Carmel

14 décembre 1896 – Paris, 26, Avenue de Saxe

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur, qui vient de ravir à notre tendre et religieuse vénération, notre bien chère Soeur Marie-Anne, Louise-Thérèse du Coeur de Jésus, âgée de 68 ans, dont 41 ans de religion.

Nous serions tentée de dire de notre excellente Soeur Louise-Thérèse, qu'elle n'était qu'une âme, tant les nécessités de la vie matérielle tinrent peu de place dans son existence, tant elle sut réduire en servitude son corps frêle et délicat.

D'une respectable et chrétienne famille, de cette partie de la Lorraine aujourd'hui séparée de la France, notre regrettée Soeur était la onzième des enfants accordés à des parents, remplis d'une foi vigoureuse et admi­rablement pratique. Vrai Benjamin au foyer domestique, la petite Marie- Anne fut aimée avec une particulière tendresse, rendue à profusion par son coeur affectueux et sensible. Ce sentiment ne changea jamais, mais s'allia merveilleusement plus tard avec le plus absolu détachement religieux.

Presque dès le berceau Dieu se plut à attirer son âme vers les choses d'en haut ; il lui accorda même une de ses grâces de choix, qui, dès l'aube de sa vie, orienta ce petit coeur d'enfant vers Gethsémani et le Calvaire.

Ses vertueux parents, hospitaliers comme les anciens patriarches, accueillaient volontiers les pauvres, et habituaient leurs enfants à les traiter avec le plus grand respect. Une pauvre femme était souvent reçue à cause de ses malheurs et de la patience avec laquelle elle subissait une criante injustice. Des héritiers sans conscience, non contents de la frustrer d'un legs laissé par des maîtres fidèlement servis, avaient encore contribué à la dépouiller de ses épargnes. Réduite à la dernière misère, l'infortunée, déjà âgée, vêtue de haillons, allait péniblement chercher au bois voisin quelques fagots pour réchauffer ses membres glacés, et préparer ses pauvres aliments. Souvent elle s'arrêtait chez les parents de Marie-Anne, et chacun de s'empresser autour d'elle. Les enfants l'entouraient, l'acca­blaient de questions. La plupart du temps Marie-Anne restait silencieuse, se contentant de la regarder attentivement : Qu'elle est heureuse, se

disait-elle en elle-même, qu'elle est heureuse de souffrir! Et une joie étrange, vraiment divine, envahissait ce petit coeur de quatre à cinq ans, à mesure que les visites de la pauvre femme se multipliaient. Marie- Anne a entrevu le but de sa vie. Elle reste gaie, folâtre même, toujours tendre et aimante, mais elle garde gravée au fond de son âme la leçon du Divin Précepteur, Jésus : Le bonheur consiste à souffrir. Il le lui a révélé d'une façon si claire qu'elle n'en peut douter. Elle ne sait rien encore des choses de ce monde, elle les ignorera à peu près toujours, et elle possède déjà le grand secret de la béatitude. Mais comment réaliser cet idéal? L'enfant cherche des moyens de mortification, de souffrance corporelle, de macération... cela ne répond qu'à demi à ce qu'elle a cru comprendre. Mais rencontre-t-elle un pauvre, son coeur tressaille, elle voudrait partager son indigence, approche-t-elle un malade, un rayon de joie irradie son âme. Est-ce le besoin de se dévouer activement à leur soulagement qui émeut ainsi son être au contact de la souffrance? Oui, sans doute, car la charité la porte au don absolu d'elle-même ; mais il y a plus. Qu'il est heureux ce cher prochain ! Il souffre, et par là il donne tout ce que la créature est capable d'offrir à son Créateur. Il souffre, et il ressemble davantage à Jésus, qui, lui aussi, a été pauvre, a pâti dans sa crèche, a souffert dans sa Passion. Marie-Anne n'a plus que cette pensée : Jésus a souffert! oh! bonheur de souffrir avec Lui! L'enfant grandit, personne ne se doute de la semence jetée dans la terre fertile de ce coeur   joyeux, de cette nature enjouée, espiègle même, et cependant le grain germe et se développe en silence.

Sous les yeux de sa mère, de ses soeurs, à leur suite et à leur exemple l'enfant, devenue jeune fille, court, vole au chevet des malades, visite les pauvres, les affligés, envie leurs souffrances. Les plus ingrats d'entre les malheureux, les plus répugnants d'entre les malades ont ses préférences. Elle a surtout la sainte tentation de les jalouser. Les soigner, laver leurs plaies, veiller le jour, la nuit, préparer les uns à la mort, en ramener d'autres à Dieu, faire l'assaut de consciences attiédies ou rebelles, ensevelir de ses mains des corps devenus insupportables à la vue par les ravages des plus affreuses maladies, telles furent, avec le soin et l'ornement des autels, les occupations favorites de la jeune fille et ses saintes prépara­tions à son entrée au Carmel.

D'où lui vint sa vocation ? Il est aisé de le supposer : du désir de souffrir pour mieux témoigner à Dieu son amour. Le lit des agonisants, la chau­mière du pauvre, l'Autel même et le Tabernacle ne lui suffisent plus. Ce n'est ni assez de sacrifices, ni assez de souffrances. La vie religieuse, austère, pénitente, lui donnera seulement satisfaction.

Cependant la pensée de la séparation lui est cruelle, car sa famille lui vaut plus que tout un monde. Elle expérimente alors les assauts de la sen­sibilité, les luttes du coeur, les frémissements de la nature, mais sa volonté reste inébranlable. La Révérende Mère Eléonore, alors Prieure de notre Carmel, lui était unie par les liens du sang. Elle connaissait les désirs, les aptitudes et la vertu de sa jeune cousine. L'entrée fut promptement décidée. La postulante fit voir bientôt comment elle jugeait et comprenait sa vocation : Vivre avec Dieu, prier sans cesse, travailler en pauvre et en solitaire afin d'être toujours occupée de Celui qui possédait son amour ; souffrir tant que Dieu voudra, aller au devant de la gêne, de la morti­fication, delà privation, s'oublier absolument, ne s'accorder jamais ni trêve ni repos, ce fut la vie de la Postulante, celle de la Novice, de la jeune Professe, et pendant quarante années celle de la Religieuse.

Timide et craintive autant que généreuse et dévouée, Soeur Louise- Thérèse, trouva dès le commencement de sa vie religieuse, de quoi satis­faire sa soif de sacrifice. N'osant rien dire, rien demander, rien confier de ses embarras, de ses peines ou même de ses nécessités, la Postulante voyait se doubler et se tripler les austérités de la Règle. Rien ne la décon­certa. Elle s'attendait, disait-elle, à trouver davantage.

Les peines intérieures les plus cuisantes, résultat de son manque d'ouverture, lui fournirent de nombreuses occasions d'exercer sa vertu. Soeur Louise-Thérèse s'humiliait, versait des larmes dans le secret, mais répétait du fond du coeur cette parole qui fût l'inspiration de sa vie entière : Tout pour Dieu 1 Je ne suis qu'une misérable, mais Jésus voit bien que je ne veux que Lui. Et elle avançait résolument vers le but. La prise d'habit, la Profession la trouvèrent dans les mêmes dispositions de défiance d'elle-même et de persévérante ardeur. La Communauté constatait la fervente régularité, la rigide austérité, le dévouement à toute épreuve, en même temps que la réserve presque sévère de la jeune religieuse. Un respect général l'entourait déjà, il ne fit que croître.

Un peu après sa Profession, ses forces trahissant son courage, un épuisement général s'accusa et fit craindre sa perte. Dieu la garda pour l'édification de ses soeurs. Des soins intelligents et dévoués la mirent peu à peu à même de reprendre toute la rigueur de la Règle ; et, à partir de ce moment, Notre-Seigneur accorda à sa ferveur la grâce de voler avec une persévérante énergie dans la carrière ouverte à son âme avide de sacrifices. Apte à n'importe quel office, elle passa par tous, mais on peut dire que sa vie s'écoula surtout dans deux centres d'action, où son amour de Dieu et du prochain lui faisaient trouver des délices : l'infirmerie et la sacristie.

Tour à tour ou simultanément ces deux offices la trouvèrent généreuse, intelligente, intrépide. Garde-malade religieuse dans toute l'acception du mot, Soeur Louise-Thérèse avait le don de savoir prodiguer les délicatesses maternelles sans amoindrir l'esprit de pénitence dont elle était la frappante personnification, et possédait le don plus précieux encore de faire passer dans ses soins l'angélique pureté de son âme. On accepte tout delà main d'un ange , disait une sainte malade. Je ne suppose même pas qu'il y ait quelqu'un près de moi quand elle est la, disait une autre, tant elle sait faire oublier le cortège humiliant qu entraîne la maladie. > A la lettre, Soeur Louise-Thérèse était l'infirmière infati­gable que rien n'embarrasse, ne déconcerte, ne paraît fatiguer ni lasser. Se donner, se prodiguer à toute heure, en tout temps, lui était si naturel, qu'elle s'étonnait de s'entendre remercier. La Vénérée Mère Sophie qui l'aimait tendrement, embarrassa souvent son humilité en racontant quelque­fois en communauté ce qu'elle appelait faits d'armes. La chère Soeur allait par le dévouement comme par la mortification jusqu au bout d elle- même, se dépassait, faisait plus que ses forces et trouvait dans son indomptable énergie le moyen de triompher de son pauvre corps aux abois Quelle est celle de ses soeurs, aujourd'hui dans la Patrie, qu elle n'ait ou soignée, ou veillée, ou ensevelie, ou pour laquelle elle n'ait été un puissant auxiliaire de préparation au dernier passage?

Sacristine modèle, Soeur Louise-Thérèse avait le zèle de la maison de Dieu, non seulement pour la chapelle de son monastère mais partout ou son travail pouvait avoir accès. D'une adresse remarquable, elle avait le talent et la dévotion de profiter de tout, et mettait ses Prieures à même de faire parvenir aux campagnes et aux missions de vrais trésors. Depuis cinq ans surtout toute permission lui avait été donnée de consacrer a peu près tout son temps à cette oeuvre si chère à son coeur ; et, malgré son extrême faiblesse, il serait impossible d'énumérer la quantité d ornements qui sortirent de ses mains.  

Sa piété pleine de révérence pour le Très Saint-Sacrement ne se ressentit jamais de la routine durant les trente-cinq années qu'elle demeura sacristine à des titres divers. Tout ce qui regardait le culte divin était l'objet de son plus grand respect. L'une de nous, qui fut son aide plusieurs années, la considérait avec émotion toucher les vases sacres, les contempler, les baiser avec amour, les larmes aux yeux et ne surprit jamais en elle ni distraction ni précipitation en ces rencontres.

Ce qui se voyait de cette âme retirée au dedans, n'était que l'écorce de sa piété. Si déjà le dehors imposait la vénération, rien d'étonnant que celles de ses soeurs qui pénétrèrent davantage dans le sanctuaire intime, n'aient été singulièrement attirées à la regarder comme une âme spécia­lement choisie, et destinée à reproduire plus d'un trait de la vie cachée du Sauveur.

Soeur Louise-Thérèse s'ouvrait difficilement. Très timorée, portée à la retraite à la désoccupation de tout ce qui ne touchait pas à ses propres attributions, elle aurait vécu volontiers entièrement seule Cette disposition jointe à des malaises de tempérament connus seulement dans les dernières années, donnait quelquefois à son caractère une nuance un peu sombre qui aurait facilement fait prendre le change et laisse supposer en elle de la tristesse II n'en était rien. La mélancolie n'entrait en aucune façon dans cette nature délicate dont la sensibilité ne se révéla jamais par des susceptibilités ou des froissements d'amour propre. Elle aimait être seule pour penser plus facilement à Dieu et le prier sans cesse. Se croyant la dernière de ses soeurs, sa vraie place, pensait-elle, était de les servir. Le travail était sa vie et jusqu'à la dernière heure elle eut l'aiguille en main. Ce qu'elle produisit en n'importe quel genre d'ouvrage où son concours fut réclamé est véritablement prodigieux. Ce n'était point cependant une activité dévorante ayant besoin de se dépenser à quelque chose d'extérieur et de sensible qui la faisait agir. En embrassant le Carmel, Soeur Louise- Thérèse avait rêvé la pauvreté et la souffrance à un degré très élevé. La Règle ne put la satisfaire. Ses macérations corporelles furent très grandes, ses veilles fréquentes et prolongées, son assiduité au choeur sans arrêt pendant de longues années. Mais tout cela ne rassasiait pas ses désirs.

Travailler et prier entrèrent dans le programme de sa vie, à titre de sacrifice et d'holocauste perpétuel. Plus je travaille, plus je prie , aimait- elle à dire, car je ne pense qu'à Notre Seigneur, quand je suis ainsi seule, et vraiment j'ai peu de distractions.   Oh! ma Mère, disait-elle à une de ses Prieures, si l'on savait dans le monde le bonheur que nous avons de méditer la vie de Notre Seigneur en travaillant, je crois qu'il y aurait bien plus de religieuses.

Habituellement notre chère Soeur lisait le matin, depuis plus de trente ans, un chapitre de l'Évangile, et toute sa journée elle s'occupait des paroles ou des actes de son Sauveur, le cherchant , comme elle le disait, là où il avait le plus souffert. L'attente de la naissance de l'Enfant Dieu et la Passion avaient ses préférences comme objet de ses méditations. Il n'est pas né, mais il pense déjà à souffrir, il le désire afin de nous sauver et de nous montrer comme il nous aime. Lorsque Soeur Louise-Thérèse avait commencé à parler de la sorte, on pouvait l'écouter sans l'interrompre, elle ne tarissait plus. Heureuse celle qui, dans les licences, avait su ouvrir cette fontaine en apparence si bien scellée, mais d'où jaillissaient en abondance des eaux délicieuses et fécondantes. Des heures entières se seraient passées dans ces entretiens, heures de joie sainte, de dilatation dans l'amour, aussi profitables à l'interlocutrice qu'à Soeur Louise-Thérèse elle-même, car répandre le trop-plein de son âme lui était un besoin sans qu'elle le comprît toujours. Si l'entretien s'entamait sur la Passion de Notre-Seigneur, il n'était pas rare qu'on fût obligé d'en changer le cours, sous peine de ne pouvoir plus, ni l'une ni l'autre, échanger ses pensées. Elle avait une incomparable facilité de communiquer quelque chose de son amour. Lorsqu'elle parlait des souffrances de Notre-Seigneur, ses larmes coulaient silencieusement sans l'empêcher parfois de continuer à discourir jusqu'à ce que celle qui l'écoutait, gagnée par l'émotion, se voyait obligée de 1'arrêter. Ma Soeur Louise-Thérèse s'ouvrait difficile­ment, disions-nous, non par refus de confiance mais par humble embarras et confusion d'occuper d'elle.

Dieu permit bien des souffrances intimes pour ce coeur tendre et affamé de dévouement. La chère Soeur connut les angoisses de l'âme, les incertitudes de la conscience et les amertumes intérieures. Sans taxer de scrupules proprement dits ses timidités, ses inquiétudes ou mieux ses dé­licatesses envers Notre-Seigneur, nous n'avancerons rien que de parfai­tement vrai, en disant que la souffrance cherchée par elle, fut la com­pagne habituelle de sa vie ; mais nous resterons également dans la vérité, en assurant que, de loin comme de près, Jésus au Très Saint-Sacrement était son centre, son bonheur et sa vie. De même qu'au temps du travail on trouvait toujours Soeur Louise-Thérèse dans son office ou dans sa cellule, de même aux jours et aux heures de Dieu il ne fallait pas la cher­cher ailleurs qu'au pied du Tabernacle. Lorsqu'elle en sortait, sa physio­nomie. déjà si pure, respirait tellement la joie et la paix, qu'il n'y avait pas possibilité de s'y méprendre : le coeur de l'Amante de Jésus venait de se réchauffer au foyer brûlant de celui du Divin Maître, on en apercevait les rayons.

Plusieurs fois Notre-Seigneur voulut récompenser son amour, en venant reposer dans ses mains. Une mémorable circonstance en particulier, lui laissa un délicieux souvenir d'une de ces présences accidentelles de Jésus : c'était pendant la Commune. Une visite domiciliaire était faite par les fédérés dans l'intérieur du monastère. Les plus minutieuses précau­tions avaient été prises relativement au Saint-Sacrement. En cas d'alerte, la Soeur Sacristine devait s'emparer de la custode où chaque matin était placée la sainte Réserve et la porter sur elle. Soeur Louise-Thérèse eut l'insigne privilège d'être ainsi durant cinq quarts d'heure le Tabernacle du Divin Maître et de passer ce temps avec Soeur Aimée de Jésus dans une adoration mêlée d'anxiété et de joie surnaturelle. Combien de fois, plus tard, notre pieuse Soeur repassa-t-elle dans son coeur les émotions de cette journée ?

Il y avait trente ans et plus qu'elle vivait ainsi cachée à tous les yeux, amassait des trésors pour le ciel., quand la paralysie atteignit notre bien regrettée Mère Isabelle. Soeur Louise-Thérèse lui consacra ses dernières forces. Pendant deux ans, elle put encore assister de ses soins, le jour et la nuit, la vénérée malade. Un jour vint pourtant où une syncope trahit un épuisement total. Huit ans auparavant un accident tenu soigneusement caché par notre courageuse soeur, avait amené une déviation compliquée de douleurs aiguës dans la colonne vertébrale ; on avait vu sa taille se voûter légèrement d'abord, puis à tel point qu'à peine pouvait-elle redresser la tète. Quand on lui demandait quelques explications, elle se contentait de sourire, heureuse de ce nouveau trésor de souffrances quoti­diennes. Malgré cette infirmité très douloureuse, elle avait continué sa vie de mortification et de dévouement sans rien retrancher de sa fidélité à la Règle. C'est dans cet état qu'elle passait encore ses nuits près de la digne Mère paralysée. Mais elle dut recevoir, à son tour, quelques-uns des soula­gements qu'elle avait prodigués à ses Soeurs. Dès lors sa vie se concentra tout entière dans la prière et le travail destiné aux pauvres églises. La consommation s'accentuait dans un coeur à coeur non interrompu avec Dieu. Soeur Louise-Thérèse devenait moins timide, plus communicative dans ses rapports et d'une simplicité qui dévoilait de plus en plus la limpi­dité et l'innocence de son âme, J'ai la confiance , nous écrivait, au lendemain de sa mort, une Religieuse qui la connaissait depuis son enfance, qu'elle est retournée à Dieu avec son innocence baptismale, car elle a toujours vécu, même dans le monde, comme une petite sainte. Nous faisons nôtre cette pensée, et tout en abandonnant à Dieu seul le soin d'apprécier les mérites de cette Soeur bien aimée, nous puisons, dans les vertus et les exemples dont elle nous laisse le souvenir, les plus douces espérances.

La santé de notre chère Soeur allait toujours s'altérant; fréquemment des symptômes de congestions nous faisaient redouter une attaque. Il y a deux mois, ils furent assez graves pour qu'on crût nécessaire de lui admi­nistrer les derniers sacrements, et nous regardions sa mort comme pro­chaine, quand elle reprit peu à peu des forces suffisantes pour se lever quelques heures et travailler encore. A partir de ce moment, elle demeura tout à fait à l'infirmerie et fît de chacune de ses journées une prière perpé­tuelle. Occupant d'elle le moins possible, résignée, silencieuse et recueillie, elle se préparait à la mort humblement, mais sans trouble ni frayeur.

Plusieurs fois la semaine Notre-Seigneur venait la visiter. Ce jour-là son visage était radieux. Je ne vais plus le recevoir mais il vient à moi ce bon Jésus , disait-elle, et des larmes de dévotion révélaient la joie céleste dont son âme était comblée. On entendait de moins en moins de parole dans cette infirmerie tant le calme intérieur de celle qui l'habitait se reflétait autour d'elle. Quand je verrai Jésus, oh! dites-moi donc ce que je devrai faire? disait-elle quelquefois naïvement. Et comme on lui répondait : Vous lui direz que vous avez toujours voulu l'aimer et autant souffrir. — Oh! oui, mais j'ai si peu souffert !... Mon Dieu, si l'on savait le bonheur de souffrir ! Et ses yeux s'illuminaient Et dire que nous ne savons pas parfois goûter ce bonheur.

Le vendredi 4 décembre, veille de sa mort, parlant sur le même sujet : Mon Dieu, dit-elle tout à coup, pourquoi donc ne nous donnez-vous pas plus d'intelligence pour comprendre la grâce que vous nous accordez quand vous nous donnez quelque chose d'un peu dur à porter? Et faisant allusion à son état de faiblesse qui la privait de tout exercice de communauté : Je ne souffre pas, dit-elle, et pourtant mon état me semble quelquefois pénible. — Mais vous ne voudriez rien changer à ce que le Bon Dieu veut, lui répondit la soeur qui la visitait. — Oh non, mais j'aimerais mieux souffrir davantage ajouta-t-elle tout bas, comme si elle livrait le plus cher secret de son coeur. Il est vrai que Notre- Seigneur a bien des moyens de crucifier nos coeurs, mais tout cela c'est encore peu de chose et au Ciel on ne souffrira plus!!

Ce jour-là, elle était relativement assez bien. Depuis quelque temps le médecin déclarait qu'elle s©remettait assez pour que nous puissions espérer la conserver encore longtemps, lorsque le lendemain matin à huit heures moins quelques minutes, au moment où la Soeur du Voile Blanc, qui la soignait depuis deux mois avec un dévouement plein de respect et d'affection, venait de prendre congé d'elle et se disposait à entendre la Sainte Messe, l'infirmière entendit tousser la malade ; elle ouvre la porte et voit Soeur Louise-Thérèse comme suffoquée par un flot de sang. Je me meurs , dit-elle. Un coup de sonnette avertit immédiatement la Soeur du Voile Blanc et deux de nos Soeurs qui se trouvaient près de l'infirmerie. Je demande pardon à la Communauté , a encore le courage de dire la mourante. — Offrez à Dieu le sacrifice de votre vie pour le salut des âmes, pour la France, pour l'Église, pour votre Communauté , lui dit on, car le doute n'était pas possible, la mort était imminente. Et la chère Soeur, malgré le sang qui continuait de s'échapper à gros bouillons, serre énergiquement la main qui l'étreint en signe d'acquiescement. A chaque invoca­tion qu'on lui suggère elle répond par des mouvements de tête et semble assister en pleine possession d'elle-même au départ de son âme pour le Ciel.

Cet instant si court fut d'une solennité incomparable. Il était beau de voir ce corps épuisé par la maladie et par la pénitence, obéir jusqu'au dernier moment à l'âme qui le quitter. Prévenue aussitôt, nous arri­vâmes avec la Communauté. Soeur Louise-Thérèse vivait encore, mais la connaissance diminuait.

Un prêtre averti immédiatement lui donna une dernière absolution et l'indulgence plénière. Était-elle encore en ce monde? Dieu seul le sait.

Une rupture intérieure avait brisé les liens qui l'attachaient à la terre. Cette séparation si prompte rendit notre douleur plus profonde, mais la vie de notre chère Soeur a été si fervente et si remplie que nous gardons toutes au fond de nos coeurs, la plus douce, la plus entière confiance.

Cependant, comme Dieu ne reçoit dans ses tabernacles que les âmes complètement purifiées, veuillez, ma Révérende Mère, accorder au plus tôt à notre bien chère Soeur Louise-Thérèse, les suffrages de notre Saint Ordre, par grâce, une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence des six Pater, celle du Via Crucis, elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire dans l'amour de Jésus et de Marie.

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre bien humble soeur et servante,

SOEUR MARIE DU SACRÉ-COEUR

r. c. i.

De notre Monastère de Sainte Thérèse, sous la protection de Notre Père Saint Joseph,

des Carmélites de Paris, 26, Avenue de Saxe.

Ce 14 décembre 1896.

 

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