Carmel

14 décembre 1895 – Sens

 

Ma révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la volonté toujours adorable vient d'enlever à notre religieuse et bien vive affection notre bien chère Soeur Anne de Jésus, professe de notre Communauté, âgée de soixante et onze ans sept mois vingt-huit jours, dont quarante-neuf ans deux mois treize jours ont été passés en religion avec une ferveur et une régularité constantes.

Ma Soeur Anne de Jésus était soeur de notre si regrettée Soeur Béatrix que Dieu a rappelée à lui, l'année dernière, par un mort subite, dont notre chère Soeur Anne de Jésus eut, avec nous, là douleur d'être témoin. Nous pouvons dire qu'en cette circonstance elle nous donna le témoignage de son esprit vraiment religieux, par la force et le courage qu'elle fît alors paraître et surtout par sa soumission toute d'amour à la volonté divine, malgré le brisement de son coeur. Nous ne pensions pas alors qu'elle suivrait de si près sa chère Soeur, pour recevoir comme elle, nous en avons l'intime confiance, la récompense promise à l'épouse fidèle.

Notre chère Soeur naquit dans une paroisse de notre diocèse, d'une famille honnête et chrétienne ; sa mère surtout entourait ses nombreux enfants d'une vigilance excep­tionnelle et voulait, qu'avant tout, ils eussent en partage une foi vive et profonde, et, par la même, la crainte et l'amour de Dieu. Notre chère Soeur, quoique bien jeune encore, tout en se livrant avec ardeur aux jeux de son âge, recueillait cependant dans son coeur les exemples et les leçons de sa bonne mère, et, lorsque vint l'époque de sa première communion, elle s'y prépara avec des dispositions exceptionnelles, changeant complètement son caractère qui, jusque-là, — aimait à nous raconter notre bonne Soeur, — était vraiment insupportable pour tous ceux de son entourage. C'est à cette époque que la piété prit place dans ce jeune coeur, que Notre-Seigneur attirait déjà fortement à son amour, lui inspirant un éloignement très marqué pour le monde et ses faux biens. Une très tendre dévotion envers la sainte Vierge, que nous trouve­rons toujours grandissant dans sa jeunesse et dans sa vie religieuse, vint s'ajouter à ses heureuses dispositions.

Le jour de la prise d'habit de notre chère Soeur Béatrix, à laquelle elle eut le bon­heur d'assister, la grâce, ayant touché vivement son coeur si bien préparé, lui fit prendre le parti irrévocable d'embrasser, elle aussi, la vie humble et mortifiée du Carmel ; et, sur les excellents renseignements du digne curé de sa paroisse, aujour­d'hui archiprêtre de notre ville, qui a toujours conservé pour nos deux Soeurs le plus paternel intérêt, nos vénérées Mères promirent une place à la jeune aspirante, qui fut alors au comble de ses voeux. Quelques mois plus tard, elle leur arrivait, avec son innocente simplicité et sa très grande piété, qui ne fit que grandir tous les jours de sa vie si religieuse.

Entrée dans le cloître, elle se mit de toute l'ardeur de son âme à ses nouveaux devoirs, et eut, comme il arrive souvent, à compter avec des difficultés quelquefois assez grandes pour déconcerter sa bonne volonté ; elle se demandait parfois si on la garderait dans cette maison, où elle avait fixé son coeur pour toujours et où elle vou­lait, à n'importe quel prix, vivre et mourir. Sa santé se ressentit aussi des anxiétés où son âme se trouvait plongée ; enfin, tout était, pour la pauvre postulante, plus qu'incertitude pour l'avenir. Mais Dieu, toujours si bon, qui voulait être glorifié par la vie humble et si religieuse de notre chère Soeur, exauça ses ardents désirs d'être tout à lui, ainsi que la confiance sans bornes qu'elle avait placée dans sa divine Mère du ciel, pour laquelle elle avait un si grand amour. En effet, les difficultés s'apla­nirent, et la Communauté, satisfaite de ses excellentes dispositions, la reçut avec bonheur pour la prise d'habit, et l'admit enfin à la profession.

Ma Soeur Anne de Jésus fut alors au comble de la joie la plus pure, et commença, dans son coeur comme sur ses lèvres, ce cantique de reconnaissance et d'amour, qu'elle ne cessera de répéter tous les jours de sa longue vie religieuse, étant persuadée que personne n'avait autant de motifs de redire, comme elle, les miséricordes infinies du Seigneur et la protection si maternelle de celle qu'elle nommera toujours sa Mère chérie, son appui, son secours et son refuge en toutes circonstances.

Différents offices furent, dès lors, confiés à la jeune professe, qui fut toujours, pour ses officières, pleine de soumission, de dévouement et de charité.

Plus tard, la roberie lui fut aussi confiée entièrement, et l'on put admirer, en notre chère Soeur, un modèle parfait d'assiduité au travail, d'esprit de pauvreté, de dépen­dance pour les moindres usages qui lui avait été recommandés, et, par-dessus tout, une très grande charité pour toutes ses Soeurs.

Son grand esprit de foi lai faisait voir partout la volonté de Celui à qui elle avait le bonheur d'appartenir et auquel elle voulait prouver son amour par le don de tout elle- même. Aussi, se donnait-elle, sans compter avec ses forces, à ce qu'elle nommait dans sa simplicité : « Les affaires de son Père céleste. » Ce que nos Soeurs aimaient à lui rappeler quelquefois, pendant la récréation et toujours, l'approbation était générale, tant il était facile de s'apercevoir combien notre bonne Soeur était fidèle et dévouée pour tout ce dont elle était chargée.

Nos anciennes et vénérées Mères avaient remarqué en elle beaucoup d'aptitude pour l'office de l'infirmerie, une grande adresse, l'ordre le plus parfait, avec une très grande netteté en toutes choses, et, par-dessus tout, une ingénieuse et délicate charité pour ses chères malades, qu'elle entourait des soins les plus dévoués, ne comptant pour rien la fatigue dont elle ne paraissait jamais s'apercevoir, nourrissant son âme de la pensée que ce qu'elle faisait à ses Soeurs elle le faisait à la personne même de Notre-Seigneur. Cependant, ma Soeur Anne de Jésus éprouvait pour cet office d'infirmière les plus grandes répugnances, qu'il eût été impossible de soupçonner sous le voile de sa vertu forte et généreuse. Tout lui était occasion de trouble et de tentation. De là ses désirs et ses demandes pour en être déchargée : ce qui lui était toujours constamment refusé. Dieu, dans sa divine adresse pour purifier les âmes, le permettait ainsi, afin de faire naître constamment pour sa fidèle servante les occasions de souffrir et de beaucoup mériter. Il permit encore ses répugnances pour lui donner constamment l'occasion de lui renouveler sans cesse le don de tout elle-même en se livrant complètement à l'obéis­sance. Nous pouvons dire que surtout les dernières années de la vie de notre chère Soeur ont été une complète victoire sur ce point. Souvent elle nous disait : « Puisqu'il le veut par vous, ma Mère, je le veux aussi, et tant qu'il le voudra. »

Ma Soeur Anne de Jésus pratiqua aussi toute sa vie une rigoureuse mortification. Il nous fallait partout la surveiller de près pour obtenir qu'elle s'accordât le nécessaire. Au réfectoire elle était ingénieuse pour supprimer tout ce qui lui semblait superflu. Son obéissance, sur ce point, eut pu être quelquefois plus parfaite et 'surtout plus con­stante. Son corps était un ennemi qu'elle voulait réduire en servitude, et si nous lui eussions accordé toutes ses demandes de pénitence- : les veilles, le cilice et autres instruments de pénitence ne l'eussent point quittée un seul instant, malgré sa santé assez délicate. Mais toujours l'obéissance, vertu si aimée de notre bonne Soeur, l'em­portait sur ses ardents désirs de mortification et de pénitence, et si, parfois, elle croyait pouvoir nous exposer sa manière de voir en y laissant paraître un peu d'attachement, nous la voyions aussitôt venir s'humilier, s'accuser, demander pardon et se livrer plus encore comme un instrument entre nos mains, nous offrant alors, pour se punir, de laisser la sainte communion le lendemain, ce que nous la pressions de ne pas faire, restant nous-même très édifiée de l'obéissance religieuse dont elle nous donnait de si touchants exemples.

Notre excellente Soeur ne cessait point non plus de faire ce que nous recommande tant notre Mère sainte Thérèse : elle s'offrait elle-même et tout ce qu'elle faisait; surtout tout ce qui s'appelait souffrance ou sacrifice, était généreusement donné pour la sainte Eglise, qu'elle aimait et chérissait comme une Mère, dont elle embrassait avec amour tous les intérêts. Les dimanches et jours de fêtes elle ne quittait pour ainsi dire pas le choeur, à moins d'y être obligée par ses devoirs d'offices. Là était Celui qu'elle aimait. Il était là, elle devait y être aussi. Quant à la fatigue, elle n'y pensait pas; du reste, elle avait tant de choses à dire à Notre-Seigneur, tant d'âmes à lui recommander, tant d'intentions, surtout son Église; puis, tant de pêcheurs! n'oubliant point non plus sa chère famille qu'elle aimait beaucoup; et, enfin, toujours elle avait à rappeler à son divin Maître son amour pour Lui et ses infinies miséricordes, qu'elle se promettait de chanter sans fin lorsqu'elle serait au ciel.

La plus exacte régularité était habituelle à notre chère Soeur. Nous l'avons toujours vue pratiquant notre sainte Règle sans adoucissement. Son grand amour pour sa voca­tion lui en faisait aimer tous les devoirs; elle s'y trouvait tellement heureuse, qu'elle eut voulu un autre langage que le sien pour exprimer son bonheur, qui avait pour cause, sans qu'elle s'en doutât, sa vie cachée, humble et mortifiée, sa religieuse obéis­sance à la Règle, ainsi que la pensée habituelle de Dieu, à qui elle s'efforçait de plaire en toutes choses.

Telle fut ma Soeur Anne de Jésus, lorsque le divin Maître, jugeant que sa fidèle servante était prête, vint l'appeler. Pour elle, c'était l'heure ardemment désirée depuis longtemps. Où était son trésor, là était son coeur. Voyait-elle qu'une de ses chères malades irait, avant elle, voir Celui qu'elle désirait tant voir, elle s'empressait de lui faire ses recommandations à ce sujet, ajoutant toujours : « Vous lui direz bien que je m'ennuie. » Ses ardents désirs allaient être enfin exaucés.

Quoique sa santé, sans être très forte, se soutînt assez, nous remarquions, depuis quelque temps, un peu d'affaiblissement chez notre chère Soeur. Nous espérions, cependant, avoir le bonheur de la conserver longtemps encore ; le Seigneur en avait décidé autrement. Elle ne laissait paraître aucune souffrance, sans y être contrainte par la force du mal. C'est ce qui arriva, lors de la maladie qui l'enleva. Nous nous aper­çûmes, au réfectoire, de son état de souffrance, qu'elle ne put dissimuler. Nous nous empressâmes de la faire sortir et l'obligeâmes, après quelques soins, à se reposer entièrement. Elle nous dit, le lendemain, qu'elle n'avait plus rien, et qu'elle se trou­vait bien, et pouvait reprendre notre sainte Règle. Ce nui ne lui fut point accordé. La lendemain, elle nous dit encore qu'elle était bien, mais une certaine hésitation dans sa réponse à nos questions, nous fit soupçonner la réalité. Notre chère Soeur nous avoua qu'elle se sentait mal, sans cependant pouvoir dire ce qu'elle éprouvait. Presque aussitôt, un violent mal de côté se fit sentir, avec les caractères les plus alarmants.

Notre dévoué docteur, appelé aussitôt, constata une fluxion de poitrine des plus graves. Après l'avoir interrogé, il nous dit, dès le lendemain, qu'il était prudent de faire donner les derniers Sacrements à notre chère Soeur : elle s'était confessée la veille. Notre Père confesseur entra de nouveau pour lui donner le saint Viatique et l'Extrême-Onction. Notre chère malade s'y prépara dans toute la joie de son âme, elle avait tant désiré cette heure suprême qui paraissait s'approcher. Après la réception des Sacrements, elle nous dit combien elle était heureuse, que son âme était dans une grande paix et que rien ne l'inquiétait. Elle répéta, plusieurs fois, que Notre-Seigneur était infiniment bon de lui accorder tant de grâces. Regardant ses mains, avec le sourire sur les lèvres, elle nous dit que, maintenant, elles étaient purifiées; elle renouvela aussi, plusieurs fois, le sacrifice de sa vie, et répétait souvent des aspira­tions de confiance et d'amour et invoquait aussi sa divine Mère du ciel qu'elle espérait bientôt aller voir.

Ce même jour, notre vénéré Père supérieur vint la visiter et augmenta encore son bonheur par ses bonnes et fortifiantes paroles. La nuit qui suivit fut des plus pénibles; après Matines, notre chère malade était au plus mal. Une grande partie de la Commu­nauté fut éveillée vers une heure. Nous lui récitâmes les prières du Manuel, aux­quelles elle s'unissait. Son visage reflétait le bonheur dont son âme jouissait. Sur le matin, elle nous dit qu'elle allait mieux. Mais Celui qu'elle désirait tant voir lui réser­vait encore, pour une plus grande purification de son âme, le bonheur de souffrir avec Lui. Les deux jours qui suivirent furent très pénibles ; la faiblesse et l'oppression augmentaient toujours, et le lundi 2 courant devait être le dernier jour de l'exil. Notre si dévoué docteur nous dit, dans la soirée de ce même jour, que notre bien chère Soeur n'avait plus que quelques heures à vivre. Notre Père confesseur, entra de nou­veau pour lui donner le bienfait d'une dernière absolution ; notre chère mourante avait encore toute sa connaissance. Notre vénéré Père supérieur eut la bonté de venir encore la bénir : elle était au plus mal. Après Complies, la Communauté lui fit de nouveau les prières de la recommandation de l'âme, la quitta ensuite pour aller à Matines, et, aussitôt après, revint auprès de notre chère mourante, avertie par celles de nos Soeurs que nous avions laissées près d'elle.

C'était l'heure suprême, nous la soutenions de nos prières, et nous lui suggérions les aspirations des derniers combats, ou, plutôt, des dernières victoires. Enfin, après quelques légers soupirs, notre bien chère Soeur remettait son âme entre les mains de Celui qu'elle avait tant désiré voir, toute purifiée, nous en avons la confiance, dans le sang et les mérites de Notre-Seigneur.

Cependant, comme Dieu demande beaucoup des âmes qui ont beaucoup reçu, nous vous supplions humblement, ma Révérende Mère, de vouloir bien faire rendre, au plus tôt, à notre chère Soeur, les suffrages de l'Ordre. Par grâce, une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence de six Pater, une invocation à Notre-Dame du Mont Carmel, à notre Père saint Joseph et à notre Mère sainte Thérèse. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, ma très Révérende Mère, dans l'amour de Notre-Seigneur.

Votre humble Soeur et servante,

Soeur Marie de Saint-Victor,

R. C. I.

De notre Monastère de la Visitation des Carmélites de Sens, le 14 décembre 1895.

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