Carmel

14 juillet 1888 – Aurillac

Requiescat in pace

Ma très révérende et très honorée Mère,
Quelques lignes, jetées au courant de la plume, vous ont déjà porté le cri de notre douleur, en réclamant vos religieux suffrages pour notre vénérée et bien digne Mère Madeleine du Saint Coeur de Marie, partie de notre Carmel d'Aurillac pour le Ciel, le 16 juin dernier.... Mais ce cri, auquel votre coeur a déjà répondu, ne suffit pas au nôtre. Nous éprouvons le besoin de vous parler de cette excellente Mère, Fondatrice et, pendant 27 ans, Prieure de notre Monastère, et nous voudrions faire connaître à votre Révérence la suréminence des vertus de cette vraie fille de Sainte Thérèse.
Mais comment aborder un pareil sujet ?   
Hélas ! nous le sentons bien, cette tâche est au-dessus de nos forces, les anges seuls pourraient nous révéler le mystère d'une vie qui fut toute cachée en Dieu.... Cependant, ma révérende Mère, comptant bien sur le secours divin et sachant qu'aux fruits on connaît l'arbre, nous venons en toute simplicité vous dire tout ce que nous avons pu recueillir au sujet de cette bien-aimée Mère.

Elle naquit à Montauban, le 12 février 1821, d'une famille simple et modeste, mais éminemment chrétienne et d'une honorabilité incontestée. Elle y grandit sous l'oeil vigilant d'une mère aussi pieuse que tendre, suçant, on peut le dire sans exagération, la vertu avec le lait. Conférée à la Sainte Vierge bien avant sa naissance, elle n'avait que quelques mois lorsque, le 16 juillet, jour de la fête de N. D. du Mont-Carmel, elle aperçut de l'Aumônier du Carmel de Montauban les livrées de notre Mère du Ciel. En la revêtant de son scapulaire, Marie dut sans doute marquer du sceau de ses plus chères prédilections cette âme d'enfant qui devait rester si pure, l'aimer si tendrement et, plus tard, la glorifier si bien par ses oeuvres. Quoi qu'il en soit, la petite Eulalie se développait àmerveille, et sa gentillesse, sa précoce intelligence, son joyeux caractère, sa piété naïve et sa ravissante candeur faisaient la joie et l'admiration de ses bons parents.
Dès l'âge le plus tendre, on put remarquer en elle une instinctive horreur pour le mal et un irrésistible attrait pour la vertu, surtout pour la pénitence. A peine âgée de 7 ans, elle avait, à force d'instances, obtenu de sa mère la permission de faire, comme elle, maigre tout le carême, ce que faisaient encore dans quelques villes du Midi un certain nombre de familles exceptionnellement chrétiennes. Pour mettre à l'épreuve la fermeté de sa résolution, un de ses oncles, qui savait qu'elle aimait beaucoup le poulet, la pressait un jour d'en manger. Notre petite Eulalie, sans se déconcerter, lui répondit comme jadis Madame de Chantal au célèbre calviniste : « Vous pouvez dire tout ce que vous voudrez, nous verrons bien au jour du Jugement lequel de nous deux a eu raison. » Quelle réponse dans la bouche d'une enfant de cet âge!..
Cet attrait pour la pénitence grandissait de jour en jour, et avec lui, grandissaient aussi ses aspirations vers la vie religieuse. Elles étaient si ardentes que, jeune fille de quinze ans, douée de tout ce qui peut plaire au monde et entourée des plus tendres affections de sa famille, Eulalie sollicita de son Directeur la permission de se consacrer irrévocablement à Dieu par les voeux de Pauvreté, Chasteté et Obéissance». Trop prudent pour le permettre, le sage Directeur s'y opposa formellement ; mais, dès cette heure, la pieuse jeune fille s'exerça par tous les moyens possibles à la pratique des vertus qui devaient être un jour les liens sacrés et indissolubles de son union avec le céleste Époux dont son âme avait fait
choix. Trompant te tendre sollicitude de sa mère pour sa santé1 et voulant préluder, au milieu du monde, à sa vie de carmélite, elle s'exerçait au jeûne, au silence. Enfermée dans sa petite chambre, elle y prolongeait, le soir, sans lumière, pour n'être pas surprise, ses veilles et ses prières, enlevait le matelas de son lit et s'endormait sur sa paillasse en rêvant au bonheur d'être Carmélite un jour.
Monsieur et Madame Bouty étaient fiers de leur fille, et ils en avaient le droit. Plus elle avançait en âge, plus elle leur était chère; n'était-elle pas la vie, la joie, l'orgueil de leur foyer?... Aussi, ne voulant la contrarier en rien, lui laissaient-ils toute liberté pour vaquer à ses dévotions et satisfaire sa charité. Tous les dimanches, grâce à leur générosité, elle portait aux malades de l'Hôtel-Dieu, avec ses consolations et ses encouragements, mille et mille petites douceurs..., et, les jours de grande fête, son bonheur était de faire faire d'immenses gâteaux qu'elle distribuait elle-même aux pauvres. Ses bons parents souscrivaient sur ce point àtous ses désirs; il leur était si bon de la sentir heureuse auprès d'eux!... ils auraient tant voulu l'y retenir !... Depuis longtemps déjà, elle leur avait confié le secret de son âme, son attrait, son brûlant désir, et les avait suppliés de lui permettre d'être sans réserve à son bien-aimé Jésus. Ils n'avaient répondu à ses confidences que par des larmes, et on n'en parlait plus. Au dehors, pas un mot de sa vocation n'avait été prononcé, et cependant chacun pressentait que tant de simplicité, de candeur, de vertu, n'étaient pas faites pour le monde. Nul ne fut donc surpris quand, un beau jour, on apprit que, plus jaloux du bonheur de leur fille que de leur propre bonheur, Monsieur et Madame Bouty lui avaient permis d'entrer au Carmel. C'était le 9 juillet 1840 vers les 7 heures du soir. Une amie de sa mère, qui s'était chargée de l'accompagner, la remit entre les mains de notre vénérée Mère Sainte-Fleur, de si douce mémoire. Ce fut àl'école de cette sainte Mère que l'âme de la généreuse postulante s'ouvrit et se forma à la pratique des vertus religieuses et à l'observance de nos saintes Règles; ce fut sur le coeur de cette Mère incomparable qu'elle modela le sien. Le Carmel de Montauban garde encore, nous le savons, bien religieusement liés, le souvenir de la Mère et celui de la Fille.... Ne l'avaient-elles pas, l'une et l'autre, embaumé du parfum de leurs vertus?                                                               
Monsieur Bouty avait consenti au départ de sa fille; mais, déjà malade depuis quelque temps, ce départ  fut pour lui un  coup  mortel.  Trois mois après Dieu le rappela à Lui......

Notre chère postulante en eut un vrai chagrin; mais Dieu voulut la consoler, en lui donnant, le jour de sa prise d'habit, comme la  certitude que ce jour-là même son père bien-aimé était allé fêter au Ciel ses divines fiançailles. Notre bonne Mère ne nous parlait jamais sans une profonde émotion de ses premiers pas dans la vie  religieuse, sous la direction si éclairée de la révérende Mère Sainte-Fleur; et lorsque ce fut son tour de diriger vers les sommets de la perfection religieuse les jeunes soeurs que Dieu faisait ses filles, elle aimait à leur rappeler ses enseignements et ses exemples. Inutile de vous dire que les seize ou dix-sept années qu'elle passa à Montauban furent pour ce Carmel un sujet constant d'édification. Notre révérende Mère n'a jamais su rien faire à demi, et, en la voyant à l'oeuvre dans,ses. vieux jours, il était facile de juger de sa première ferveur. Madame Bouty, en permettant à sa fille d'entrer au Carmel, avait obtenu des Supérieurs la promesse que jamais on ne l'éloignerait de Montauban. En effet, plusieurs fondations avaient été faites par le Carmel de cette ville sans qu'on ait même songé à demander à la soeur Madeleine d'y prendre part. Mais en 1858, par suite de circonstances vraiment providentielles, on demanda à ce Monastère un de ses rameaux pour le transporter à Aurillac. Aussitôt les supérieurs furent unanimes à  reconnaître en soeur Madeleine les aptitudes nécessaires pour mener à bonne fin une entreprise aussi importante et difficile que semblait l'être celle qu'ils pro jetaient. Mais sa mère y consentirait-elle ? Car la promesse de ne pas l'éloigner était formelle. Comment faire pour oser seulement lui en parler? Ah ! ce que Dieu veut, il le veut bien. A peine une première ouverture était-elle faite à Madame Bouty sur le projet en question que la grâce, agissant fortement sur son coeur de mère, la déterminait à ne pas refuser un instant le sacrifice demandé.
Le 31 juillet de cette même année 1858, la petite colonie destinée à la fondation arrivait à Aurillac à midi, par une chaleur torride, après avoir passé la nuit dans une mauvaise diligence. Bien que très fatiguées du voyage, les Soeurs purent communier à la messe que célébra pour elles le vénérable Supérieur du Carmel de Montauban, venu avec la Mère du Saint-Esprit, alors Prieure de ce Monastère, une tourière et une pieuse amie, MIIe Octavie de Calvinhac, pour accompagner les chères exilées, et les installer dans leur nouvelle demeure.
Le groupe destiné à la fondation se composait de la révérende Mère Madeleine, Prieure; de trois autres Professes, dont une Soeur du voile blanc, et de deux Novices. L'une de celles-ci, ma soeur Marie du Sauveur, venue du nord de la Bretagne à Montauban pour être Carmélite, avait reçu, la nuit même de son arrivée dans ce dernier monastère, une grâce singulière qui nous semble la sanction du choix qui fut fait de notre bonne Mère Madeleine pour diriger la fondation d'Aurillac. Son ange gardien lui montrant cette bonne Mère qu'elle ne connaissait pas encore, lui avait dit : « Regarde cette religieuse, tu dois l'aimer plus que les autres, elle sera ta Mère ; Dieu t'a choisie pour l'aider, la consoler et la soutenir dans les travaux qu'elle entreprendra pour la gloire de son Nom. » Et Dieu sait jusqu'à quel point cette parole s'est réalisée.... Après la messe, toutes nos soeurs furent reçues par Mesdemoiselles de Marsillac, chez lesquelles notre révérende Mère du Saint-Esprit et ma soeur Clotilde avaient pendant trois jours accepté une cordiale hospitalité, lorsque trois mois auparavant elles étaient venues visiter les lieux et faire l'acquisition du terrain destiné à la fondation. Ces bonnes demoiselles qui, les premières, avaient connu le projet de fondation et fait pour le réaliser toutes les démarches nécessaires, auraient bien voulu garder chez elles, jusqu'au moment de leur entrée dans notre petite maison, nos Mères fondatrices ; mais comme il fallait au moins quinze jours pour tout préparer, celles-ci préférèrent accepter l'hospitalité qui leur était offerte par les bonnes religieuses de la Visitation, et elles se rendirent dans ce Monastère, où elles furent reçues avec l'aimable et suave charité qui caractérise partout les filles de Saint-François de Sales.....
Là, une épreuve les attendait, qui fut particulièrement douloureuse pour le coeur de la Mère Madeleine. Une jeune postulante qu'elle avait amenée de Mon tauban tomba malade, le lendemain , d'une fièvre typhoïde, et, peu de jours après, ayant reçu les derniers sacrements et prononcé les saints voeux, elle alla au Ciel prendre rang parmi les Vierges qui suivent partout le divin Agneau.
Nous l'avons dit, le coeur de notre révérende Mère Madeleine en fut brisé; mais quelque profonde que fut pour elle la douleur d'avoir perdu sa première fille, elle ne l'empêcha pas de vaquer aux occupations qui lui incombaient par suite de tout ce qui restait à faire avant de prendre possession de la maison destinée a devenir un nouveau Carmel. Les difficultés étaient grandes.... Notre vénérée Mère se montra toujours à la hauteur de sa mission, Dieu l'ayant douée d'un jugement hors ligne et d'une étonnante aptitude pour les affaires.
Enfin, le 16 août, nos Mères prirent possession de leur pauvre maison. La veille, fête de l'Assomption de la très Sainte Vierge, un bon vieux prêtre avait installé dans la petite chapelle provisoire, faite au dépens de son ancien salon, l'Hôte divin du tabernacle. Sans Lui, en effet, le nouveau Monastère eut été bien triste; mais avec Lui qu'est-ce qui pouvait effrayer un coeur de Carmélite et surtout un coeur aussi généreux, aussi vaillant que l'était celui de notre Mère Madeleine ? Elle ne s'effraya donc pas, ne se plaignit jamais, maïs que n'eut elle pas à souffrir ! La misère fut grande au Monastère; plusieurs Fois onmanqua de pain. Mais notre bonne Mère qui faisait de vrais prodiges d'ordre, de travail, d'in génieuses industries pour que personne autour d'elle ne souffrît de la faim, fut, durant de longs mois, la seule à savoir ce qui en était. Malgré cela, elle restait calme et résignée, sachant bien que la Providence ne l'abandonnerait pas. On la vit se multiplier pour atteindre à tout, diriger les ouvriers et les aider comme manoeuvre, organiser les différents offices de la maison, suppléer les Officières manquantes, et en même temps tenir sa place au Choeur, au réfectoire, aux récréations dont elle ne voulait pas priver ses Soeurs. Quand les premiers froids se firent sentir, le soir, après Matines, avant de se jeter sur sa paillasse, que de fois alla-t-elle d'une cellule à l'autre pour s'assurer que les Soeurs étaient suffisamment cou vertes, se dépouillant elle-même de ce qu'elle avait de plus chaud pour les empêcher de souffrir du froid et leur procurer ainsi un bon sommeil. Dès trois heures du matin, on la vit aussi, dans le jardin, travaillant, cueillant lès légumes pour la vente du lendemain, rassemblant de ses pauvres mains, souvent meurtries et ensanglantées, les matériaux nécessaires pour les travaux des ouvriers qui, ravis, étonnés, ne pouvaient comprendre tant de savoir-faire, de force, d'activité chez une simple femme. Que cette fondation lui a coûté de veilles et de larmes et comme elle pouvait avec vérité l'appeler son cher Carmel !
La règle, le devoir étaient tout pour elle ; rien ne pouvait l'y faire manquer...
Vu le peu de ressources de la Communauté, on avait tout disposé d'une façon régulière, mais provisoire, comptant bien qu'un peu plus tard, avec l'aide de Dieu, on pourrait bâtir une chapelle, élever les murs de clôture, et avoir un Monastère selon les règles. Cependant cela n'était qu'une espérance. Les fonds manquaient, et notre vénérée Mère ayant horreur de contracter la moindre dette, se décidait à attendre dans sa pauvre solitude l'heure de la Providence. Sa confiance fut magnifiquement récompensée. Un riche Irlandais américain, venu à Aurillac, visita nos Mères et notre petite chapelle; il fut si touché du dénuement de la chapelle que, quoique protestant, il offrit immédiatement à notre Mère une somme de 25,000 francs pour en construire une plus convenable.
Dieu ne se laissa pas vaincre en générosité ; bientôt cet acte de générosité valut à son auteur de grandes grâces. Ses trois filles, ayant abjuré le protestan tisme, devinrent de ferventes catholiques. L'une d'elles est aujourd'hui Soeur de Charité, et les deux autres sont entrées dans la famille d'Humières de Conros, par leur mariage avec deux des fils d'une excellente amie de notre cher Carmel, Madame la comtesse Eugène d'Humières. Ce don releva le courage de notre vénérée Mère; mais il ne devait pas suffire à conjurer l'orage qui menaçait sa chère fondation.
Le démon, jaloux sans doute du bien qui se faisait au Carmel d'Aurillac et devait s'y faire par la suite, mit en jeu pour l'entraver son infernale puissance. Les difficultés qu'il souleva furent de telle nature que, ne se sentant pas capable de les surmonter, la Mère Madeleine résolut de quitter secrètement Aurillac, et d'aller fonder un Carmel ailleurs. C'était en 1873, Mais en attendant le jour fixé pour le voyage préliminaire nécessité par son projet, la bonne Mère Madeleine, encore un peu hésitante, priait et faisait prier afin de connaître plus sûrement la volonté de Dieu.
Un jour, dans une de ses oraisons, il lui sembla entendre une voix qui lui disait : « Pourquoi veux-tu partir? Je t'avais envoyée ici pour réparer la vie licencieuse et lâche d'un grand nombre de tes Frères et continuer la vie fervente et « mortifiée de quelques-uns... » Or, le terrain sur lequel est bâti notre Monastère appartenait avant la Révolution à un couvent de Carmes mitigés, et porte encore, ce que notre Mère ignorait alors, le nom de Pigeonnier des Carmes.
Le lendemain, après la sainte Communion, les mêmes paroles lui parurent résonner à son oreille. Notre vénérée Mère en fut très émue et crut devoir les communiquer au Révérend Père Toussaint Dufau, de la compagnie de Jésus qui, parfaitement au courant de la situation, pouvait mieux que personne en apprécier l'importance. Ce saint religieux mort depuis, laissant une grande réputation de sainteté, lui répondit peu de jours après : « J'ai beaucoup prié le Sacré-Coeur. Il vous fait dire : « Elles peuvent aller ailleurs, si elles le veulent, mais elles y  trouveront des croix moins douloureuses peut-être, mais aussi beaucoup moins sanctifiantes. Restez donc à Aurillac, ajouta-t-il, le bon Dieu vous aidera. » Vers ce même temps, Monseigneur de Pompignac, Évêque de Saint-Flour, qui dans le principe avait répondu affirmativement à la demande que notre Mère lui avait faite de quitter son diocèse, s'opposait formellement à son départ; et, par un enchaînement de circonstances vraiment providentielles, Dieu envoyait à notre pauvre Carmel un sujet dont les ressources permirent de régler la situation et d'en entreprendre la nouvelle construction. C'était la réponse de la Providence.
Sans hésiter notre vénérée Mère se mit à l'oeuvre avec une intelligence et un courage vraiment remarquable, et bientôt on posait la première pierre de la chapelle. Quel beau jour pour la Communauté et surtout pour celle qui avait acheté ce bonheur par tant de souffrances, de sacrifices et de larmes!... O bonne Mère Madeleine ! Que votre récompense au Ciel doit être glorieuse après les luttes que, pendant seize ans, vous n'avez cessé de soutenir! Que votre repos doit vous être doux après les labeurs et les fatigues que vous avez si héroïquement supportés ! !... La construction de la chapelle, des murs de clôture et le caveau où elle espérait reposer un jour près de sa chère Communauté, furent les premiers travaux entre pris par notre vénérée Mère. Elle mita leur surveillance et direction une intelligence et une précision telles que les architectes et les entrepreneurs eux-mêmes en étaient tout étonnés. Quelle femme supérieure ! disaient-ils, comme elle entend bien les affaires !
Hélas ! à cette même époque, une autre douloureuse épreuve venait fondre sur la Mère Madeleine. Sa chère fille, ma soeur Marie du Sauveur, celle à qui l'Ange avait dit : « Tu dois l'aimer plus que les autres », quittait ce monde après une longue et douloureuse agonie et le caveau se terminait juste à point pour recevoir la dépouille mortelle de cette bien-aimée Soeur dont la mémoire restera toujours en vénération dans notre cher Carmel. La bonne Mère Madeleine, quoi que parfaitement résignée, éprouva de cette mort un chagrin profond; elle pleura, comme jamais mère désolée ne pleura sa fille la plus chère, et bien des années après le départ pour le Ciel de cette tant aimée Soeur, elle ne pouvait encore évoquer son souvenir et parler d'elle sans verser d'abondantes larmes. Elle était si bonne, notre Mère Madeleine ! Elle était si réellement mère de toutes les filles que Dieu lui avait données. Il fallait voir avec quelle tendresse elle les accueillait, prenait part à leurs peines et les consolait; comme elle pleurait avec elles lorsque la mort de quelqu'un des leurs faisait couler leurs larmes !.... Elle n'admettait pas que nos familles puissent lui être étrangères et elle s'intéressait de tout son coeur a toutes leurs épreuves.
Après les travaux dont nous avons parlé, notre Mère s'occupa de la construction régulière de notre Monastère. Elle vit et revit elle-même les plans, et, pendant trois ans, sans rien retrancher des devoirs de sa charge de Prieure, sans négliger aucun de ses exercices, sans délaisser le moins du monde une pauvre infirme qu'elle ne cessait de visiter, consoler et distraire, elle se rendit un compte exact de tout. L'on peut dire que pas une pierre ne passa pour elle inaperçue. Ce qu'elle ne pouvait faire le jour, elle le faisait la nuit, prenant sur son sommeil le temps de calculer et de combiner toutes choses pour que rien ne fût fait d'inutile et de superflu. Ne fallait-il pas pratiquer dans toute la perfection possible la sainte Pauvreté, dont elle avait fait, depuis son entrée au Carmel, sa compagne inséparable ? C'est du reste ainsi qu'elle pratiqua toutes les vertus religieuses et particulièrement l'Humilité. Le témoignage de nos Soeurs sur ce point est unanime. Toutes redisent avec émotion combien elles étaient touchées de voir cette digne Mère jusqu'à ses derniers jours s'humilier devant elles et leur demander pardon lorsque, emportée par son zèle, elle craignait d'avoir été un peu loin en nous faisant quelques sages remontrances. Mais si Mère Madeleine aimait et pratiquait si éminemment la Pauvreté religieuse, elle faisait encore plus ses délices du culte des autels. Rien ne lui semblait trop beau ni trop riche pour embellir la maison de Dieu. Elle eut voulu que tous les Saints du paradis y trouvassent leur place et y fussent vraiment honorés d'un culte particulier. Notre chapelle est dédiée au saint Coeur de Marie. L'archiconfrérie de N.-D. des Victoires pour la conversion des pécheurs y est établie et les exercices de cette pieuse association y attirent tous tes dimanches un grand nombre de fidèles. Le Sacré-Coeur de Jésus y occupe une place de choix ; on y célèbre le mois qui lui est consacré ainsi que l'adoration, réparatrice du premier vendredi de chaque mois. Notre Père saint Joseph et notre sainte Mère Thérèse y ont chacun un autel» Sainte Anne voit presque continuellement briller des cierges à ses pieds. Sainte Philomène, dans sa magnifique châsse, et saint Roch y reçoivent des fidèles de nombreux hommages. Une lampe réparatrice y brûle nuit et jour devant la Sainte Face* Notre excellent Aumônier, dont le zèle et le talent sont vraiment admirables, trouve le moyen de célébrer, à propos de ces dévotions, de petites fêtes, dont de bons et pieux amis viennent rehausser l'éclat par les plus beaux chants. Que Dieu les bénisse et les comble de ses grâces!...
Mais revenons a notre bien-aimée Mère Madeleine.
Il semble qu'après s'être donné tant de peine pour installer sa chère Communauté dans son nouveau Monastère, elle n'ait plus qu'à se reposer en attendant la récompense; mais le lit de repos d'une Carmélite ne saurait être que la Croix, et c'est là, en effet, que l'attendait l'Époux divin.
Le 27 août 1882, une attaque de paralysie lui enleva l'usage de tout le côté gauche, et, comme il fallut la transférer de sa cellule à l'infirmerie, en traversant le choeur et en passant devant la statue du Sacré-Coeur, nous l'entendîmes faire cette admirable prière : "O mon Dieu! Vous savez bien que je vous appartiens tout entière; vous m'avez pris un bras... une jambe!... Prenez encore l'autre bras..., l'autre jambe...; faites de moi tout ce que vous voudrez!" Cette donation spontanée fut si sincère, si complète, que pas une fois, pendant les six années qu'a duré son triste état, elle n'a, à ce sujet, proféré une plainte, exprimé un regret ; et cependant que n'a-t-elle pas dû souffrir! elle, si ardente, si vive, si active en toutes choses ! Son acquiescement à la volonté divine était si parfait que son infirmière n'a jamais pu surprendre en elle l'expression d'un désir. Tout lui était bon. Elle ne demandait jamais rien et prenait ce qu'on lui donnait en disant tout simplement : Merci. Donnez-moi n'importe quoi, disait-elle un jour; peu importe que la bête mange de 1'avoine ou de la paille.

Notre bonne Mère n'était pas si indifférente quand il s'agissait de soulager les autres. Au début de la fondation, alors que le pain manquait parfois au Monastère, rien ne lui semblait ni trop délicat ni trop cher pour une de ses Soeurs malade; et, quand elle n'avait pas d'autres moyens de se procurer tout ce qui pouvait lui être salutaire ou même simplement agréable, elle n'hésitait pas à faire appel à la générosité de Madame Bouty, sa mère, toujours heureuse de venir en aide à la famille religieuse de sa chère fille et qu'en cette considération nos Soeurs n'appelaient jamais que : Bonne Maman!... Une amie de notre vénérée Mère, chargée un jour par elle de lui procurer n'importe à quel prix du raisin pour sa malade, lui témoignait sa surprise de cet excès de bonté. Ne vous en étonnez pas, lui répondit-elle simplement, notre sainte Mère Thérèse l'a ainsi réglé, et elle donne sur ce point une si grande latitude qu'elle, veut qu'une Prieure vende plutôt les ornements de la chapelle que de priver une malade de ce dont elle a besoin. Non, personne ne saura jamais jusqu'où allait sa charité ; elle ne pouvait pas voir souffrir les autres et se serait privée de tout pour soulager une misère qui lui était connue. Ah ! si le tour pouvait parler, que ne nous révélerait-il pas?
Malgré son état, qui allait toujours s'aggravant, la Mère Madeleine conserva trois ans encore sa charge de Prieure. Son infirmerie était devenue le centre de la Communauté. Chaque jour et plusieurs fois,par jour nous allions, recueillir de sa bouche ses enseignements, ses conseils, qui nous paraissaient plus que jamais empreints de l'esprit de Notre-Seigneur et de notre séraphique Mère. Son joyeux entrain, sa gaieté ne l'avaient point abandonnée ; elle assaisonnait ses recommandations les plus sérieuses de petits mots charmants que nous aimerons long temps à répéter pour entretenir dans nos âmes la sainte joie qui doit être le partage des enfants de Dieu. Elle n'admettait pas qu'on pût être triste au service d'un si bon Maître : « La joie du serviteur fait honneur au Maître », nous disait-elle sou vent. Au Carmel, disait-elle aussi, il faut bannir la tristesse, la chasser impitoyablement. Notre-Seigneur aime les coeurs épanouis, les âmes larges. Un coeur resserré, un esprit étroit ne sauraient y vivre.
Cependant l'état de notre bonne Mère, qui pendant quelque temps avait semblé s'améliorer, continua à empirer. Ne se sentant vraiment plus capable de remplir sa charge de Prieure, elle, exigea de la Communauté qu'elle consentît à la déposer; mais elle voulut bien quelque temps encore conserver la charge de Dépositaire et de Maîtresse des Novices. ...Il y a un an, elle me dit un jour : bonne Mère, il m'est impossible de faire le Noviciat, je n'en ai plus la force, vous devez le faire vous-même, c'est une charge si importante ! Je dus céder, mais combien je regret tais de ne plus voir nos chères Novices sous une telle direction !

Le divin Époux voulait encore embellir le coeur de sa fidèle épouse. Il la fit passer par le creuset des plus intimes douleurs, broyant tour à tour son corps, son coeur, son âme, sans que jamais une plainte s'échappât de ses lèvres...... Depuis bien des années, notre vénérée Mère Lui offrait pour l'âme de son frère bien-aimé ses incessantes immolations. Le salut de cette âme était sa préoccupation constante, et pour l'obtenir rien ne lui coûtait. Elle aurait souffert avec bon heur mille morts plus douloureuses les unes que les autres, car, hélas! quoique élevé bien chrétiennement, son frère avait, comme bien d'autres, oublié le Dieu de son baptême et de sa première Communion. Ni les larmes de sa mère, ni les supplications et la tendre affection de sa soeur, ni les prières d'une jeune femme, aussi pieuse que douce, n'avaient pu le ramener. . .  L'épreuve elle-même, et l'épreuve dans tout ce qu'elle a de plus terrible, lui enlevant tour à tour un fils qu'il aimait tendrement et sa digne compagne encore à la fleur de l'âge, était demeurée impuissante. Ce coeur pourtant si bon, si charitable, si dévoué, refusait absolument de s'ouvrir du côté du Ciel. Et notre bonne Mère était dans une désolation profonde à la pensée que ce frère bien-aimé pouvait être frappé par la mort sans se réconcilier avec Dieu. Mais ce Dieu si miséricordieux n'a-t-il pas dit : Tout ce que vous demanderez à mon Père, en mon nom, II vous l'accor dera.
Le 19 mars 1887, au moment où notre vénérée Mère s'occupait de préparer elle-même ce qu'elle voulait faire servir aux pauvres qu'elle avait invités à dîner en l'honneur de saint Joseph, nous recevions la nouvelle de la mort du bon Monsieur Bouty. Mais les prières de la Mère Madeleine avaient été exaucées, car son frère était mort dans les sentiments les plus édifiants, les plus chrétiens, assisté par un excellent religieux, le R. P. Jeanjacot, ami de notre Monastère. Notre bonne Mère, à la nouvelle de cette mort, fut profondément attristée. Cependant à sa douleur se mêlait aussi un vif sentiment de reconnaissance. « Que le bon Dieu est bon, disait-elle; qu'il soit à jamais béni d'avoir permis que cette chère âme me devance dans l'éternité!.....Aidez-moi à l'en remercier. »

Le 7 décembre dernier, la Mère Madeleine fut prise d'un regorgement de sang ; le médecin, craignant une pleurésie, lui défendit le moindre changement de température. A partir de ce jour, elle dut renoncer à aller de son pied, soit à la sacristie pour s'y confesser, soit à l'oratoire pour y faire la sainte Communion. Elle dut aussi renoncer, et ce fut un vrai sacrifice pour toutes, à venir, comme elle le faisait souvent, passer quelques heures dans la cellulette qui avoisine la nôtre et où les Soeurs venaient quelquefois la visiter. Là, elle leur parlait du bon Dieu, de l'excellence de notre vocation, comme jamais personne n'a su le faire. Elle l'aimait tant cette chère vocation, elle était si heureuse d'être Carmélite! Pendant trois mois, ses infirmières la portèrent encore dans son fauteuil jusqu'à l'oratoire pour y faire la sainte Communion, car notre bonne Mère avait un tel amour pour la régularité que, sans une absolue nécessité, elle ne voulait jamais permettre de faire entrer Monsieur l'Aumônier pour la confesser et lui porter le Pain des forts dont cependant son âme était si avide. La chère Soeur infirmière qui ne la quittait jamais et qu'à juste titre elle nommait son petit ange gardien, ne peut nous dire sans émotion combien il était consolant de l'entendre chanter dès les premières heures du jour son cantique de prédilection :

Mon coeur soupire dès l'aurore.
Unique objet de mon amour,
Divin Jésus, ma voix t'implore,
Et tu viens à moi sans retour.
Oh ! doux moment..., bonheur suprême...
Comment ne pas vous envier ?
Posséder le Dieu que l'on aime
Est le seul bien à désirer.

Après la sainte Communion, on la ramenait à l'infirmerie où elle terminait son action de grâces par des prières brûlantes qui trahissaient l'ardeur de son âme.
Ainsi, la victime se purifiait de plus en plus, tandis que nous, sentant combien elle nous manquerait si Dieu l'appelait à Lui, et voulant en quelque sorte la Lui disputer, nous ne cessions d'adresser au Ciel les plus ferventes prières. Une légère amélioration survenue le jour de la fête de notre Père saint Joseph, ranima notre confiance; nous crûmes un instant être exaucées; mais notre chère malade nous dit : « Ma Mère, ce n'est qu'une halte pour gravir ensuite la montagne avec plus de courage. » En effet, le mieux ne se soutint pas. Dans les premiers jours de juin, la faiblesse de notre vénérée Mère fut si grande, qu'elle devint incapable de faire le moindre mouvement. Nous approchions de la fête du Sacré-Coeur. Monsieur notre médecin, qui l'a soignée avec un dévouement que nous ne saurions
oublier, nous conseilla de lui faire donner au plus tôt les derniers sacrements.
Cette touchante cérémonie eut lieu le jour même de la fête du Sacré-Coeur. Après la Messe, la malade communia, reçut l'Extrême-Onction et puisa à ces sources de la grâce un nouveau courage pour soutenir les derniers combats. Les jours qui suivirent furent pour elle un vrai martyre. A l'hydropisie se joignit un violent mal de gorge qui la mit dans l'impossibilité d'avaler.
Pauvre Mère! elle n'avait plus de force que pour nous dire : « II faut vouloir tout ce que le bon Dieu veut. Tout, tout,... Fiat! Fiat! » Nous passâmes les cinq dernières nuits auprès d'elle, avec ses chères infirmières. Le vendredi 15 juin, à trois heures du matin, nous crûmes que l'heure du départ allait sonner, et, faisant en toute hâte avertir la Communauté, nous nous rassemblâmes toutes autour de son fauteuil qu'elle n'avait pu quitter depuis trente-six heures. A cinq heures, Monsieur l'Aumônier vint réciter avec nous les Prières de la recommandation de l'âme, et comme il s'arrêtait, craignant de la fatiguer, notre chère mourante lui fit signe de continuer. Une si douloureuse agonie devait se prolonger jusqu'au soir du lendemain qui était un samedi. Par ordre du médecin, nous la remîmes dans son lit, où, après quelques instants de sommeil, elle sembla se ranimer un peu. Mais hélas! ce n'était que la dernière lueur d'une lampe prête à s'éteindre. A deux heures de l'après-dîner, elle nous donna encore quelques signes de connaissance, baisant souvent son crucifix et remerciant du regard la bonne infirmière qui lui faisait respirer du vinaigre. Vers les trois heures, elle perdit entièrement connaissance, et nous attendions dans l'angoisse, d'un moment à l'autre, son dernier soupir, implorant pour cette Mère vénérée les miséricordes du souverain Juge et suppliant la très Sainte Vierge de mettre un terme à son martyre, afin qu'elle pût profiter des privilèges de la Bulle sabbatine. A neuf heures, les Matines sonnant, la Communauté se rendit au choeur, pendant que, prosternée devant la mourante, nous récitions, les bras en croix, les six Ave, afin d'obtenir sa délivrance par l'intercession des saintes âmes du purgatoire. A peine le dernier était achevé, que notre bien-aimée Mère Fondatrice rendait le dernier soupir. La communauté rappelée avait eu lé temps d'arriver pour le recueillir et joindre ses larmes aux nôtres. Nous fûmes longtemps sans pouvoir dé tacher nos yeux du corps inanimé de notre pauvre Mère. La pensée que les siens étaient fermés pour toujours, que sa bouche ne s'ouvrirait plus pour nous encou rager, nous consoler, nous soutenir ; que son coeur de Mère avait cessé de battre, nous brisait de douleur.... Nous aurions voulu rester encore auprès d'elle,  mais le devoir nous appelant au choeur pour la récitation de l'Office, il fallut bien nous retirer.
Nos bonnes infirmières passèrent la nuit à remplir le triste devoir de l'ensevelissement. Le lendemain matin, notre Mère bien-aimée semblait dormir d'un doux sommeil, tant elle était belle; la trace de ses souffrances avait disparu et fait place à une sérénité toute céleste. Elle paraissait n'avoir que trente ans, et cependant, comme notre Mère Sainte-Thérèse dont elle avait fait revivre les héroïques vertus, elle en avait soixante-sept. Une belle couronne de rosés blanches et de muguets faisait si bien ressortir la majesté et la blancheur de son front virginal qu'on eût dit on corps de cire. Monsieur l'Aumônier nous demanda de l'exposer dans le choeur avant l'heure de la sainte Messe, afin de pouvoir célébrer le saint Sacrifice, le corps présent, et donner l'absoute. Il annonça aux fidèles la triste nouvelle et les invita, de la part de la Communauté, à assister aux obsèques fixées au lendemain. Cette précaution était inutile. Déjà toute la ville savait que notre bonne Mère n'était plus de ce monde, et les plus affectueux témoignages de sympathie nous arrivaient de toutes parts.
Une très exacte et très touchante relation des événements qui ont marqué nos jours de deuil nous ayant été remise, nous vous demandons la permis sion de la transcrire ici. Mais auparavant, ma révérende Mère, nous tenons à vous dire combien, dans cette douloureuse épreuve, nous avons été touchées et consolées par la bonté toute paternelle de notre vénéré Supérieur, Monseigneur Réveilhac, curé de Notre-Dame-aux-Neiges, lequel, malgré ses occupations multiples, a bien voulu venir, avec ses  dignes vicaires et Messieurs les Aumôniers des Communautés de la ville, chanter la Messe des obsèques et donner l'absoute dans notre choeur. Nous vous prions d'être assez bonne pour demander à Dieu d'acquitter envers eux et les chers amis de notre petit Carmel notre dette de reconnaissance. Voici maintenant, ma révérende Mère, la relation dont je viens de vous parler.

« Le 17 juin, dès les premières heures du jour, se répandait en ville, la nouvelle de la mort de la révérende Mère Madeleine, Prieure et Fondatrice du Carmel d'Aurillac. Elle y vivait humble et cachée, ne révélant son existence que par les consolations et les dons que sa douce et cordiale charité savait, malgré  la pauvreté de son Monastère, répandre dans le sein des pauvres et des malheureux. Et cependant cette nouvelle était à peine connue que des quartiers les plus reculés de la ville, de véritables foules se portaient vers la chapelle où, selon  l'usage du Carmel, les restes de la défunte devaient être exposés. On évalue à  près de cinq mille le nombre des personnes venues dans la journée prier auprès  d'elle. La curiosité sans doute, en avait amené un bon nombre, mais à la vue  de cette sainte religieuse si belle dans la mort, de son céleste sourire, de son  front rayonnant déjà de l'immortelle majesté dont Dieu couronne ses élus, l'admiration succédait vite à la curiosité. Au lieu de prier pour elle, on la priait, et  chacun s'ingéniait pour la voir de plus près et obtenir de lui faire toucher, soit  des objets de piété, soit des bijoux destinés à devenir de vrais porte-bonheur, ou  tout au moins de précieux souvenirs. Hommes, femmes, enfants, ouvriers, soldats, toutes les classes, tous les rangs de la société se confondaient aux  abords de cette grille, unis dans un même sentiment de vénération profonde pour  la défunte et de douloureuse sympathie pour ses inconsolables filles....
« Aussi, le lendemain, ses funérailles furent-elles un véritable triomphe. Dès huit heures du matin, la chapelle du Carmel regorgeait de monde. Le choeur, la tribune, la sacristie elle-même, ne suffirent pas à contenir une foule aussi émue que recueillie venant apporter aux humbles filles de Sainte-Thérèse un témoignage de sympathie qui fût en même temps une protestation contre la  dure épreuve qu'au nom de la liberté nos édiles leur imposaient. En effet, quoique possédant dans leur enclos un caveau funéraire bâti selon toutes les règles de  l'art et de la prudence, avec toutes les autorisations préalables, elles devaient se séparer de leur vénérable Fondatrice, de celle qui, au prix de tant de veilles, de privations et de souffrances avait édifié pierre par pierre leur Monastère, de celle  qui, depuis trente ans, avait eu pour ses filles, toutes les tendresses, tous les dévouements d'une mère. Il fallait confier à des mains étrangères pour les ensevelir loin d'elles, dans le cimetière commun, les chères dépouilles de cette vénérée  Mère. Jamais elles ne pourraient s'agenouiller sur sa tombe, y verser leurs  prières et leurs larmes..., et, en face de cette épreuve, malgré leur acquiescement parfait à la volonté divine, les pauvres filles étaient vraiment inconsolables. Leur émotion mêlée à leurs tristes chants arrivait au dehors et passait dans la foule comme un frisson de douleur. Enfin le sacrifice est consommé, la grande porte de la clôture, ouverte pour laisser passer le cercueil, se referme tristement, et les saintes filles vont chercher aux pieds du Tabernacle la force et le courage de prier pour ceux qui les font tant souffrir.... Durant ce temps, le char funèbre des pauvres emporte le corps de leur Mère bien-aimée, mais quel cortège l'entoure ! Ce sont d'abord des enfants au front rayonnant de candeur et d'innocence, portant des couronnes et des guirlandes de fleurs blanches, fraîches et pures comme elles; ce sont des délégations de toutes nos communautés religieuses portant aussi des draps mortuaires et des couronnes ; puis les bonnes soeurs tourières du Carmel, escortées de presque tous les habitants du quartier, qui  après avoir coupé sans merci toutes les fleurs blanches de leurs jardins pour orner la bière de la vénérée défunte, semblent dire que leur titre de bons voisins les autorise à suppléer la famille absente, et à marcher aux premiers rangs.
« Au reste, l'élite de la société aurillacoise est très largement représentée à la  triste cérémonie, et prouve par sa tenue qu'elle tient à honneur d'accompagner la  vénérée Fondatrice jusqu'au lieu de son repos. Tout le long du parcours, les rues  sont garnies d'une foule sympathique, heureuse de montrer qu'elle a compris le  genre d'hommage qui convient à une femme dont le convoi est à la fois si simple  et si grandiose, et tous les fronts se découvrent ou s'inclinent devant la sainte « religieuse qui passe ».

Ce que cette relation ne dit pas, ma révérende Mère, c'est que notre vénérée Mère Madeleine repose, en attendant des jours meilleurs qui nous permettent de la reprendre, dans le caveau de famille des pieuses demoiselles de Marsillac. L'ayant recueillie à son arrivée à Aurillac, elles ont absolument voulu lui offrir la dernière hospitalité. Là, elle a retrouvé de vrais amis de notre Monastère : Mes demoiselles Adélaïde et Octavie de Marsillac qui l'y ont devancée; le bon docteur de Marsillac qui, pendant sept ans, prodigua à nos Mères des soins aussi affectueux et dévoués que désintéressés. Il aimait tant notre cher Carmel que, la veille de sa mort, déjà aux prises avec les dernières étreintes de l'agonie, il dit à sa nièce, qu'il avait envoyée prendre elle-même des nouvelles de nos chères malades  : « Ne me trompe pas, car, toute malade que je suis, si elles avaient besoin de  moi, je me ferais porter au Carmel » ; et comme elle souriait : « Oui, reprit-il, en « chaise à porteur, si j'étais hors d'état de supporter la voiture ». Elle y a retrouvé Monsieur le chanoine de Marsillac qui, presque octogénaire, a été pendant douze ans notre Aumônier et qui, non seulement n'a jamais accepté de rétribution pour les services si dévoués qu'il nous rendait, mais encore a doté notre  de son magnifique maître-autel de marbre blanc. Grâce donc à l'affectueuse hospitalité des deux survivantes de cette chère famille, notre bonne Mère a retrouvé dans la mort des amis dont le souvenir est tellement lié à l'existence de notre cher Carmel, que j'ose réclamer pour eux, comme pour lui le secours de vos saintes prières.           
La vie si sainte et si édifiante de notre révérende et bien-aimée Mère nous donne l'intime confiance qu'elle jouit maintenant du bonheur des élus. Cependant tes jugements de Dieu étant impénétrables, nous vous prions, ma très révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés tout ce que la générosité de votre coeur vous inspirera, avec un Miserere et  un Te Deum en actions de grâces de toutes celles que nous avons reçues par l'entremise de cette Mère bien-aimée. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire avec le plus profond respect dans les Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie,
Ma révérende et très honorée Mère,
Votre très humble et indigne servante,
Sr MARIE-SÉRAPHINE DU SACRÉ CŒUR.
RSe Cte Ine, Prieure.
De notre Monastère du saint Coeur de Marie, sous la protection de saint Joseph et de saint Antoine de Padoue des Carmélites d'Aurillac, ce 14juillet 1888.

Aurillac – Imprimerie H. Gentet, rue Marchande.

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