout son éclat : remplir à elle seule avec sa chère Soeur Angélique tous les emplois de Soeurs du Voile blanc, passer une partie des nuits, quand les jours ne suffisaient pas, remplacer les Soeurs du choeur dans mille détails pour leur gagner du temps, semblait un jeu pour notre si dévouée Soeur. Elle trouvait encore le moyen d'épargner quantité de dépenses et de procurer de sensibles améliorations, en se chargeant elle-même d'une foule de travaux utiles que la pauvreté du Monastère ne permettait pas de confier aux ouvriers.

C'est dans l'exercice de ces vertus que s'écoulèrent les années de la jeunesse religieuse de notre bonne Soeur ; puis, lorsque notre vénérée Mère fondatrice, devenue infirme et fort âgée, eut besoin de soins assidus, ce fut ma Soeur Marie qu'elle demanda pour infirmière. Ici, ma Révérende Mère, nous nous sentons incapable de rendre la délicatesse filiale des soins dont notre chère Soeur entoura sa bien-aimée Mère ; les anges seuls qui en ont compté les nuances exquises le pourraient redire. Ne quittant la sainte malade ni jour, ni nuit, épiant ses moindres besoins, ses moindres désirs, Soeur Marie ne se déshabillait pas, afin d'être plus tôt prête à répondre au premier signe, et ne comptait aucunement avec ses forces. Notre- Seigneur voulut récompenser d'une manière bien touchante sa piété filiale, en permettant que sa voix fut la dernière que pendant son agonie, notre vénérée Mère Aimée de Jésus put entendre et comprendre. Après le départ pour le Ciel de cette bonne Mère ma Soeur Marie reprit avec plus d'ardeur encore sa vie de travail et de dévouement qu'elle a continuée jusqu'à un âge bien avancé, sa forte constitution lui ayant permis de s'acquitter de tous les emplois des Soeurs du Voile blanc jusqu'à sa dernière maladie.

En toute circonstance la Communauté put se réjouir et s'édifier de l'union, de la reli­gieuse cordialité, de la charité qui régnèrent entre notre bonne Soeur et ses chères Com­pagnes qu'elle traitait avec une affectueuse simplicité de Soeur aînée, toujours prête à partager avec elles le souvenir des traditions de nos premières Mères et les conseils de son expérience déjà longue; toujours prête surtout à les aider, ingénieuse à se réserver la meilleure part des travaux communs, et sans cesse occupée à les soulager. C'est ainsi que de longues années durant, elle sollicita et obtint la permission de faire la cuisine pendant le Carême, afin d'en éviter la fatigue aux autres. Ses Mères Prieures auxquelles elle témoignait une respectueuse et filiale confiance furent toujours, elles aussi, très consolées de leurs rapports avec cette chère Soeur.

Cependant l'heure de ses Noces d'or était venue. Après ce que nous vous avons dit de ma Soeur Marie, vous comprendrez aisément, ma Révérende Mère, combien nous étions toutes heureuses de lui témoigner notre affectueuse reconnaissance : la fête fut aussi complète, aussi consolante que possible, nos chères Soeurs lui redirent en prose et en vers les sentiments de la Communauté. Monseigneur d'Outremont, alors Évêque du Mans et notre Supérieur, daigna venir lui-même présider la fête et adresser à la chère Jubilaire quelques-uns de ces mots du coeur dont Sa Grandeur avait si éminemment le secret. Ce beau jour laissa de profonds et doux souvenirs dans l'âme de notre bonne Soeur qui voulut y puiser un renouvellement de ferveur et de fidélité à tous ses devoirs.

Bientôt les infirmités et l'affaiblissement de sa santé avertirent ma Soeur Marie que l'heure allait sonner où le divin Maître lui demanderait un autre genre de dévoûment, celui de la souffrance. Déjà elle était devenue sourde, ce qui lui fut l'occasion de nombreux et bien méritoires sacrifices. Peu à peu, il lui fallut renoncer à ses travaux habituels, aux exercices de Communauté, à la plupart de nos pratiques d'austérité; à chaque nouveau sacrifice, notre vénérable ancienne renouvelait généreusement son Fiat, mais Celui-là seul qui le lui deman­dait pouvait savoir ce qu'il lui en coûtait. Enfin, l'Epoux jaloux de l'entière purification de cette âme joignit les peines intérieures les plus cuisantes à ses autres épreuves. Toute sa vie, ma Soeur Marie était allée au bon Dieu simplement, franchement, rondement, si nous pouvons ainsi dire, ne connaissant ni ces retours, ni ces inquiétudes qui fatiguent les âmes moins simples. Ouverte avec ses Confesseurs et ses Supérieures, elle marchait sans crainte sur leur parole et se trouvait toujours en paix. Mais depuis à peu près deux ans, elle fut envahie de scrupules, d'obscurités, de désolations qui la réduisirent à un état d'inexprimable angoisse. Tant que ses forces le lui permirent, elle réagit et lutta, et il était à la fois édifiant et douloureux de voir cette pauvre chère Soeur venir nous consulter dans l'intervalle de ses confessions, et même demander des avis et des consolations à ses Compagnes, toutes plus jeunes qu'elle de beaucoup.

Il y a un an, l'épreuve était arrivée à sa période la plus aiguë : rien ne pouvait plus rassurer notre bonne Soeur qui se croyait irrémédiablement condamnée; notre digne Aumônier qui prodigue avec tant de charité ses soins à nos âmes ne pouvait qu'à grand'peine la décider à faire la Sainte Communion. Nous ne savions plus quel moyen employer pour la consoler, lorsque Notre Seigneur vint à son aide par l'infirmité physique, tirant ainsi le bien du mal. Une fausse attaque de paralysie vint priver ma Soeur Marie de l'usage de ses jambes; il fallut l'installer à l'Infirmerie et nous eûmes la consolation de la voir retrouver graduelle­ment la paix : il était même facile de constater que l'âme recouvrait sa liberté, à mesure que le corps allait s'affaiblissant chaque jour davantage. Peu à peu, la parole, le mouvement devinrent plus pénibles, puis, presque impossibles, et combien il était alors touchant de voir la chère Infirme si douce, si obéissante, si facile avec celle de ses dévouées Compagnes qui la soignait. A travers l'infirmité du corps transparaît sa vertu, son esprit religieux; ainsi jusqu'à la fin. Quand nous allions la voir, bien qu'immobilisée sur son fauteuil, elle faisait un suprême effort pour essayer de se lever à notre entrée, cherchait notre main pour la baiser, et, jusqu'en son agonie, ces mots : « voici notre Mère », la faisaient sortir de son assoupisse­ment. Nos chères Soeurs Infirmières n'étaient pas moins frappées que nous de la déférence qu'elle leur témoignait, ne voulant rien prendre sans leur permission, et parfois, réunissant toutes ses forces pour demander si la première Infirmière était prévenue de tel petit détail, de tel petit soulagement qu'on voulait lui donner.

Ces dispositions si admirables dans un si pénible état nous étaient, ma Révérende Mère, une vraie joie ; elles étaient aussi toute la consolation de notre chère Soeur Angélique dont le coeur souffrait tant des peines de celle qui était deux fois sa Soeur et qu'elle n'avait jamais quittée. Notre Seigneur qui ne se laisse jamais vaincre en générosité, touché sans doute du courage avec lequel ces deux âmes faisaient, après 80 ans d'union et d'affection, le sacrifice l'une de l'autre pour son amour, Notre-Seigneur permit une légère atténuation de la paralysie de la langue au moment de notre retraite générale, dans les premiers jours d'Octobre, en sorte que notre bien-aimée Soeur put encore voir le digne Religieux qui nous l'a prêchée et qui possédait toute sa confiance, ce fut la dernière fois.

Comme il n'y avait pas d'aggravation sensible dans son état d'infirmité, qu'elle conservait toute sa connaissance, en dépit de la paralysie progressive, nous espérions la conserver encore, lorsque dans la nuit du 22 Octobre une nouvelle attaque se produisît, et, à partir de ce jour, elle ne put presque plus rien prendre. L'état d'abord stationnaire, devint bientôt inquiétant, et M. notre Médecin nous ayant prévenue qu'il en était temps, nous lui fîmes recevoir le Sacrement des mourants, le 26, au matin. Un léger mieux se manifesta dans la soirée, puis, à partir du lendemain, dimanche, notre chère Soeur entra dans un état

de prostration qui maintes fois nous fit croire qu'elle était à ses derniers moments. La connaissance lui restait néanmoins et nous croyons qu'elle l'a gardée jusqu'à la fin, mais il n'y avait plus de parole; la vue s'éteignait aussi peu à peu, et il n'était plus possible de lui rien faire avaler. Monsieur notre Aumônier, toujours si bon, si dévoué, voulut bien entrer plusieurs fois pour lui renouveler la grâce de la sainte absolution et des indulgences in articulo mortis. Malheureusement il ne fut pas possible de lui donner la Sainte Communion à cause de la paralysie de la gorge. De notre côté, plusieurs fois aussi, nous avons assemblé la Communauté pour faire la recommandation de l'âme. Nous croyions que l'Epoux viendrait chercher son Epouse le jour de la Toussaint, mais, contre toute attente, cette inexplicable état se prolongea, sans doute pour augmenter ses mérites et nos prières, car nous ne la quittâmes presque plus les quatre derniers jours, attendant d'heure en heure son dernier soupir. Enfin, le Samedi 4, vers deux heures de l'après-midi, une agonie très calme commença, laquelle se prolongea jusqu'à 1 heure du matin où notre bien aimée Soeur rendit doucement son âme à son Créateur, quelques-unes de nos chères Soeurs et nous présentes. C'était le Dimanche 5 Novembre.

Après lui avoir récité le Subvenite et les Oraisons du Manuel, prié quelque temps près de sa dépouille mortelle, nous lui rendîmes les derniers devoirs.

Dans le courant de la journée, nous la descendîmes au Choeur avec les cérémonies accoutumées où elle resta jusqu'au Lundi matin qu'eurent lieu les Obsèques présidées par Monsieur l'Archiprêtre de Notre-Dame de la Couture.

Le visage de notre chère Soeur Marie qui, tout d'abord, avait une expression de tristesse, reprit un air de paix et de sérénité qui semblait nous dire : Je suis heureuse.

Une Messe de Requiem fut chantée en présence du corps. Messe à laquelle voulut bien assister Monsieur le Chanoine et Grand Vicaire Coupris, ainsi que bon nombre d' Ecclésias­tiques et plusieurs saints Religieux.

Ses Neveux et Nièces, dont l'un d'eux venu de Paris tout exprès pour cette douloureuse circonstance, raccompagnèrent à sa dernière demeure, tenant à rendre à leur vénérable Tante qui les avait tant aimés et qui leur avait été si bonne, ce pieux témoignage de leur respectueuse et affectueuse reconnaissance.

Une couronne apportée par ce cher Neveu, fut déposée sur son cercueil. . Bien que nous ne doutions pas de l'accueil favorable qui aura été fait par le Dieu de toute miséricorde à notre chère Soeur Marie de l'Immaculée-Conception, cependant, comme la sainteté de Dieu demande une pureté sans tache pour être admis à la gloire de son beau Paradis, nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre. Par grâce, une Communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via crucis, et quelques invocations à la Sainte Vierge dont elle avait le bonheur de porter le nom, à Saint Joseph, à son bon Ange et à notre Sainte Mère Thérèse, objets de sa tendre dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire avec un très profond respect.

Ma Révérende Mère,

 

Votre très humble Soeur et Servante,

Soeur MARIE-THÉRÈSE DE SAINT-AUGUSTIN

r. c. ind. prieure.

De notre Monastère de Jésus Médiateur et de l'Immaculée- Conception des Carmélites du Mans, le 14 novembre 1893.

 

Nos Mères du Carmel d'Alençon, profondément touchées de l'accueil bienveillant et si fraternel fait par tous nos Monastères à leurs photographies de Notre-Dame du Mont- Carmel, nous chargent, ma Révérende Mère, de vous offrir leur reconnaissance bien sincère qu'une circonstance indépendante de leur volonté les a empêchées de vous exprimer aussi promptement que leurs coeurs l'eussent désiré.

Le concours de tant et de si ferventes prières de la part de tous nos chers Carmels, leur a été, nous écrivent-elles, comme le gage des bénédictions du Ciel sur leur petite fondation.

 

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