Carmel

14 Novembre 1893 – Dijon

Ma Très Révérende Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ qui vient d'imposer à nos coeurs un nouveau sacrifice, en appelant aux joies de la céleste Patrie notre chère et bien-aimée Soeur Joséphine-Marie de Saint-Jean de la Croix, professe de notre Communauté, âgée de 33 ans 6 mois 7 jours, et dans la sixième année de sa vie religieuse.

Notre Chère Soeur appartenait à une honorable et chrétienne famille d'Alsace. Ses parents, privés long­temps d'enfants, durent la naissance de leur fille aînée Joséphine à un voeu que fit son excellent père à la Sainte Vierge, dont on vénérait l'Image miraculeuse dans un sanctuaire voisin. L'Enfant fut consacrée à Marie avant que de naître, et sa bonne et pieuse mère offrit une couverture d'autel en témoignage et en souvenir de cette consécration. C'est à ce voeu paternel que notre bien-aimée soeur attribua toujours le bien­fait de la vie et celui de sa vocation. Dieu devait enlever bien prématurément à son affection ce père chéri ; mais s'il marqua de sa croix l'enfance de notre petite Joséphine, il se plut aussi à la prévenir de ses meil­leures grâces, et elle y correspondit avec la fidélité ardente et généreuse qui fut toujours le cachet de sa vertu. Sérieuse, réfléchie, docile, elle avait dans l'esprit plus de solide que de brillant ; elle excellait dans les qualités du coeur ; affectueuse, sensible, reconnaissante, elle avait surtout la passion du dévouement. Aussi sut-elle se concilier la sympathie et l'estime de tous ceux qui la connurent, et, bien jeune encore, elle exerça dans sa modeste sphère une influence surprenante. La maîtresse de classe qui dirigea ses premières études fut la première à la subir, et elle dit, elle-même, que les rapports intimes qu'elle eut avec cette enfant, d'abord son élève, puis son amie, « lui inspirèrent un goût sérieux pour la piété et le désir d'être plus que jamais une femme de devoir. » On la vit en effet, au contact de cette âme d'élite, opérer dans sa vie un changement complet, et marcher à grands pas dans les voies de la perfection chrétienne.

Ce n'était pas la seule conquête que l'humble et modeste jeune fille devait faire à Notre-Seigneur : Pour venir en aide à sa famille, peu favorisée des biens de la fortune, elle se voua à l'enseignement et sut réaliser l'idéal de l'Institutrice chrétienne. Elle était aimée de tout son petit monde qu'elle dominait à son gré et formait à l'amour de Notre-Seigneur.

Mais son zèle ne se bornait pas là : les pauvres, les malades, furent aussi l'objet de son tendre dévoue­ment; sa foi vive voyait en eux Jésus-Christ, et elle savait se dépenser elle-même pour leur service et leur consolation.

Active, laborieuse, elle trouvait encore le temps de se faire la petite servante de Jésus-Hostie ; le soin qu'elle prenait de l'Eglise et de la Sacristie était son plus doux délassement. Elle aimait tant Notre-Sei­gneur au Saint-Sacrement ! Une personne qui lui fut intimement liée nous écrivait ; « Je sais que le Tabernacle était un livre ouvert pour son âme. Il y avait entre le coeur de Jésus et celui de sa petite servante « un mouvement de relation perpétuelle, et je crois que la grâce sanctifiante a conservé tout son éclat dans cette enfant de Dieu depuis son Baptême. Rien n'était édifiant comme de la voir prier : son attitude révélait à son insu toute la ferveur de son âme qui s'abîmait en présence de la Divine Majesté dans l'adoration et dans l'amour. »

Avec l'autorisation de son vénéré curé, elle entreprit une quête pour la restauration d'une Chapelle de Notre-Dame du Sacré-Coeur, qui se trouvait dans un état de vétusté complète. Grâce à son initiative, ce pe­tit Sanctuaire fut remis dans un état plus digne de la Sainte Vierge et des divins Mystères qui s'y célébraient quelquefois. Notre chère Joséphine put même réunir une somme assez ronde pour y faire placer un joli autel de pierre. Cette Chapelle, située dans un village qui ne possédait ni Église, ni desservant, servait de lieu de réunion pour les Exercices du mois de Marie que la pieuse jeune fille présidait, communiquant au­tour d'elle sa ferveur, et maintenant l'ordre avec une douce autorité.

« On s'était habitué à la considérer comme une petite Sainte, nous écrit-on d'Alsace, on aimait ses visites qui laissaient dans l'âme un parfum d'édification et de vertu, car elle savait si bien parler de Dieu, des choses de la religion et des oeuvres de zèle ! Respectée et aimée de tous, elle devenait souvent l'arbitre des « petits différends entre les familles. »

Cette vie de dévouement à Dieu et à tous, qui remplissait ses journées et absorbait ses forces, ne suffisait-

elle pas ?... N'était-il pas clair qu'en la mettant si jeune à même de faire tant de bien, le Seigneur avait marqué là sa place ? Notre chère Enfant aurait voulu le croire ; des liens si forts la retenaient auprès de sa bonne mère et de sa jeune soeur, son coeur dévoué se sentait leur appui ; mais l'amour, qui ne se repose que dans le sacrifice de tout, la pressait dès longtemps de se consacrer à Dieu dans la vie du Cloître. Que de luttes intimes se soulevèrent alors entre son coeur et sa foi ! Son âme, partagée en deux, pour ainsi dire, aspirait de toutes ses forces à la vie religieuse, et se brisait à la vue des larmes de sa pauvre mère. Souf­frir seule elle l'acceptait ; mais faire souffrir, voir souffrir ceux qu'elle aimait plus qu'elle-même, c'était la part du sacrifice qu'elle repoussait disant : « Que ce calice passe sans que je le boive. »

Cependant le moindre service rendu à Marie n'est jamais sans récompense. Depuis la restauration de son humble sanctuaire, l'appel de Jésus se faisait entendre toujours plus fort. Joséphine y répondit par un redoublement d'austérités et de prières; mais elle croyait sa vocation irréalisable; des raisons impérieuses semblaient lui faire un devoir de ne point quitter sa mère.

C'est pendant ce combat intime que la Sainte Vierge vint briser elle-même ses liens dans un songe mys­térieux qui eut une portée décisive sur sa résolution.

Joséphine se vit aux pieds de l'Image bénie de Notre-Dame du Sacré-Coeur, celle-là même dont elle en­tretenait la Chapelle. La Vierge bénie la regardait en pleurant à chaudes larmes. Etonnée, émue, la jeune fille priait ardemment, se demandant la cause des larmes de sa divine mère; alors elle vit tout à coup croî­tre dans la main de Marie une belle fleur d'oranger qu'elle lui tendit. Quand notre chère enfant eut pris la fleur, symbole de sa vocation religieuse, les larmes de la Sainte Vierge cessèrent; mais elle lui dit à trois reprises d'une voix forte : «Malheur à toi, si tu te laisses vaincre. » Joséphine s'éveilla fortifiée et résolue à surmonter, coûte que coûte, tous les obstacles.

Pour l'aider dans ses dernières épreuves, Dieu lui ménagea un secours providentiel dans la personne d'un pieux jeune homme qui, lui aussi, était aux prises avec de grandes difficultés pour répondre à sa voca­tion sacerdotale. Comprenant le besoin que Joséphine avait alors d'un guide sûr, il la mit en relation avec un digne et saint prêtre, directeur dans un séminaire, qui sut, par la sagesse de ses conseils et un dévouement plus que paternel, préparer les voies à son entrée dans notre Carmel. 1l la soutint dans les luttes terribles qui s'engagèrent entre elle et sa pauvre mère, qui ne pouvait consentir à son départ. Pour l'y disposer, M. l'Abbé X... procura à Joséphine une place d'institutrice dans une famille distinguée et pieuse. Son séjour y fut de courte durée, et peu de temps après, elle allait faire bénir par N.-D. de Lourdes sa vocation et son entrée au Carmel.

C'est là qu'elle se lia intimement à une âme d'élite venue aux pieds de Marie dans le même but. Un mutuel échange de pieuses confidences avait suffi pour créer entre ces deux coeurs les liens d'une amitié surnatu­relle et sainte; elles résolurent de ne point se séparer, et après une halte près du Sanctuaire du Sacré-Coeur à Paray-le-Monial, elles nous arrivaient toutes deux dans le courant d'avril 1888. Après quelques mois de séjour, Melle X... dut renoncer à la vie du Carmel, à cause de l'extrême faiblesse de sa santé. Ce fut un sacrifice pour notre chère Joséphine qui, devenue Soeur Saint-Jean de la Croix, continua son épreuve, dissimulant avec une courageuse énergie les souffrances habituelles qu'elle ressentait déjà. La Règle, à laquelle elle s'était habituée en dépassant les exigences, lui semblait un jeu. Le jeûne, disait-elle, était devenu comme nécessaire à son tempérament habitué aux privations excessives.

Notre fervente soeur fut admise aux temps ordinaires à la grâce du saint-habit et de la Profession. La Retraite préparatoire à l'émission de ses saints voeux fut comme une fête de dix jours, dans lesquels Notre- Seigneur la combla de grâces et de consolations. 11 la préparait ainsi à entrer dans la voie Royale de la Croix, car, à peine un an s'était-il écoulé, que le mal dont elle portait le germe se manifesta par une fatigue ex­trême, et notre bon docteur constata, à notre grande surprise, une maladie de poitrine des plus graves et déjà avancée. Depuis cette époque la souffrance fut son pain de chaque jour; soutenue par une énergie peu commune et son grand besoin de dévouement, notre bien-aimée Soeur ne laissa pas que de se rendre très utile dans les offices de seconde sacristine, seconde portière et seconde infirmière, qu'elle occupa succes­sivement.

Elle était peu habituée au travail manuel, et dut faire sous ce rapport un véritable apprentissage; elle s'y prêta avec une bonne volonté persévérante et soutenue que Notre-Seigneur couronna de succès.

Humble et modeste, notre chère enfant se fondait dans la vie commune : bonne, obligeante, on la trou­vait toujours prête à rendre service. Elle mettait sa vertu dans l'accomplissement de son devoir, et animait ses moindres actions d'une forte vie intérieure dont la devise était : L'immolation et la prière. Une de ses pratiques les plus chères était la rénovation de ses voeux religieux qu'elle réitérait bien des fois dans le jour, en faisant entrer la pratique en toutes choses. On la rencontrait toujours son petit chapelet à la main, répé­tant les Ave Maria qu'elle aimait tant, et qu'elle redisait jusqu'à 1000 fois à chaque Fête de Marie, pour obte­nir telle ou telle grâce de sa divine mère. Cette dévotion lui fut chère jusqu'à la fin, et elle avait demandé qu'au moment de son agonie la Communauté réunie récitât le Chapelet, afin d'obtenir la grâce de mourir dans un acte de pur amour. Ce qui lui fut accordé plusieurs fois.

Il ne faut pas croire que la vertu se fit toute seule en cette chère et belle âme : la lutte, la tentation, l'épreuve, étaient son lot habituel. Une sensibilité très grande que l'on n'aurait pas soupçonnée, lui causait bien des combats; et en avançant, Notre-Seigneur développait en elle cette puissance de souffrir pour lui donner plus de mérite. Quels assauts pour son coeur filial et fraternel, quand de tristes nouvelles lui arri-

 

vaîent des siens. Alors, les larmes lui coulaient à flots pendant qu'elle disait avec sa manière expressive, en mettant ses bras en croix : Mon Dieu, me voici, frappez sur moi encore plus, toujours plus; mais épargnez- les ! et elle ajoutait son fiat résigné, mais douloureux.

La mort de sa jeune soeur, mère de trois petits enfants, arrivée il y a quelques mois, l'affecta beaucoup. « Oh ! nous disait-elle, en pensant à sa pauvre mère désormais sans enfants, je dis mon acte de charité, et je répète à Notre-Seigneur : Je vous aime par-dessus tout, plus que ma bonne Mère, » et son sacrifice était senti et toujours renouvelé.

Ma soeur Saint-Jean de la Croix avait bien le sens de sa vocation du Carmel ; c'était une âme apostolique et son attrait spécial la poussait à prier et à s'offrir pour les âmes sacerdotales et religieuses. Son oraison aimait à prendre aussi la forme de la louange et de l'action de grâces, pour la plénitude de grâces donnée à la Très Sainte Vierge Marie. Elle avait compris et pratiquait la dévotion â sa divine Mère comme l'en­seigne le Bienheureux Grignon de Monfort, et se plaisait à relire le petit livre qui en traite.

Un voeu d'abandon qu'il lui fut permis d'émettre dans cette dernière année, apporta à son âme de grandes grâces. Elle se livra à son bien-aimé pour souffrir, puisque telle était sa divine volonté, et toute sa vie intime ne fut plus qu'une adhésion au bon plaisir de Dieu qui la crucifiait.

J'ai trouvé la source de toutes les grâces dans ce voeu-là, nous disait-elle ; l'abandon, l'abandon, il n'y a que cela, je voudrais le dire à tout le monde. C'est si bon, la sainte volonté de Dieu !

Le divin Maître, qui voulait s'en faire une victime de choix, permit que, malgré notre désir de la sou­lager, nous ne pûmes apporter à son mal aucun des adoucissements qu'on est si heureux de procurer aux malades, son estomac s'y refusait absolument. Elle s'en réjouissait comme d'un gain, et ne se plaignait jamais de rien. Une exemption quelconque était pour elle une vraie peine, et l'occasion de petites luttes où la volonté propre avait bien sa part. Cette imperfection fut l'objet d'une résolution spéciale lors de sa der­nière retraite, à la fin de laquelle elle vint comme un petit enfant nous dire qu'elle nous apportait sa volonté, et qu'elle n'en voulait plus avoir en rien.

C'est vers la fin de septembre que, pour condescendre à son grand désir, on lui accorda de commencer les Saints Exercices, tout en les réduisant à ce qui pouvait être fait dans son état de souffrance. Elle s'y jeta avec un courage que l'on pourrait dire héroïque, et se livra à son Dieu. Il fit son oeuvre et s'unit de plus en plus sa petite épouse, qui devait le suivre du Cénacle à Gethsémani, pendant les cinq semaines qui lui restaient à vivre.

Son Cénacle se prolongea en effet dans la solitude de sa petite Cellule et aux pieds de Jésus-Hostie qu'elle semblait ne pouvoir quitter aux jours d'exposition dans notre Oratoire. Le Dimanche 8 octobre, elle y de­meura depuis midi jusqu'à 5 heures. « Je me suis placée aussi près que possible, disait-elle. Peut-être « étais-je bien téméraire, mais je pensais que si Madeleine ne s'était pas approchée, elle n'eût pas été purifiée ; et je suis restée là sous le regard du Maître, songeant qu'il purifiait de plus en plus mon âme. »

La pureté, c'était l'objet de la prière et du désir de notre chère enfant. Depuis longtemps elle avait la contrition habituelle et nous surprenait par la vivacité du regret, avec lequel elle venait s'accuser à nous de ses moindres manquements.

La dernière période de la maladie touchait à sa fin, et notre bon docteur nous dit que nous pouvions ne pas tarder à la faire administrer. Ma Soeur Saint-Jean de la Croix reçut cette nouvelle avec actions de grâces, comme une réponse de Marie à son grand désir d'être de plus en plus pure. Elle s'y prépara avec la plénitude de ses facultés, lisant les choses qui s'y rapportent et nous disant aimablement : « Que le bon Dieu est bon de me faire cette grâce qui va me renouveler tout entière ; mais je compte bien la recevoir encore l'année prochaine. » C'est que l'idée de sa mort prochaine n'entrait pas dans son esprit ; elle l'ac­ceptait, elle s'offrait, mais comme la plupart des poitrinaires, elle gardait l'espoir et le désir de vivre. Sou­vent, jusqu'à la veille de sa mort, elle nous répéta : « Je veux ce que le Bon Dieu veut ; mais s'il voulait me donner encore 50 ans de vie, avec toutes les croix qu'il voudrait y mettre, je serais bien contente, et puis, ajouta-t-elle, dans 50 ans de croix, il y aurait aussi bien des joies ; le bon Dieu mêle les unes aux autres. »

Le mercredi 11 octobre, vers trois heures de l'après-midi, elle se rendit au choeur, où tout avait été pré­paré pour la réception du suprême et dernier sacrement. Elle le reçut des mains du Vénérable Curé de la paroisse, assisté du digne Prêtre qui avait déjà donné à notre bien-aimée soeur tant de marques de pater­nel dévouement.

Quelques jours après elle rendait compte ainsi de ses impressions pendant les saintes Onctions ; « Dieu m'a fait une grâce de foi. Il me semblait voir Notre-Seigneur me purifier lui-même, et je ne pouvais, étant sortie du choeur, retenir mes larmes. » Le surlendemain Ma Soeur Saint-Jean de la Croix entrait à l'Infir­merie.

A partir de ce jour les grâces se multiplièrent pour notre chère Enfant. Notre bon Père Supérieur vint lui apporter sa paternelle bénédiction, et quelques-unes de ces bonnes paroles, si pleines de foi, dont il a le secret. Elle put, presque chaque matin, se rendre à la grille pour recevoir Notre-Seigneur qui lui laissait une grande facilité pour s'entretenir avec Lui : C'était la paix, l'abandon, l'effusion d'un coeur reconnais­sant qui se traduisait souvent ainsi : « Oh ! que Dieu est bon ! qu'il est bon pour sa pauvre petite créa­ture !... » Entre autres grâces spéciales qui marquèrent celte période de vraies consolations, il faut signaler une très vive clarté sur son néant et sur son impuissance absolue, et une grâce très sensible de contrition par amour, dont elle produisait des actes fréquents.

Le jour de la Toussaint nous crûmes le moment des noces éternelles arrivé. Elle reçut de nouveau le saint Viatique, grâce qui lui fut réitérée bien des fois depuis, ainsi que le bienfait de la sainte absolu­tion. Pendant la récréation du soir elle eut une crise durant laquelle nous lui avions récité les prières du manuel et le chapelet ; après quoi, se sentant mieux, elle voulut dire à chacune de ses soeurs un mot aima­ble, délicat et affectueux. Elle entonna elle-même le pieux Cantique en l'honneur de Marie : Suis-moi, je mène au Ciel. On recueillait auprès de ce lit de douleur un parfum d'édification et de paix. Ses chères infirmières admiraient sa patience, son abandon absolu. Le Père de son âme la soutenait dans ces saintes dispositions par des petits mots comme ceux-ci : « Soyez non seulement courageuse et patiente, mais « contente et joyeuse. Jamais vous n'avez été à même de ressembler et de vous unir de moins loin à Jésus, et ressembler et vous unir à Jésus, n'est-ce pas votre seul désir ? Vous n'avez pas les bras étendus comme Lui, mais vous pouvez étendre vos désirs, vos supplications jusqu'au fond du Purgatoire et jusqu'au bout du monde, vers toute âme qui a besoin de conversion ou de ferveur. Emparez-vous souvent par l'amour, par la communion spirituelle, de l'Adoration et de la Reconnaissance infinie de Jésus en Croix, pour remercier le Bon Dieu ; et de sa prière infinie pour appeler des grâces sans nombre sur le Carmel, sur nous, sur l'Eglise.. ». C'est ainsi que je fais, nous dit-elle avec simplicité, après la lecture de ces pieux avis. Elle avait fait écrire sur un petit papier qu'elle portait sur son coeur: Seigneur, je vous offre mon dernier soupir en union de celui que Notre-Seigneur rendit sur la Croix. Je veux recevoir le coup qui séparera mon âme de mon corps avec joie, avec reconnaissance et avec amour, et je vous l'offre comme un acte d'adora­tion et d'hommage à votre divine volonté. Elle y fit ajouter quelques pieuses invocations à la Sainte Vierge, les dictant elle-même avec grande ferveur. Après les prières de la recommandation de l'âme, elle fit une fois, d'une voix forte, l'offrande citée plus haut. Pendant une semaine encore, de violentes crises, qui la mettaient à l'extrémité, nous rappelèrent chaque nuit, et souvent dans la journée auprès de son lit de souf­frances. Les derniers jours de sa vie ne furent qu'une agonie prolongée, s'interrompant par intervalles, et reprenant plus accentuée.

Le 9, vers 2 heures 1/2, son âme entra dans un terrible combat : le démon faisait les derniers efforts contre cette âme généreuse. Bien des fois, elle avait offert son agonie en union de celle de Notre-Seigneur, et Jésus voulut non seulement lui en donner la grâce, mais la faire boire après lui à son amer calice.

Au milieu des angoisses intérieures qui la saisirent, et dont Dieu seul a le secret, elle, qui depuis deux jours pouvait à peine se faire comprendre, répéta, pendant près d'une demi-heure, des actes véhéments de contrition et d'amour. Elle disait : Pardon, pardon, mon Dieu, pardon ! parce que je suis une très grande pécheresse. Vous ne rejetterez pas un coeur contrit et humilié ; puis elle reprenait, en accentuant chaque mot, les formules des actes de charité et de contrition par amour. Puis :_« Je renouvelle tous mes voeux. Je m'abandonne à votre sainte volonté, je m'y cramponne. Je crois, j'espère, ayez pitié dé moi, ayez pitié de moi. » Monsieur le Curé, notre bon Père Confesseur, entra alors pour lui renouveler la sainte absolution ; après quoi, le délire survint pénible, angoissé ; la pauvre enfant était à l'agonie. Nous l'aidions continuellement des prières du manuel, les rosaires, les chemins de Croix, les Salve Regina étaient répétés successi­vement. Le soir elle dit : « J'ai encore une nuit pour prier. » Vers 2 heures, dans un moment plus calme, elle étendit ses bras en croix, sa chère veilleuse les lui soutint, et elle renouvela ses voeux et le sacrifice de sa vie. Puis la lutte recommença ; pour l'assister dans ce combat nous eûmes la consolation de pouvoir faire offrir pour elle le Saint Sacrifice de la messe, objet de sa tendre dévotion. Après l'action de grâces, la communauté se réunit de nouveau pour réitérer les prières, et vers 9 heures 1/4, la chère enfant s'éteignit doucement, en attachant un long et doux regard sur celle que, dans sa foi, elle aimait à appeler son bon Dieu vivant. Le sacrifice était consommé.

Dans la soirée, la dépouille mortelle de notre bien-aimée soeur fut portée au choeur; nous l'entourions pendant l'office de Saint Martin et il nous semblait qu'elle aussi était « invitée par la troupe des Vierges à se joindre au cortège de l'Agneau, et que la clef de sa fidélité et de sa victoire était bien ce mot dit du grand Evêque de Tours : « Il ne se relâchait pas dans la prière, c'est pour cela qu'il fut invincible. »

La vie si pure et si fervente de notre bien-aimée soeur et les souffrances de son agonie nous donnent lieu d'espérer qu'elle jouit déjà de la vue de Dieu, mais comme le Seigneur juge les justices mêmes, nous vous prions. Ma Révérende Mère, de vouloir bien faire appliquer à notre Chère Soeur les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce une Communion de votre sainte Communauté, l'Indulgence du Via Crucis, celle des Six Pater, quelques invocations à Notre-Dame du Sacré-Coeur, à Notre Père Saint-Joseph, à notre Sainte Mère Thérèse et à Notre Père Saint Jean de la Croix, elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante.

Soeur Marie du Coeur de Jésus. r. c. i.

De notre Monastère de Saint-Joseph, sous la protection du Coeur Agonisant de Jésus et du Coeur trans­percé de Marie, des Carmélites de Dijon, le 14 novembre 1893.

 

 

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