Carmel

14 décembre 1891 – Villefranche

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Très humble et respectueux salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient de nous éprouver bien douloureusement en enlevant à notre religieuse affec­tion notre chère et vénérée Soeur Marie-Lucie-Victoire du Sacré-Coeur, doyenne de notre Communauté. Elle était âgée de soixante-douze ans, et était dans la cinquante-deuxième année de son entrée en religion.

 

Notre bien-aimée Soeur était professe de Montauban. Très peu de temps après sa profession elle fut désignée pour faire partie de la petite colonie qui vint s'établir à Villefranche. Elle se montra digne du choix qu'on avait fait d'elle par la constance et le courage qu'elle fit paraître dans les circons­tances pénibles et difficiles qui vinrent traverser cette fondation naissante. Toujours généreuse et oublieuse d'elle-même, elle se dépensa sans s'épargner aucune fatigue pour subvenir, par son travail, aux besoins de la Communauté, dont les ressources étaient insuffisantes. Que de veilles prolongées! que de nuits sans repos! que de journées laborieuses! Tout ce que je pourrais en dire resterait au-dessous de la réalité.

Elle a rempli pendant bien longtemps l'office de sacristine, à la plus grande satisfaction de ses Mères Prieures, qui pouvaient se reposer entière­ment sûr elle de tout ce qui concerne cet office.Les vertus qui ont le plus caractérisé notre bien chère Soeur furent un grand esprit de foi et d'obéissance à l'égard de ses Supérieurs et de ses Mères Prieures; un dévouement sans bornes à sa Communauté, et une géné­rosité constante dans les infirmités qu'il plut au Ciel de lui envoyer.

Quelques années seulement après sa profession, elle fut atteinte d'une maladie qui la fit si étrangement souffrir que sa taille se raccourcit considé­rablement. Elle a souffert tout le reste de sa vie de cette infirmité ; mais elle ne parlait jamais de ses souffrances. Sa forte complexion lui a toujours permis d'observer la règle, et quelques jours avant sa mort elle jeûnait encore, assistait régulièrement à la récitation de l'office divin et à tous nos exercices de Communauté ; et le malin, levée presque toujours avant le signal, elle était des premières à l'Oraison.

Le bon Dieu envoya encore à cette âme forte une autre infirmité, qui, si elle ne fut pas douloureuse comme la première, devint cependant pour elle une source de nombreux sacrifices et de nombreuses privations. Ce fut un état de surdité qui l'affligea d'autant plus qu'elle était encore bien jeune. Jamais cependant une plainte à ce sujet ne tomba de ses lèvres et ne trahit le secret de ses incalculables privations.

Nous eûmes la consolation, il y a dix-sept mois, de célébrer le Jubilé de son entrée en religion. Notre chère Soeur se prêta aux cordiales exigences de notre affection religieuse avec une humble simplicité et une grâce charmante. Nous étions heureuses de lui témoigner notre profond et sincère attachement car notre chère Soeur doyenne était très aimée de nous toutes.

Après les douces et saintes joies de sa fête jubilaire, la santé de notre chère et vénérée Soeur Victoire nous faisait espérer de la conserver longtemps encore; mais le Ciel en avait disposé autrement, et l'heure des noces éter­nelles allait sonner pour elle. Elle fut atteinte de l'influenza, qui sévit encore sur notre Communauté d'une manière alarmante.                                                                                                                                                               Le mal fit des progrès si effrayants que nous comprîmes bientôt le sacrifice qui allait nous être demandé. Nous lui fîmes administrer les derniers sacrements, qu'elle reçut avec une dévotion touchante ; la grâce de l'Absolution lui fut renouvelée, ainsi que celle du saint Viatique. Notre mourante ne fit jamais entendre une plainte. Les paroles inarticulées que nous pouvions saisir étaient des paroles d'actions de grâces, de repentir et de conformité à la volonté de Dieu. Le dimanche, à une heure, la Communauté se réunit pour réciter les prières de l'agonie et une heure après l'Absolution lui était encore donnée. Son âme semblait attendre celte dernière purification pour aller à Dieu car elle rendit son dernier soupir.                                                     

Nous espérons que notre chère Soeur, expirant à l'heure bénie de notre Rédemption, le jour anniversaire de sa naissance, fête de sainte Lucie, sa patronne, et qui lui était échue pour son saint du mois, aura été accueillie favorablement par Celui qu'elle avait servi si fidèlement. Veuillez cependant, ma Révérende Mère, lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre, une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence du chemin de la Croix et des six Pater, une journée de bonnes oeuvres et quelques invocations à notre Mère sainte Thérèse et à notre Père saint Jean de la Croix, objets de sa tendre dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, ma Révérende Mère, qui avons la grâce de nous dire, au pied de la Croix de Notre-Seigneur,

De votre Révérence,

La très humble Soeur et servante, Soeur AGNÈS DE JÉSUS.

C. D. I, prieure.

De notre Monastère du Saint-Coeur de Marie, sous la protection de notre Père saint Joseph, des Carmélites de Villefranche, le 14 décembre 1891.

 

P. S. Laissez-nous, ma Révérende Mère, recommander à vos ferventes prières l'âme de notre vénéré et dévoué chapelain, M. l'abbé Lafon, novice tertiaire du Carmel, qui nous servait avec le plus entier désintéressement et qui nous a été ravi en même temps que notre chère Soeur.

Aidez-nous aussi, ma Révérende Mère, à acquitter notre dette de reconnaissance envers le clergé de la ville qui, dans cette double épreuve comme en toutes circonstances, nous a donné de touchantes marques de dévouement et de sympathie.

 

SOCIÉTÉ ANONYME D'IMPRIMERIE DE VILLEFBANCHE-DE-ROUERGUE. — Jules Bardoux.

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