Carmel

13 novembre 1892 – Nîmes

 

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE

Paix et très humble salut en Notre Seigneur qui, le jour où nous allions célébrer la fête de tous les Saints de l'Ordre, a voulu, nous l'espérons, augmenter leur troupe glorieuse en appelant à Lui notre chère et vénérée doyenne, Soeur Françoise-Armandine-Marie-Antoinette du Saint-Esprit, professe de notre Maison, âgée de soixante-six ans, cinq mois et demi, et de religion quarante-quatre ans, un mois.

Notre chère Soeur que le bon Dieu destinait à vivre dans le secret de son tabernacle, apparte­nait à une famille honorable et profondément chrétienne de notre ville qui a donné à la sainte Église des prêtres selon le coeur du bon Dieu. Elle perdit Madame sa Mère, fort jeune encore ; notre bien. aimée Soeur apprécia cette perte dès qu'elle fut en âge de l'apprendre et toute sa vie elle conserva pour celle qui lui avait donné le jour un sentiment tendre et filial dont elle satisfaisait le besoin en priant pour son âme. La jeune petite Armandine trouva en son digne père toute la tendresse qui découle du coeur maternel.

Bientôt, ce lis d'innocence fut confié aux dignes religieuses du Saint-Enfant-Jésus-de-Saint- Maur, qui ont dans notre ville un Pensionnat des mieux composés. Là, sous la direction de ces habiles et vénérées maîtresses, la chère enfant fit de rapides progrès. Douée d'un caractère aimable et plein d'enjouement, on recherchait sa compagnie. Ses amies étaient choisies, nous avons vu de près, en celles qui lui survivent, combien son choix était délicat.

Toute jeune, notre chère Soeur sentit un vif attrait pour le cloître et surtout pour notre saint Ordre. Elle aurait voulu en connaître la Règle et tous les usages, aussi cherchait-elle partout ce précieux livre, sauf où elle aurait pu le trouver. « Un jour, nous disait-elle aimablement, mon père me conduisit à une foire, je parcourus tous les magasins en demandant la Règle de Thérèse, avec un livre que je croyais intitulé : La Chambre obscure, mais pas une âme ne pouvait me donner des nouvelles de ces précieux livres, je me résignai donc à ne plus chercher. »

Jésus ne perdait pas de vue cette petite fleur qui devait traverser tous les dangers du monde sans se faner. Nous possédons assez son âme pour pouvoir assurer qu'elle est allée au Ciel avec son innocence baptismale. La très sainte Vierge la gardait en toute rencontre ; voici un trait qui nous fait voir la protection de notre douce Mère du Ciel : ayant un roman sous la main, elle l'ouvrit, ne comprenant pas le péril que l'on court en cette lecture, mais par une permission divine, au moment où elle trouvait ces lignes saisissantes, elle fut obligée de les laisser pour se rendre à un devoir de convenance ; pendant ce temps son joli petit chien emporte dans le feu le livre empoisonné. La jeune Armandine aperçut là, la protection de Marie.

Sous la sage direction du R. P. d'Alzon, cette âme apprenait à pratiquer les vertus qui font les saints : ce bon Père ne perdait aucune occasion d'exercer sa fille spirituelle, souvent il lui ordonnait d'aller baiser terre eu présence de tout le monde, elle obéissait sans écouter ses répu­gnances. Une prise d'habit devant avoir lieu au Carmel, après l'avoir engagée à s'y rendre, connaissant, le plaisir qu'elle aurait d'y assister, il lui dit : « Eh ! bien si vous n'y alliez pas? » et elle en fit. généreusement le sacrifice.

Le souvenir du Carmel continuait à nourrir son âme, elle désirait vivement entrer dans cette solitude bénie pour se consacrer au service de Notre-Seigneur. Lorsqu'elle entrait dans une église, la lampe du sanctuaire la rendait jalouse d'une sainte jalousie, eh ! quoi, se disait-elle, ne pourrai-je pas moi aussi brûler, me consommer comme toi, petite lampe? Les larmes coulaient alors abondam­ment en sentant son impuissance à donner au Divin prisonnier les preuves de l'amour dont son coeur virginal était rempli, mais impossible de quitter son père, il n'avait auprès de lui que sa bien-aimée Armandine pour donner de la joie à sa vie si éprouvée par la mort. Son fils faisait ses études, sa fille aînée, établie dans le monde, était toute à ses devoirs de femme chrétienne (en récompense Dieu lui a fait la grâce d'appeler son unique fils au sacerdoce, il fait l'honneur du diocèse de Paris par sa vie exemplaire.) C'était par conséquent difficile à notre bien chère Soeur de déclarer à Monsieur son père, le dessein qu'elle avait conçu. Elle en souffrait, mais le courage lui faisait défaut, chaque fois que la décision était prise de le lui annoncer; ce digne père soupçonnait bien que son angélique fille voulait être religieuse, et malgré son fond chrétien, il la mettait parfois dans la gêne pour l'accomplissement de ses exercices de piété. Ce n'était pas sans combinaisons préméditées avec sa bonne, que notre chère enfant partait de grand matin pour entendre la sainte Messe et faire la sainte Communion. Une fois il leur arriva de se tromper d'heure, en sorte qu'elles se trouvèrent à la porte de l'église à deux heures du matin, leur embarras fut grand, ne sachant comment rentrer sans être entendues, elles furent pourtant si adroites qu'il leur devint possible de pénétrer dans leurs chambres sans être aperçues. Notre bonne Soeur nous racontait ces anecdotes avec une grâce charmante. Elle aimait à visiter les pauvres, les Dames de Miséricorde la prenaient avec elles dans leurs pérégrinations de charité.

Dans son immense amour, notre Père Céleste préparait la voie à son enfant privilégiée, mais, par le sacrifice le plus douloureux. M. son père, gravement atteint par une fluxion de poitrine, lui fut ravi en quelques jours. Le docteur dut annoncer à Mlle Armandine qu' il n'y avait plus d'espoir. Son coeur ressentit alors un brisement inexprimable qui ne l'empêcha point de parler de Dieu et des derniers sacrements à son bien-aimé père qui les accepta immédiatement. Tous deux reçurent en ce moment les grâces les plus précieuses. Elle eut assez de force pour soutenir l'âme du cher agonisant jusqu'à son dernier soupir, son unique frère était absent pour affaires ; à son arrivée, la mort avait donné son dernier coup. Les deux orphelins sentirent le besoin de cimenter encore davantage leur union fra­ternelle; ils se jetèrent à genoux devant une statue de la sainte Vierge la priant de les aider et d'être leur mère. Il était bien doux à ce frère de reposer son affection en sa soeur qui la méritait si bien. Mais N.-S. voulait ces deux âmes pour lui seul. 11 exigea que notre chère soeur, en se broyant le coeur, devint un exemple de générosité pour ce jeune homme, qui, quelques années plus tard entrait chez nos Révérends pères Carmes. Il est maintenant dans un des Monastères d'Angleterre où il glorifie Dieu et Notre Saint Ordre.

Aucune insistance de la part de son frère ne fut capable d'ébranler notre postulante, elle fit son entrée dans l'arche sainte la veille de la Pentecôte. Notre bien-aimée soeur fut au comble de ses voeux ; toutes les pratiques de la religion étaient du goût de cette âme d'une bonté peu commune, qui joignait à un esprit juste et droit une simplicité et une candeur admirables, heureuses qualités qu'elle sut par sa fidélité à la grâce conserver jusqu'à la mort et qui la rendaient comme un enfant entre les mains de ses Prieures pour qui son âme était un livre ouvert.

Elle commença avec ferveur sa carrière religieuse, et comme elle n'était pas venue seule­ment cueillir des fleurs sur le Carmel, elle eut aux débuts quelques épreuves assez pénibles, mais accoutumée aux sacrifices notre bonne soeur Marie du Saint-Esprit embrassait généreusement la croix. L'esprit de foi qui l'animait et qui lui représentait sans cesse l'importance du salut fut toujours son mobile; la crainte des jugements de Dieu l'éprouvait et la soutenait tour à tour. Notre chère soeur porta généreusement les épreuves de son postulat. Enfin ce temps étant expiré et ses dignes Mères bien assurées de sa vocation, elles fut revêtu des livrées du Carmel à son grand contentement et à la satisfaction de la communauté. On l'admit à prononcer les saints voeux en temps ordinaire. Elle se consacra au Divin Maître avec l'élan d'un coeur plein d'amour et de reconnaissance. Bientôt après sa profession, on lui donna l'office d'infirmière où elle se dévoua de son mieux au service des malades. Sous-Prieure trois ans, elle ne négligea aucun de ses devoirs. Les Novices lui furent confiées pendant quelques temps, partout on retrouva son amour pour nos saintes observances qu'elle aurait voulu pratiquer jusqu'à la mort si son tempérament faible, et plus tard ses infirmités ne l'avaient obligée à prendre des soulagements. A la sacristie, elle déploya son zèle pour tout ce qui touche au culte divin. Son adresse pour les ouvrages en tous genres lui était d'un secours dans cet office qu'elle a rempli durant plusieurs années. Dépositaire, elle aurait voulu se dépenser au-delà de ses forces physiques en faveur de sa chère communauté qu'elle aimait sincèrement. Parfois nous nous faisions un devoir de modérer son activité qui l'aurait fait sortir de ce calme qui donne le bon Dieu à ceux qui nous entourent. C'était consolant pour nous lorsque notre vénérée doyenne nous remerciait avec tout son coeur de Carmélite des observations que nous lui avions faites. Son caractère faisait le charme de nos récréations et de toutes nos fêtes de famille; elle avait toujours quelque chose d'agréable à dire, une remarque judicieuse à faire, un mot qui rappelait le bonheur de notre état et sa reconnaissance: les Novices, les postulantes étaient l'objet de ses prédilections lorsqu'elles les voyait douées des qualités qui constituent une vraie fille de Notre Mère sainte Thérèse.

Nous espérions garder encore parmi nous notre bien chère soeur, mais le bon Dieu voulait récompenser sa fidèle servante. Au mois de janvier, l'épidémie qui sévissait partout, vint nous visiter, l'état de faiblesse de ma soeur Marie-Antoinette du Saiut-Esprit ne lui permit pas de réagir. Malgré les soins de notre dévoué docteur et de ses infatigables infirmières, le mal fit des progrès alarmants, nous dûmes lui procurer les sacrements des mourants, elle-même nous dit en termes fort touchants qu'elle voyait bien que tout était fini, qu'il n'y avait plus qu'à se préparer à paraître au jugement de Dieu. Nous comptions sur un miracle, tant nous désirions voir se prolonger les jours de notre bien-aimée fille. Notre-Seigneur nous accorda quelques mois qui ont servi à la préparation du grand sacrifice consommé dans la nuit du 13 novembre. Le matin de ce même jour elle avait reçu pour la seconde fois l'Extrême- Onction avec toute sa connaissance ce qui lui permit de demander pardon à la communauté dans les termes les plus humbles, elle remercia M. l'Aumônier de toutes ses bontés. Les indulgences de l'Ordre lui ont été appliquées par Notre vénéré et dévoué Père Supérieur, Grand Vicaire de Monseigneur l'Evêque de Nîmes, cette visite combla do joie notre chère mourante qui n'était pas lente à reconnaître les atten­tions qu'on lui prodiguait. Son agonie a été silencieuse, paisible, elle ne souffrait plus, elle nous disait : Je n'aurais jamais cru que la mort fut si douce. De temps à autre elle nous donnait un sourire d'adieu qui nous navrait le coeur. Lorsque nous excitions sa foi et son espérance, lorsque nous lui parlions de l'agonie de Notre-Seigneur au jardin des olives, elle nous baisait respectueusement la main en signe d'action de grâce. Nous eûmes bien le temps de dire toutes les prières du Manuel, ce fut sans aucun mouvement qu'elle s'endormit dans le Seigneur.

Une mort si douce semble nous assurer de l'accueil tout miséricordieux que notre chère Soeur aura reçu du Souverain Juge. Nous vous supplions néanmoins, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre, par grâce une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Chemin de la Croix, des six Pater, une invocation à Notre-Dame des Sept-Douleurs, â Notre Père S. Joseph, Notre Mère Ste Thérèse, Notre Père S. Jean de la Croix et à tous les saints. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce d'être dans le Coeur Sacré de Jésus, et avec un affectueux respect.

Ma très Révérende Mère,

 

Votre humble Servante,

Soeur MARIE DE SAINT JEAN DE LA CROIX.

Rse. Cte. Ind.

Nimes.

 

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