Carmel

14 janvier 1891 – Paris avenue de saxe

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut aux pieds de Jésus Enfant, qui vient d'appe­ler à Lui notre bien chère Soeur Julie-Aimée-Marie-Madeleine de Jésus, Professe et Doyenne de notre communauté, dans la quatre-vingtième année de son âge et la cinquante-neuvième de sa vie religieuse.

 

Tout en baisant amoureusement la main de Dieu, qui recueille en son ciel notre Soeur bien-aimée après une vie pleine d'amour et de mérites, nous ne pouvons nous empêcher de sentir très profondément l'étendue du sacrifice qui nous est demandé, dans ce dernier rejeton d'une génération tout imprégnée d'un esprit éminemment religieux, qui lui avait été trans­mis par nos saintes devancières du siècle précédent. Ce nous sera une consolation dans notre douleur, ma Révérende Mère, de nous édifier en vous entretenant, quoique brièvement, de cette Âme dont il est difficile d'analyser la vie, tant la simplicité remarquable qui en est le fond, perd de son charme dès qu'on veut la loucher.

Notre bonne Soeur Madeleine était née dans le diocèse de Versailles et devint orpheline dès son plus bas âge. Un oncle et une tante prirent soin de son enfance et de son adolescence, mais Dieu voulut confier sa jeunesse à des mains religieuses et c'est sous la garde de ces Épouses bien-aimées que cette âme, restée pure et candide, s'ouvrit pleinement aux influences de la grâce et reçut les fondements d'une piété solide et éclairée, en même temps que remplie de tendresse et de confiance.

Des germes de vocation se rencontraient fréquemment dans cette maison du bon Dieu, et, au moment où notre chère Soeur sentit l'appel divin deux de ses compagnes aspiraient au même bonheur.

Un jour que Mgr de Quélen, alors archevêque de Paris, visitait cette intéressante partie de son troupeau, les trois chères enfants se jetèrent à ses pieds pour lui demander humblement leurs admission dans un Carmel.

« Rien de plus simple », répondit, le Prélat, « je connais tout particulièrement Mme de Soyecourt, Prieure de l'ancien couvent des Carmes qu'elle a racheté il y a peu de temps, et je lui parlerai en votre faveur. »

Notre bonne Soeur Madeleine avait-elle sans doute fixé l'attention du grand Évêque? Nous ne savons ; ce qui est certain, c'est que ses deux compagnes entrèrent dans d'autres Carmels et qu'elle fut présentée à notre vénérée Mère Camille, qui l'accueillit très affectueusement, tout en lui laissant entrevoir que la communauté alors composée de religieuses de différents monastères, échappées à la tourmente révolutionnaire, renfermait beaucoup de Soeurs âgées et que ses devoirs n'en seraient que plus sérieux et plus difficiles. La jeune aspirante, sans se déconcerter, sentit pourtant son coeur se serrer en songeant, avouait-elle plus tard, qu'elle allait se trouver au milieu de bien des vieilles. Mais, joyeusement non moins que courageusement, pourrions-nous ajouter, elle se dit: « Je leur donnerai le bras et les soignerai de mon mieux », et entra dans la chère clôture. Quelle ne fut pas sa consolation quand la première religieuse qu'elle rencontra, fut une toute jeune professe. Dans son élan, elle sauta à son cou pour l'embrasser, s'écriant: « Au moins en voilà une jeune comme moi. » Ajoutons que cette religieuse était notre regrettée et bien chère Mère Sophie, et que ces deux coeurs restés toujours si jeunes et si affectueux furent étroitement liés toute leur vie.

Soeur Madeleine, postulante, novice et jeune professe, donna l'idée de ce qu'elle serait toute sa vie: fervente pour sa règle, ardente dans l'amour de Notre-Seigneur, aimable et serviable pour ses soeurs. On ne la vit jamais déchoir ni faillir.

Certaines âmes ont des défauts à détruire, des vertus à acquérir et le triomphe de Dieu en elles s'accuse par leurs progrès. Pour d'autres, la constance, la continuité d'une ferveur qui ne se dément pas atteste que le divin Maître veut faire éclater en elles quelque chose de sa force divine, qui ne se déploie pas moins dans ces petits et ces humbles, qu'il soutient amoureusement de sa main, que dans les puissants qu'il réduit ou les superbes qu'il confond.

Notre excellente Soeur fut un de ces petits dont il est dit « que le royaume des Cieux est pour ceux qui leur ressemblent». Sa vie est surtout remarquable par une fidélité uniforme, une suite d'actes très simples en eux-mêmes, mais accomplis avec l'ingénuité pleine de candeur d'une âme que n'a jamais effleuré le souffle du monde, qu'une heureuse ignorance du mal a enveloppée comme d'un voile protecteur et qui se trouve par là même en possession de tous les droits aux tendresses et aux privautés de l'Epoux divin.

 

Sa simplicité d'enfant, sa tendresse naïve, ne l'avaient pas empêchée de s'imprégner de l'esprit sérieux de notre saint Ordre, ni son courage d'être à la hauteur des plus délicates difficultés. Une circonstance, dont nous n'avons pas à donner ici les détails, prouva à quel point, dès l'âge de vingt-sept ans, elle avait compris ses obligations et comment elle eut tout sacrifié plutôt que de se laisser surprendre par la moindre faiblesse quand il s'agissait de maintenir intacts les règlements. Ce fait, tout à sa louange et d'une importance réelle, elle le garda enseveli cinquante ans dans l'oubli des créatures, et l'eût emporté dans la tombe si une circons­tance toute fortuite ne nous eût amenée, il y a quelques jours seulement, à lui demander une explication dont son humilité se défendit, mais qui céda à l'obéissance avec la même candeur avec laquelle elle faisait toutes choses.

Nous l'avons dit, elle entra généreusement et joyeusement dans la sainte carrière, et si elle devait la fournir longue et parfaitement remplie, ce joug sacré lui parut toujours bien léger et bien doux : elle nous récréait parfois en nous disant combien elle se sentait toujours jeune et ne pouvait croire qu'il y eut plus de cinquante années qu'elle vivait dans la sainte religion.

Sa piété eut toujours le caractère spécial d'une dilatation qui connais­sait peu les aridités et les peines intérieures. « Quand on aime, on le sent, disait-elle naïvement, pour moi je sens bien que j'aime le bon Dieu. » En effet elle l'aimait avec une tendresse simple et pleine de candeur, elle lui confiait ses désirs, ses joies comme l'enfant les confie à sa mère. Un nuage passait-il sur son âme. elle recourait à Lui et si elle croyait que quelque imperfection l'eût contristé, elle s'en humiliait à ses pieds avec autant de douceur que de confiance. En un mot, Soeur Madeleine était vraiment l'enfant du Coeur aimant de Jésus. Elle voyait surtout en Lui ses amabi­lités, ses charmes adorables et s'efforçait de lui plaire en redoublant de zèle pour les intérêts de sa gloire. La prière pour les pécheurs, pour ceux surtout qui étaient recommandés aux prières de la Communauté et livrés aux sectes infernales qui désolent le monde, avait ses préférences à cause de la joie que son bien-aimé Jésus aurait du retour de ces brebis perdues.

Dans l'intime de son âme, dans son oraison elle se nourrissait de pensées élevées et quand son coeur avait satisfait sa tendresse naturelle, on était presque étonné de rencontrer, sous cette effusion débordante, des aperçus d'une doctrine profonde sur les abaissements de Notre-Seigneur ou sur ses divines grandeurs comme Verbe de Dieu. C'est de cet ordre d'idées que découlait une particulière dévotion au Père Éternel dans lequel elle aimait à voir à la fois le Dieu d'une infinie grandeur qui vit en lui-même et n'a besoin que de lui-même pour être heureux, et le Dieu miséricordieux qui nous donne son Fils pour attirer nos coeurs et sauver nos âmes.

Sa tendresse reprenait alors le dessus, jusqu'à ce que de nouveau le sentiment de l'adoration l'empotant lui donnât cette satisfaction ineffable de sentir l'objet aimé tellement au-dessus de soi, qu'il n'y a plus qu'à s'anéantir pour lui exprimer son amour selon la force de ses désirs.

C'est dans ces hautes pensées que notre vénérée Soeur puisait le besoin d'une austérité de vie douce et aimable, qui lui faisait s'imposer mille petites privations connues le plus souvent de Dieu seul, mais qu'un d'oeil vigilant ou exercé pouvait saisir, en admirant combien l'amour est ingénieux et puissant pour tout combler et ravir le coeur même d'un Dieu.

Animée d'un très grand esprit de foi, notre bonne et vénérée Soeur a toujours été la consolation de ses Prieures. Dieu était là présent, elle s'abandonnait en conséquence à leur conduite et à leurs désirs avec une obéissance qui allait jusqu'à une délicatesse de conscience bien touchante dans ses dernières années.

Bonne et affectueuse pour toutes ses soeurs, elle aimait tout spécia­lement le jeunesse vers laquelle l'attirait toutes les aspirations de son âme.

Dévouée à sa communauté et d'une parfaite discrétion, elle fut em­ployée dans la plupart des divers offices et partout elle laissa le cachet du soin, de la perfection et de l'esprit religieux dans lesquels son amour trou­vait une nouvelle forme de s'affirmer.

D'un zèle admirable pour l'assistance au choeur, elle ne pouvait songer à la pensée d'en être privées et jusqu'à sa mort, on vit cette vénérable ancienne une des premières à l'oraison du matin, et ne se résoudre qu'à grand'peine à dire son office, ces derniers jours, dans un endroit moins froid que le choeur, où cette année la gelée sévit avec rigueur ; encore ne le disait-elle qu'en même temps que la communauté pour garder le plus étroi­tement possible l'observance régulière.

Son bonheur était de remplacer les officières absentes, et plus d'une fois son pieux empressement fut matière à nos récréations, alors que la vénérée doyenne avait suppléé même les soeurs présentes.

Noël dernier la vit encore à une partie de l'office et à la Messe de Minuit avec toute la ferveur de sa jeunesse. D'ailleurs, il semblait que le bon Dieu voulait récompenser dès cette vie même sa persévérante fidélité on lui laissant dans une vieillesse avancée la parfaite jouissance de toutes ses facultés on même temps que l'usage de tous ses sens. Tout était resté jeune en elle: rien ne pouvait laisser soupçonner son âge, ce qui nous avait familiarisées avec la pensée de la conserver longtemps encore. Nous lui promettions son siècle et la chère Soeur souriait sans s'y refuser, car elle ne pouvait croire elle-même à ses quatre-vingts ans si prochains.

Elle eut durant tout le cours de sa vie, ou à peu près, le bonheur de suivre notre sainte règle et ces dernières années n'amenèrent aucun changement dans son existence. Elle s'occupait de l'office qui lui était confié avec la même sollicitude et la même activité qu'elle avait déployée dans tous: elle restait la soeur de bon secours pour les besoins du moment, tant on la trouvait prête à se donner avec joie à tout ce qu'on lui demandait.

En 1882, après la fête du centenaire de notre Mère sainte Thérèse, nous eûmes la consolation de célébrer sa cinquantaine de religion. Elle se prêta avec sa simplicité habituelle à cette solennité où nos coeurs déployè­rent tout ce que leur inspira leur religieuse et si profonde affection. On put dès lors remarquer que la ferveur avec laquelle elle se prépara à ce grand acte fut le commencement d'une phase nouvelle dans son existence, que Dieu devait prolonger près de neuf années encore, et pendant lesquelles un plus grand équilibre s'établit dans tout son être. Une douceur pleine d'amabilité prit un nouvel accroissement et ne lui laissa plus que le mérite intime et caché d'une sensibilité que la tendresse de son coeur lui avait toujours rendue très vive. Tout semblait s'amortir du côté de la nature, et la grâce paraissait triompher plus complètement, en irradiant tout à fait cette physionomie toujours candide et plus innocente que jamais. Ce travail intérieur qui transpirait au dehors et nous édifiait toutes devait nous pré­parer à une séparation qui, dans l'ordre naturel, ne se faisait pas pressentir.

C'est dans cette verte et si fructueuse vieillesse, au sein de cette douce espérance de la garder au milieu de nous connue une véritable relique, que le bon Dieu est venu nous demander ce fruit mûr pour le Paradis.

 

Le lundi 29 décembre, elle était dans son état habituel et avait dû se rendre comme tierce à plusieurs parloirs, quand le froid la saisit. Le soir, à la récréation, elle sentit un malaise qui, s'accentuant après Complies, lui lit éprouver pendant Matines les premières atteintes de la maladie qui nous l'enleva.

Le lendemain, le médecin appelé constata la tendance à une pneu­monie qui pouvait amener la fluxion de poitrine. Elle l'eut selon la force que lui laissait son âge, force plus grande cependant qu'on ne pouvait le supposer. Néanmoins la lutte fut bénigne, le bon Maître suivant ici encore la même conduite qu'il avait gardée avec elle toute sa vie lui épargna les souffrances aiguës et les angoisses de l'agonie.

Tout était calme, paisible, et même joyeux, autour de ce lit de repos plus que de souffrance, et quand le dimanche l'état s'aggravant, nous crûmes prudent de la faire administrer, elle reçut cette nouvelle avec un véritable étonnement, ne se doutant pas qu'elle fût malade à ce point, "mais je m'abandonne sans comprendre", nous répondit-elle, et se prépara dans un religieux recueillement à la pieuse cérémonie.

 Peu avant un fer­vent élan la saisit, elle ne savait comment exprimer son amour à Notre-Seigneur qui allait venir la visiter dans la sainte Communion. Elle se mit à lui chanter les couplets les plus tendres que sa mémoire put lui fournir et ne tarissait pas dans les expressions de sa joie. Son visage tout radieux attestait le trop plein de son coeur et quand vint le moment de recevoir l'Extrême-Onction, ce fut avec la lucidité d'esprit la plus complète qu'elle répondit à toutes les prières et articula très fortement toutes les paroles du Credo. Sa simplicité et sa ferveur avaient profondément ému nos coeurs, mais la conviction qu'elle avait gardé du mieux qu'elle éprouvait nous fai­sait encore espérer malgré tout. « C'est une visite du ciel, disait-elle, visite à laquelle je ne m'attendais pas, c'est une très grande grâce. » Le lendemain le mieux parut s'affirmer, mais la faiblesse et la maladie n'avaient pas cédé encore et il fallait nous rendre à la triste vérité: la séparation était proche. L'entière connaissance lui restait, elle nous rece­vait toutes avec son aimable sourire et si la parole n'était pas toujours libre, elle trouvait le moyen de donner à chacune le témoignage de sa constante et si bonne affection.

La pensée de la mort, à laquelle elle ne croyait encore que faiblement, l'occupait moins que le besoin de se répandre en élans amoureux, et quand le mardi et le vendredi elle reçut de nouveau le saint Viatique, son coeur aimant envoyait encore à ses lèvres mourantes son cantique de joie et d'action de grâces. On ne pouvait l'approcher ces derniers jours sans res­pirer le calme et l'abandon simple et confiant dont elle était pénétrée. Comme le Saint Enfant Jésus avait toujours été un des attraits particuliers de son âme, nous déposâmes entre ses bras une de ses images en cire qu'elle aimait entre les autres: sa vue son visage s'illumina d'un nouvel éclair de bonheur. Elle ne pouvait assez le serrer contre son coeur, le baiser et l'admirer tour à tour, et durant la journée, elle le contempla amoureuse­ment, le demandant de temps en temps pour l'embrasser encore. Aucune tristesse, aucun moment pénible ne vint assombrir un seul instant les derniers rayons de cette douce existence, et ce fut dans une sorte de quié­tude amoureuse qu'elle passa les derniers jours, s'offrant tout entière au seul aimé de son coeur et partageant entre Lui et ses soeurs, qu'elle reconnut jusqu'à la fin, ses effusions pleines de tendresse et de fraternelle charité.

Une dernière grâce lui était réservée au seuil de l'éternité. Notre vénéré Cardinal et Supérieur vint la visiter, la bénir, et comme elle possé­dait encore sa lucidité d'esprit tout entière, elle eut le bonheur de recevoir de sa main une dernière absolution.

C'est munie de tous les secours que son divin époux lui ménageait et dans la douceur d'une sorte de repos anticipé qu'elle s'endormit à la lumière de ce monde le samedi 10 janvier à cinq heures et demie du soir, pour se réveiller, nous en avons la douce conviction, dans les bras et sur le coeur du divin Enfant de Bethléem, qui semblait être venu la chercher pour lui rendre plus doux les derniers moments que son âme timide avait quelquefois redoutés.

 

Après cette nouvelle et si douloureuse séparation qui ravive le souve­nir de nos trois vénérables anciennes parties depuis quinze mois à peine, nous sentons un vide immense que les exemples que nous laissent ces chères devancières sont insuffisants à combler.

Puissent-elles auprès de Dieu nous obtenir de garder intact ce trésor de paix de charité et de sainte union dont leur vie est empreinte !

Veuillez le demander avec nous, ma Révérende Mère, et vous unir à nos prières pour obtenir de Notre-Seigneur la prompte délivrance de cette chère âme, si, comme la sainteté de Dieu nous le laisse supposer, elle lui est encore redevable de quelque expiation. Ce sera entrer d'autant plus dans les vues de celui qui, durant toute la vie de son épouse bien-aimée, a paru ne jamais vouloir lui laisser sentir son éloignement.

Nous vous prions donc, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre, par grâce une communion de votre sainte Communauté, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater, quel­ques invocations à Jésus enfant et à sainte Madeleine, elle vous en sera bien reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, avec un religieux et bien affectueux respect,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre bien humble soeur et servante,

SR TÉRÈSE DE JÉSUS

R. C. ind.

Ce 14 Janvier 1891.

De notre monastère de notre Mère Sainte-Térèse sous la protection de saint Joseph des Carmélites de Paris, 26, avenue de Saxe.         

 

 

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