Carmel

14 mai 1889 – Figeac

 

Ma Révérende et très-honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre Seigneur Jésus-Christ qui, au milieu des allégresses de sa glorieuse Résurrection, a voulu nous rappeler aux amertumes de la terre d'exil, en retirant d'avec nous notre chère et bien-aimée Soeur Christine-Mélanie-Marie-Thérèse de Saint-Louis de Gonzague, professe de choeur, âgée de 58 ans, 6 mois et quelques jours ; et de religion, 41 ans, 9 mois, 18 jours.

 

Notre chère Soeur Saint Louis de Gonzague était née à Rudelle, lieu peu éloigné de notre ville, de parents fort honnêtes et profondément chrétiens. Elle était l'aînée de douze enfants qui tous reçurent dès le bas-âge, avec les principes de la religion et de la piété, ceux de l'ordre et du travail, auxquels ils furent formés par l'exemple de leur père et de leur mère qui géraient et qui cultivaient eux-mêmes les biens qu'ils possédaient. Douée d'un coeur tendre, dévoué, compatis­sant, elle avait un caractère vif, enjoué, et ne perdait pas de temps à la tête de ses frèi-es et soeurs qu'elle amusait et faisait travailler tour à tour. Qui dirait toutes les entreprises et toutes les petites aventures de ses premières années écoulées dans l'innocence et la paix, à l'air pur de la campagne ? Il s'y mêlerait plus d'un trait d'espièglerie, et bien des fois, en récréation, elle nous a amusées et charmées par ses récits !.. Enfant, cependant elle était sérieuse ; ayant entendu raconter à la table de famille la vie des Pères du désert, à certains jours-il lui prenait des désirs ardents de pénitence : elle partait de grand matin, allait se cacher parmi les arbres de bois voisins et là, arrachant, coupant des racines, au hasard et au risque d'en être incom­modée, elle en mangeait le long du jour, pour faire pénitence comme les Ermites du désert ! » Mais, la nuit venait et, saisie de frayeur, elle rentrait au plus vite à la maison.

Afin de lui faire donner l'éducation nécessaire et pour la préparer à sa première communion, vers l'âge de huit ou neuf ans, ses bons parents la mirent en pension chez les religieuses de la Sainte-Famille nouvellement établies dans notre ville. Elle y était depuis quelque temps lors­qu'elle fut atteinte d'une fièvre typhoïde ; son père, informé, vint immédiatement la prendre et la transporta chez les tourières du Carmel, la confiant ainsi à l'amour maternel de la Reine du Ciel, et aux soins et aux prières de sa vénérée tante la Révérende mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin, fondatrice et prieure du monastère. Bientôt en danger de mort, l'enfant fut administrée par M. l'Abbé Imbert, Curé de la paroisse Saint-Thomas, Supérieur des Carmélites, et elle fit alors sa première communion. En ce moment, le Seigneur, qui allait la prendre dans son paradis, vit les larmes, entendit les supplications d'un père et d'une mère désolés ! . . Il la laissa à leur tendresse... L'enfant ne tarda pas à guérir. Pleins de joie, ils remerciaient Dieu d'avoir conservé leur chère Mélanie.... Ils ne savaient pas que le divin Maître se réservait de la leur reprendre un peu plus tard par un sacrifice de séparation et d'immolation sur l'autel de la montagne bénie du Carmel !.. Pendant qu'elle-même ignorait aussi son heureuse destinée, son ange invisible l'y préparait en la préservant du contact du monde ; et l'ange tutélaire et visible de la famille priait et disposait les voies selon les desseins de Dieu.

 

Sa tante, la Révérende Mère Marie-Thérèse, de douce et sainte mémoire, pleine de tendresse pour son frère et sa nombreuse famille, appelait sur eux tous les bénédictions divines ; elle suppliait le Céleste Epoux de son âme de prendre en son amour ces chers enfants et lui deman­dait surtout de se choisir des servantes fidèles parmi ses nièces. Elle fut exaucée en 1846,une pre­mière petite élue, Sophie, se présenta à l'âge de quinze ans et entra postulante au Carmel de Figeac. Mélanie, frappée de la résolution et du courage de sa soeur cadette, arrête en son coeur qu'elle aussi sera Carmélite ; et le jour de la prise d'habit, 24 août 1847, elle entre au monas­tère pour postuler à son tour. Quelques années plus tard, deux autres suivaient la même voie, l'une au Carmel de Montauban ; l'autre au Carmel de Tulle en qualité de tourière.

Mélanie avait alors près de 17 ans, habituée à la vie libre des champs, la solitude du Carmel avec ses assujettissements, dut éprouver sa nature indépendante. Elle s'y fit doucement, et sous la direction prudente qui lui était donnée, sa vocation s'affermit : elle prit le saint habit le 7 septembre de l'année suivante ; à cause des troubles survenus en France, on attendit pour sa profession jusqu'au 15 août 1850. Elle eut alors le bonheur de prononcer ses saints voeux. Mais déjà sa chère Tante et sainte Prieure n'y était plus ! Après l'établissement du monastère qu'elle avait gouverné pendant quinze ans, riche de travaux, de vertus et de mérites, ses pieux désirs accomplis, elle succomba à une maladie de poitrine, à l'âge de 47 ans. La Révérende Mère Victime de Jésus, qui lui succéda dans la charge de Prieure, reçut la profession de ma Soeur Saint-Louis.

Désormais à Dieu par des liens sacrés et irrévocables, notre bien-aimée Soeur commença sa vie de Carmélite qui devait s'étendre à de longues années. Sa piété se développa, se forma à l'austérité et la perfection de notre Sainte Règle. Elle comprit que le sacrifice et l'oubli de soi-même sont l'essence de la vie surnaturelle, et que pour vivre à Dieu il faut mourir à toutes choses et surtout à soi-même. Le dévouement était le fond de son coeur ; toute sa vie notre bien-aimée Soeur s'est dépensée pour sa chère communauté pour ses soeurs qu'elle aimait tant, qu'elle ne pouvait voir souffrir et qu'elle voulait aider sans cesse. Employée longtemps à l'office des fleurs, très important et l'une des principales ressources de la communauté, elle fit voir là jusqu'où pouvait aller son dévouement, passant bien des nuits au travail sans jamais se plaindre de fatigue, et aussi son adresse et son bon goût pour la confection des fleurs et des bouquets d'autel. Adroite, soigneuse, elle faisait encore de charmants ouvrages tous marqués au sceau parfait de son voeu de pauvreté. Elle fut successivement lingère, robière, et chargée de faire les pains d'autel ; elle apprit même à tisser nos étoffes de laine pour robes, cottes, tuniques, etc. ; et jusqu'en 1887, malgré la fatigue qu'elle commençait à ressentir, elle fit la toile des alpargatas qu'elle réussissait parfaitement. Combien elle aimait à rendre service ! Elle ne manquait jamais aux travaux communs ; alors qu'elle était presque mourante, un jour qu'on lavait la lessive, elle nous dit à nous-même qui venions la voir : « Oh ! ma mère, que ne puis-je aller « laver moi aussi pour aider à nos Soeurs !.. »

Notre chère Soeur était surtout fervente à prier pour les pêcheurs et pour les âmes du purga­toire. Les dimanches et les fêtes, elle se tenait beaucoup au choeur, très fidèle à faire le Chemin de Croix, à réciter le Psautier et le Rosaire ; et les jours où le Très Saint-Sacrement était exposé sur l'autel, elle ne le quitta pas. C'était elle qui, aux Jours Saints, préparait le tom­beau pour le chant du Stabat, et celui du 4 octobre ; elle avait un soin extrême de l'ermitage de notre Père Saint-Joseph dont elle était chargée ; elle se prêtait avec empressement à toutes nos fêtes de famille et d'usage : pour les Saints Innocents et les Marthes, il n'y avait pas de décorations amusantes qu'elle n'inventât, pleine d'entrain et de complaisance attentive pour faire plaisir à ses Soeurs ; le goût, le soin, l'ordre présidaient à tout ce dont elle était chargée.

Cependant notre bien chère Soeur Saint-Louis avait à lutter contre beaucoup de vivacité naturelle ; d'un tempérament nerveux, l'impatience lui eût été facile et souvent elle nous a édifiées par les actes généreux d'humiliation faits à ce sujet. Elle remporta bien des victoires sur elle-même... Oh ! merveille de la grâce ! Et durant le cours de sa maladie qui fut près de dix mois, elle est constamment, demeurée d'une inaltérable et admirable patience ! Pas une plainte, pas un mot qui sentît les fatigues de la nature... une "douceur, une résignation, un abandon parfait à la très sainte volonté de Dieu !.. Elle ne demandait rien, ne refusait rien ; elle paraissait satisfaite de tout      '           .

Ses longues années de vie religieuse avaient mûri et sanctifié son âme ; l'exil de la terre allait bientôt finir ! Sans être d'une santé robuste, notre chère Soeur avait presque toujours gardé la Règle dans toute son austérité, ainsi que les jeûnes rigoureux du Carême. Mais, les premiers jours de janvier 1888, elle fut subitement prise d'un violent crachement de sang qui . dura plusieurs jours. Nous appelâmes M. notre Médecin, plein de bonté et de dévouement pour nous, qui conjura la crise sans cependant dissiper entièrement nos craintes pour l'avenir. Les soins nécessaires furent donnés, notre chère fille sembla se remettre presqu'à l'ordinaire ; la prudence ne permit pas de la laisser jeûner ce carême là, elle resta soumise à quelques adoucis­sements ordonnés par notre bon Docteur. Dans le courant de l'été elle éprouva une nouvelle fatigue qui lui fit penser qu'elle mourrait bientôt : elle devint en effet plus souffrante et au mois de novembre une phtisie se déclara avec intensité ; nous étions effrayée ^e la marche rapide du mal ; M. notre excellent Docteur confirma nos appréhensions, il ne nous laissa pas l'espoir de conserver longtemps notre bien-aimée Soeur. Elle-même comprit la gravité de son état tout en conservant certaines illusions propres au désir naturel de guérir ; mais elle éleva son âme et son coeur vers Dieu et s'abandonna à sa volonté sainte pour la vie ou la mort

Il y eût un moment d'arrêt dans le progrès du mal, puis au mois d'avril il reprit son cours mortel. Nous pensâmes à lui faire recevoir les derniers sacrements, nous désirions lui procurer eu même temps une consolation précieuse à elle et à sa famille. Nous offrîmes à Monsieur son parent, vénérable curé d'une paroisse voisine, qui l'avait visitée au parloir plusieurs fois pendant sa maladie, de venir et d'entrer pour lui conférer les grâces suprêmes de notre sainte religion. Il accepta avec empressement, et sachant maîtriser les vives émotions de son coeur, il donna lui-même à sa chère cousine, les arrhes sacrées de la vie éternelle.

Le lundi de la semaine sainte elle se trouva bien plus mal, notre vénéré Père Confesseur vint la voir : il la confessa et l'encouragea par ses bonnes et fortifiantes paroles ; le lendemain Monsieur notre Chapelain lui apporta le Saint Viatique, qu'elle reçut avec piété ; lorsque nous revînmes auprès d'elle quelques instants plus tard, elle voulut renouveler ses voeux dans nos mains ; elle était calme, sereine et toute prête à mourir. Trois semaines encore devaient s'écouler dans de grandes souffrances. Notre pauvre soeur, réduite à une extrême faiblesse, ne prenait plus aucune nourriture : elle endurait une soif dévorante qui n'était un peu calmée que par quelques gouttes d'eau bénite dont nos chères infirmières humectaient ses lèvres et sa bouche en feu. Nous la visitions souvent, le coeur brisé et bien ému devant ses longues douleurs si patiemment supportées. Pauvre enfant ! qu'elle a généreusement souffert ! Le Seigneur, son divin époux, purifiait son âme et la parait pour son entrée dans la salle des noces éternelles ! Nous lui adressions de temps en temps quelques paroles de foi et de douce espérance, elle y adhérait en son coeur et par quelques légers signes, car elle ne pouvait plus parler. La veille de la fête du patronage de notre Père Saint Joseph, de plus en plus faible, il survint un peu de délire qui nous avertit que l'heure suprême sonnerait bientôt ; une dernière absolution et l'indulgence in articula mortis lui avaient été renouvelées. Le dimanche s'écoula: ainsi, mais le lundi matin notre pauvre soeur mourante nous parut en agonie... Elle conservait sa connaissance et souffrait comme la victime qui achève de se consumer. A midi et demi nous assemblâmes la Communauté pour faire de nouveau les prières de la recommandation de l'âme, elle nous entendait et s'y unissait malgré les étouffements qui la suffoquaient !... O mon Dieu !... que votre Justice et votre Miséricorde sont infinies !... Elle demeura encore ainsi pendant trois heures en union avec notre adorable Sauveur mourant sur la Croix... Puis sa respiration si haletante s'arrêta, ses derniers soupirs s'exhalèrent lentement sans effort !... Au coup de quatre heures, son âme s'envola dans le sein de Dieu !... Ses traits si altérés par la souffrance reprirent après sa mort une expression profonde de sérénité et de paix.

Nous savons que le Seigneur trois fois Saint trouve des taches dans ses anges et que les âmes les plus pures ont toujours, après cette vie, quelques fautes, à expier. Nous vous prions donc, Ma Révérende Mère, do vouloir bien faire rendre au plus tôt les suffrages de l'Ordre à notre bien-aimée soeur Saint-Louis de Gonzague. Par grâce une communion, le Via Crucis et les Six Pater ; quelques invocations aux Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie et à Saint Joseph, objet spécial de sa dévotion. Elle en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, au pied de la Croix, 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Votre très humble Soeur et Servante,

Sr Thérèse de JÉSUS,

R. C. Ind. Prieure.

De notre Monastère du Sacré-Coeur de Jésus, sous la protection de N.-P. Saint Jean de la Croix, des Carmélites déchaus­sées de Figeac, le 14 mai 1889.         

 

FIGEAC. — Imprimerie veuve Lacroix et Louis Moles

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