Carmel

14 juillet 1890 – Paris Saxe

 

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, qui vient de rappeler à lui, notre bien chère Soeur Louise-Aglaé-Céphise-Marie de Saint-Bernard du Coeur de Jésus, dans la quatre-vingtième année de son âge et la cinquante-troisième de sa vie religieuse.

C'est ainsi que Dieu retire successivement du milieu de nous, en moins de dix mois, quatre membres de notre chère famille, dont trois se mon­trèrent toute leur vie de vigoureux rameaux, où l'on retrouvait la sève toujours active de l'arbre béni qui les avait engendrés et fécondés. Notre bonne Soeur Saint-Bernard était en effet une des filles de notre vénérée Mère Camille de si consolante mémoire.

Type particulier, dirons-nous dès l'abord, elle fut pour celles qui la connurent plus intimement et l'étudièrent plus à fond, une attestation éclatante de la multiplicité des voies dont Dieu se sert, même au Carmel, pour s'attirer et se consacrer les âmes.

Énergique par volonté et par tempérament jusqu'à une ardeur peu commune, jusqu'à un courage presque viril, lesquels ne connurent jamais de défaillance, on s'étonnait de trouver en même temps une tendresse de coeur et une sensibilité, qui lui laissèrent savourer autant les délicatesses de l'affection que l'amertume des mille détails pénibles de la vie. C'est entre ces deux extrêmes de sa nature qu'il faut rechercher en notre bien chère Soeur la part exclusive que Dieu se réserva, et la générosité avec laquelle elle sut la lui offrir.

D'une très honorable famille de la Normandie, notre bonne Soeur Saint-Bernard fut élevée dans la pratique des devoirs d'intérieur et dans l'amour des siens, joints à des principes chrétiens, qui, pour manquer peut-être de cette onction que le commencement du siècle connaissait peu, donnè­rent néanmoins à son âme ardente un éclair de vérité qui l'illumina toute sa vie. Elle entrevit les beautés de la religion, l'existence de Dieu, ce pourquoi elle était créée et la profondeur de ce mot: Éternité !

 Cette pensée ira se développant, revêtira mille formes: elle restera l'orientation principale de sa vie et lui fera redire à ses derniers moments : « Oui, je ne veux que connaître Dieu, le servir plus parfaitement, l'aimer davantage dans le temps pour le mieux voir et le plus aimer pendant toute l'éternité. »

Désireuse de se préparer au grand acte de sa première communion avec toute la ferveur possible, elle supplia sa mère de la placer dans une maison d'éducation chrétienne. Entrant dans ses vues, celle-ci la confia à des maîtresses d'une piété remarquable, qui disposèrent son coeur à la première visite de Jésus. Ce jour fut pour elle le plus beau et le plus doux de sa vie : Notre-Seigneur ayant voulu, sans doute, lui donner on cette journée, de goûter quelques-unes des saveurs de la manne divino dont il voulait plus tard la priver. Nous retrouverons en elle, à ses der­niers moments, l'écho de cette joie sainte dont les parfums furent si doux qu'ils embaumèrent toute son existence.

Dieu s'était donné à elle, elle voulait le servir et l'aimer; mais la pensée de se consacrer à lui dans la vie religieuse ne lui était point encore venue. Le monde lui offrit même quelques charmes, et elle se fût facilement donnée à ses plaisirs et à ses fêtes.

Une parole de l'Imitation cependant l'avait frappée: « Faites dès aujourd'hui ce que vous voudriez avoir fait à l'heure de la mort », et comme en cette âme vigoureuse comprendre et agir ne pouvaient se séparer, elle chercha de suite ce qu'il lui serait plus consolant d'avoir fait à son heure dernière. La vie religieuse lui apparut avec ses renoncements et ses sacrifices, comme la meilleure affirmation de son entier dévouement à Dieu, mais chérissant tendrement sa famille et habituée qu'elle était à vivre à son foyer, elle ne pouvait se faire à la pensée de briser le coeur de ceux qu'elle aimait. Dieu lui avait montré la montagne du Carmel, les obstacles ne comptaient plus : elle se réfugia dans la force qui lui venait d'en haut, surmonta la douleur que lui causait l'opposition de son père et de sa mère et put enfin répondre à l'appel divin.

Elle racontait, au sujet de son départ, que sa famille la mettant dans l'impossibilité d'effectuer son voyage, elle avait profité de la voiture d'un marchand de chiffons en gros pour faire son entrée dans la capitale, ce dont sa famille ne fut pas peu mystifiée.

Notre vénérée Mère Camille, à qui elle fut présentée par un prêtre tien connu, aima de suite cette âme qui se révélait si forte, si franche, si droite, et l'admit avec joie fondant sur sa généreuse conduite de réelles espérances.

Cette chère postulante les réalisa et nulle ne fut plus aimée de la vénérée Mère qui la prenait souvent pour sa confidente, et plus tard, pour son amie dévouée.

 

Elle revêtit le saint habit quatre mois après son entrée et les qualités de son coeur et de son esprit lui avaient assez acquis l'estime et l'affection générales pour qu'on pût espérer que le noviciat se passerait au gré de ses désirs.

Dieu en avait jugé autrement. Il permit que sa santé fût assez ébranlée pour que sa mère, toujours contraire à sa vocation, saisît ce prétexte pour la redemander, et s'y prît de telle manière auprès de Monseigneur de Quélen, alors notre vénéré Supérieur, que force fut à la pauvre novice d'obéir à l'injonction de ceux qui lui tenaient la place de Dieu, et lui pro­mettaient de la reprendre au bout d'un an.

Ce que la chère enfant souffrit à sa sortie et pendant cette année, qui lui parut un siècle, est inexprimable. Sans cesse aux prises avec la tendresse des siens et les mille sollicitations employées pour éteindre en son âme une vocation à laquelle ils ne pouvaient se rendre, elle ne trouva de compensation que dans sa volonté énergique qui renouvelait sans cesse à Dieu le sacrifice que lui-même semblait ne plus vouloir accepter.

L'année écoulée, elle déclara de nouveau à ses parents la ferme résolu­tion qu'elle conservait de rentrer au Carmel, et ceux-ci, qui s'étaient flattés d'un autre succès, reprirent l'offensive. Le père parut cependant se laisser quelque peu toucher, mais la mère demeura inflexible. Devant cette per­sistante opposition, la chère enfant crut prudent de se ménager une nou­velle fuite; mais arrivée à distance, auprès d'une amie, son frère la supplia de revenir embrasser ses parents, lui promettant qu'on lui laisserait ensuite sa liberté. Elle n'y consentit qu'à la condition qu'on ne lui dirait pas un mot. Tout se passa de la sorte, mais l'émotion avait terrassé la mère, et ce ne fut qu'en la laissant évanouie que sa fille put s'arracher de ses bras. Regardant plus haut que son coeur, la chère enfant ne retourna pas en arrière et ne vit que Dieu lui rouvrant les portes de son sanctuaire, où elle fut accueillie avec bonheur et où elle reprit sa vie de novice, que ses souffrances passées lui firent doublement apprécier.

Enfin, arrivée au terme de ses désirs, elle prononça ses saints voeux l'année suivante : sa joie ne se pouvait exprimer. Nous ne dirons pas que sa ferveur s'en accrut: elle demeura toujours la même tout le cours de sa vie. Ce fut dans cette même ardeur qu'elle vécut plus de cinquante années au Carmel où elle réalisa la parole de saint Paul : « Mon juste vit de la foi. »

Oui, elle vécut vraiment de foi et d'une foi aussi généreuse que persé­vérante, qui lui fit trouver dans sa chère vocation un bonheur qu'elle attes­tait énergiquement par ces paroles adressées, en 1848, à un de ses parents qui lui offrait un abri si la tourmente révolutionnaire menaçait son cloître : « Quand bien même, lui écrivait-elle en le remerciant, je devrais être écrasée sous les murs de notre cher monastère, je n'en sortirai jamais que par la force armée." Intelligente, d'un jugement droit et joint, on pourrait dire, à une très grande précision, notre bonne Soeur Saint-Bernard fut souvent consultée par ses Prieures qui aimaient à lui confier leurs embarras ou leurs désirs, comptant sur sa parfaite discrétion et sachant combien son coeur s'ouvrait joyeusement à ces confidences maternelles. Nulle d'elles ne se repentit jamais de la confiance donnée, car ses appréciations pleines de justesse égalaient la franchise de ses déclarations.

Dans ces circonstances on la voyait reprendre vie et, lorsque son juge­ment différait quelque peu de celui de sa Prieure, on l'entendait lui dire avec sa bonne et entière loyauté : « Voyez-vous, ma Mère, nous ne sommes pas du même avis, je ne puis dire comme vous ; mais si vous saviez comme je suis heureuse de vous faire connaître toute ma pensée, et comme je suis tranquille en sentant que nous nous aimons tout autant. » Et elle baisait si religieusement et si affectueusement les mains de sa Prieure, que celle-ci ne pouvait qu'aimer davantage ce caractère à la fois noble et fier, que l'obéissance monastique avait courbé non devant la créature mais devant Dieu.

D'ailleurs, elle eût volontiers dit la vérité tout entière à qui que ce soit, son coeur bon et aimant lui facilitant les moyens de tout adoucir et de n'offenser personne.

Nous avons nommé sa franchise; disons que comme la foi fut le cachet particulier de son âme, la droiture fut le sceau de tous ses rap­ports avec le prochain. Ils se ressentaient, il faut l'avouer, de sa nature si exacte et si forte à la fois. Lui résister ou la contredire surtout dans la minutie des détails devenait pour elle l'occasion d'accomplir un acte héroïque qu'elle oubliait parfois. Mais, pauvre Soeur! comme elle rachetait ces moments de faiblesse par une humilité et une rare conviction de ses torts, et comme elle sut toute sa vie demander pardon, avec l'ingénuité du petit enfant, à celles qu'elle avait cru contrister, ne fut-ce qu'une simple novice, et dans ces derniers mois, avec quelle attendrissante simplicité ne le faisait-elle pas avec la dernière de nos professes qui aidait ses infir­mières?

Régulière avec toute la ferveur que comportait l'énergie de son âme généreuse, elle aimait les moindres pratiques de sa chère vocation et les embrassait avec une facilité qui ne laissait pas soupçonner l'état d'aridité à peu près continuel dans lequel elle vécut, et devenait la preuve la moins équivoque de sa générosité envers Dieu. Son humilité si vraie n'eût pu se persuader même un instant qu'elle fût digne de la moindre consolation de Notre-Seigneur. Un jour que malade à l'infirmerie, elle y séjournait avec notre chère Soeur Aimée de Jésus, de si douce mémoire, et que celle-ci lui disait qu'elle enviait sa foi :  "Oh ! ne me dites pas cela, reprit-elle vive­ment, je ne suis bonne à rien, mais quand je vois des âmes qui sont favorisées de grâces spéciales, jamais il ne me vient à la pensée de les désirer pour moi-même, je sais trop ce que je vaux. Accomplir la divine volonté aussi parfaitement que possible, tout est là pour moi. »

Mais si elle était privée de ces douceurs, jamais la tristesse ne lui fit sentir ses atteintes. « On peut trouver une aussi bonne volonté que la vôtre; une meilleure : non! » lui écrivait un directeur dont elle était bien connue. Ce mot la peint tout entière. Elle faisait son devoir de tout son coeur, donnait à Dieu tout ce qu'elle pouvait et empruntait volontiers aux saints leurs sentiments pour suppléer aux siens. Elle se composait même de son propre fond tout un petit recueil d'élans amoureux vers Dieu qui lui fournissait tout ce que son coeur voulait exprimer de plus tendre et de plus généreux.

Mais pourquoi ne pas dire de suite de sa foi, qu'elle était surtout, avant tout, et presque exclusivement apostolique. Sa vocation avait eu pour point de départ la volonté de se sauver, de sauver les siens... L'âme de son frère en particulier demeura sa persistante sollicitude. Dans sa vie du Carmel, elle vit ses ambitions s'agrandir. Elle y aima les âmes, mais entre toutes, celles dont le dévouement les porte à quitter famille et patrie pour en gagner d'autres à Jésus-Christ. Combien son coeur comprenait le mission­naire, s'identifiait à son enthousiasme ! Dieu seul pourrait le dire, mais dans les communications plus intimes on découvrait la douce lumière dont Dieu l'avait éclairée, pour lui faire apprécier l'abnégation continuelle de ces coeurs d'apôtres, leur besoin de soutien dans leurs angoisses ou leurs périls ; aussi les suivait-elle en esprit dans leurs voyages, les accom­pagnant de ses prières les plus ferventes et les plus persévérantes.

Longtemps la sacristie lui fut confiée et si son zèle pour nos saintes solennités et pour la pompe extérieure du culte y trouva sa consolation, non moins grande était sa joie de se trouver souvent en rapport avec les aspirants aux missions, si attachés à notre cher Carmel. Nous ne pour­rions énumérer les saintes unions qui furent contractées entre cette âme apostolique et tant de pieux lévites désirant le martyre que plusieurs ont eu le bonheur d'obtenir. Que d'échanges furent faits entre ce coeur viril autant que tendre et ces jeunes prêtres ne respirant que le zèle et l'amour des âmes, échanges qui durent souvent réjouir le coeur des anges du ciel autant que fortifier ceux de la bonne Nouvelle.

Dans ses dernières années où arrêtée à l'infirmerie, notre chère Soeur y était souvent seule, ces souvenirs de sa vie religieuse la soute­naient et la consolaient, et quand Tune de nous la visitant la mettait sur la voie de quelque récit de ce genre, on la voyait s'épanouir en une ferveur que n'eût pas désavouée une jeune religieuse au lendemain de ses voeux.

C'était souvent un innocent stratagème qu'on employait pour lui faire oublier quelque petite mésaventure que son état de longue souffrance lui grossissait plus ou moins en la faisant ainsi mériter davantage ; mais on réussissait si bien que tout nuage se dissipait et qu'en la quittant on sen­tait lui avoir redonné la vie.

Généreuse pour Dieu, zélée pour les âmes, très humble dans son opi­nion d'elle-même, notre bonne Soeur Saint-Bernard avait un grand amour pour notre saint Ordre. Quant à son cher Carmel, volontiers elle l'eût cru et voulu plus parfait que tous les autres : là s'était réfugiée en quelque sorte sa fierté naturelle.

Comme toutes nos vénérées anciennes, elle avait pour les Novices une vraie préférence qui s'attachait surtout à développer dans leurs coeurs l'estime et l'amour de la vocation, le zèle de la discipline et du culte divin, et plus d'une d'entre nous se rappelle les admonitions et observations toujours bienveillantes, quoique parfois un peu longues, de la vénérable Soeur, et si la nature n'y trouvait pas son compte, on pouvait, en exami­nant de près, rendre justice à la fidèle zélatrice qu'elle avait été dans le vrai, souvent dans le vif, mais que tout tendait à donner à l'âme qui l'écoutait la véritable notion de la religion et de ses observances. C'était surtout l'office divin qui était le sujet de ses fraternelles exhortations, son amour et son zèle pour ce saint exercice lui inspirait le désir de voir les jeunes religieuses se pénétrer d'un profond respect pour ses moindres cérémonies. Son ton religieux, pose, plein de dignité, joint à la gravité de toute sa personne, faisait oublier la faiblesse et le manque d'harmonie de sa voix et n'en touchait pas moins les coeurs. Nos dernières enfants furent fort surprises le jour de sa cinquantaine de l'impression que cette pauvre voix tremblante mais imposante encore leur fit à toutes.

Il y a deux ans, en effet, nous eûmes la consolation de célébrer les noces d'or de notre chère ancienne et de voir s'associer à notre fête bon nombre de nos Carmels que nous aimons à remercier ici de nouveau. Celte journée lui apporta toutes les grâces qui pouvaient le mieux réjouir une âme aussi apostolique. Notre Très Saint-Père le Pape avait béni le voile de la jubilaire et son infirmerie était décorée d'un portrait du Pontife au bas duquel se Usait une bénédiction s'étendant à ses parents les plus proches.

Monseigneur l'Archevêque présidait la cérémonie et fit allusion dans les paroles les plus touchantes elles plus paternelles, aux saintes affections de son coeur.

La joie, la confusion, l'action de grâces se mêlaient sur ses lèvres qui ne savaient comment exprimer les sentiments de sa reconnaissance. Nous n'oublierons jamais la ferveur avec laquelle nous l'entendîmes renou­veler ses saints voeux. Qui pourrait dire les prières, les supplications

qu'elle fil monter vers Dieu pour sa plus grande gloire et le bien de ses chers missionnaires qui, présents en grand nombre à la cérémonie, faisaient écho par leurs voix mâles et vibrantes aux ardeurs de celle qui leur avait consacré la meilleure partie de son existence.

Assez faible dès le début de sa vie religieuse, pour qu'on pût conce­voir des inquiétudes sur sa santé, notre chère Soeur Saint-Bernard avait un tel courage que notre bonne Mère Camille crut pouvoir l'admettre, espérant que son énergie et même son tempérament triompheraient des difficultés qu'on redoutait. Son ardeur la soutint, il est vrai, à de certains intervalles; cependant elle fut à peu près toute sa vie contrainte délaisser ou reprendre dans la mesure du possible les observances régulières.

Dieu brisa de cette manière cette nature ardente et active mais fidèle et généreuse dans son sacrifice, elle ne se laissa jamais dominer par aucune tristesse, et on ne surprit même pas en elle ces défaillances morales qu'un état maladif amène parfois comme un surcroît d'épreuve dans les meil­leures âmes.

Plusieurs maladies vinrent accroître souvent la somme de ses souf­frances. Deux fois même on la crut assez gravement atteinte pour la faire administrer. Revenant à la vie, il y a cinq ans, après une seconde Extrême- Onction, elle prétendait qu'elle n'oserait plus se montrer tant elle était confuse de nous faire toujours croire en vain à son départ pour le ciel. Depuis cette époque, sa vie ne fut plus qu'une mort anticipée. Elle faisait peine à voir. Dieu lui imposa successivement le sacrifice de l'usage de ses deux mains, dont l'une se dessécha il y a plusieurs années, ne lui laissant que la sensibilité pour en souffrir cruellement, tandis que l'autre était atta­quée de douleurs de goutte qui lui avaient recourbé tous les doigts.

Un catarrhe qui lui était resté depuis longtemps, à la suite d'une forte bronchite, rendait ses nuits pénibles et fatiguait son pauvre corps si amaigri qu'il ne paraissait plus qu'un squelette, on se demandait comment elle pouvait garder malgré un si prodigieux affaiblissement une aussi remarquable lucidité d'intelligence. Chaque matin ou à peu près, on la conduisait recevoir la sainte Communion, mais nous nous attendions à la voir d'un jour à l'autre s'en aller dans une faiblesse ou succomber à une crise de suffocation, car sa toux effrayante pouvait le faire pressentir. Dieu voulait qu'elle souffrit davantage et sa constitution, dont le fond avait une certaine force, devait lutter contre la mort comme d arrive rarement à cet âge.

Mercredi 2 juillet, elle put comme d'habitude aller recevoir Notre- Seigneur. C'était l'anniversaire de sa première Communion et le matin on la trouva levée bien que la veille on eût cru que sa faiblesse ne le lui per­mettrait pas. Sa ferveur et sa joie d'avoir pu communier ce jour-là qui lui rappelait tant de souvenirs nous touchèrent profondément et nous étions tout heureuse de la consolation qu'elle ou avait reçue pressentant bien par l'altération de ses traits que sa fin était proche. Le dimanche suivant elle ne put entendre la sainte messe mais rien n'annonçait absolument le dénouement, quand le mardi dans la nuit une sorte de crise nerveuse et convulsive nous alarma, et bien que la journée la vit reprendre son état habituel, nous ne pouvions douter de l'issue prochaine. Les crises se renouvelèrent el le jeudi matin nous crûmes prudent de lui faire recevoir les derniers sacrements. La pauvre Soeur qui n'avait jamais redouté la mort reçut cette nouvelle avec transport sans croire pourtant qu'elle fût si proche. Les crises redoublaient d'intensité et de fréquence et nous eûmes la douleur d'assister pendant trois jours à un véritable débat entre ce pauvre corps qu'on aurait cru déjà vaincu par tant de souffrances et la mort qui s'avançait. De douloureuses convulsions agitaient tous ses mem­bres et les deux ou trois heures que duraient ces phases si pénibles nous ^semblaient des journées. « Je n'aurais pas cru qu'il fallait tant souffrir pour mourir », disait la pauvre agonisante qui comprenait parfaitement son étal et suivait tout ce qui se passait en elle. « Je pensais qu'à mon âge j'aurais fini tout tranquillement et je ne fais que me débattre, mais j'accepte tout et la mort comme Dieu la veut pour moi. J'unis ma der­nière heure à votre agonie, ô Jésus, répétait-elle sans cosse, mon dernier soupir à votre dernier soupir et je veux qu'il ne vous soit qu'un acte d'amour. » Et toutes les plus ardentes prières passaient sur ses lèvres ainsi que la rénovation de ses voeux qu'elle prononçait encore quelques heures avant d'expirer avec une force qui témoignait toute sa joie d'être à Dieu.

Puis comme on lui parlait de ses soeurs qu'on ne pouvait toujours faire entrer à cause de ses crises, elle disait pour chacune un mot du coeur qui en laissait voir el sentir jusqu'au dernier moment toute la sensibilité. Les infirmières en particulier étaient l'objet de sa pensée et de ses effusions ; elle ne savait comment leur exprimer sa reconnaissance. Une postulante du voile blanc étant venue la voir, elle lui fit les plus touchantes recom­mandations et lui conseilla en particulier toutes les fois que quelque chose lui coûterait, de l'offrir à Dieu à l'intention de lui procurer un accroisse­ment de gloire et à elle-même un accroissement d'amour, ce qui était d'ailleurs une de ses demandes de choix.

Enfin, après deux jours qu'on peut appeler une violente agonie pendant laquelle elle put de nouveau recevoir la sainte absolution, et consacra toute sa connaissance, elle entra dans une absorption qui lui permit de rendre son âme à Dieu dans un calme relatif, samedi 12 juillet. Il était environ huit heures el demie du soir, nous l'entourions de toutes nos prières qui avaient été continuées alternativement près d'elle pendant ces deux jours.

Avoir été témoin de tant de souffrances à ses derniers instants augmente notre douleur, et son départ nous laisse un bien grand vide. Malgré son absence de nos exercices depuis longtemps, elle tenait large place dans notre cher Carmel, et son coeur nous manquerait en bien des circonstances, si nous n'avions la confiance qu'elle aimait trop sa chère Communauté pour ne pas la protéger du haut du ciel.

Permettez-nous, ma Révérende Mère, de n'ajouter plus que ces lignes tracées par notre vénérée Soeur et qui vous exprimeront ses désirs : « Je prie bien humblement notre révérende et bien chère Mère de réclamer les prières accoutumées en faveur des saintes âmes du Purgatoire, et de celles surtout qui procurent le plus de gloire a Dieu, m'abandonnant malgré mon extrême misère et mes nombreux péchés à son infinie misé­ricorde; si on veut bien avoir la charité d'ajouter les six Pater, Ave et Gloria avec les invocations au Sacré Coeur de Jésus et au doux Coeur de Marie, j'en serai très reconnaissante.

Nous espérons, ma Révérende Mère, que vous voudrez bien répondre aux voeux de cette regrettée Soeur et y joindre une communion de votre fervente Communauté et l'indulgence du Chemin de la Croix, ce dont nous vous remercions à l'avance, nous disant avec un tout fraternel et religieux respect, ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre bien humble Soeur et servante,

SŒUR TÉRÈSE DE JÉSUS

R. C. ind.

De notre monastère de notre Mère Sainte-Térése sous la protection de notre Père saint Joseph des Carmélites de Paris, avenue de Saxe.

Ce 14 Juillet 1890.

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