Carmel

13 mars 1889 – Saigon

Ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Paix et très humble Salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la volonté toujours adorable, a cette année encore, marqué d'une épreuve pour nous, le mois de notre glorieux Père et Protecteur Saint Joseph, en enlevant à notre religieuse affection, notre chère Madalenna Bùôn de St Jean l'Evangéliste, professe du choeur, âgée de 49 ans, dont 26 et demi passés en notre Communauté.

 

Cette chère enfant, naquit d'une famille chrétienne à Baria, province de l'Annam située entre la mer et les régions sauvages de la Cochinchine ; ses parents faisaient un laborieux et ingrat com­merce de buffles, et ils étaient si pauvres que, dans une dure circonstance, ne pouvant payer leurs dettes, ils durent donner en otages à des païens leurs trois enfants, dont deux garçons et notre petite Bùôn, âgée d'environ 12 ans.

Nous relatons ce détail, ma Révérende Mère, parce qu'il nous parait propre à élever l'âme vers Dieu, dont l'infinie Grandeur et la Miséricorde sans bornes se plaît à s'abaisser sur ce qu'il y a de plus humble. II se réservait cette pauvre enfant comme épouse, et à cause de cela II veillait sur elle avec une sollicitude de mère ; II toucha de compassion pour elle le coeur d'une de ses tantes qui, quoique pauvre aussi, la racheta et la garda chez elle jusqu'au moment où la jeune fille, ayant at­teint environ 17 ans, entra dans un couvent annamite !

C'était vers l'époque où la persécution religieuse, d'une part, et l'occupation française, de l'au­tre, mirent partout l'effroi et la dispersion ; les Communautés annamites reçurent Ordre du Vicaire

Apostolique de se réfugier à Saigon, sous la protection du drapeau français ; elles y étaient encore lorsque nous y arrivâmes nous-mêmes, peu de mois après, pour réaliser la fondation d'un Carmel depuis longtemps désirée par Monseigneur Lefebvre, de si douce mémoire.

 

Durant les premiers jours de notre installation, et avant que nous fussions organisées pour nous servir nous-mêmes, les religieuses annamites voulurent se charger de notre nourriture, que nous apportait la Chi Bùôn, avec toute la dignité annamite, d'un sérieux et d'un cérémonial qui nous parurent d'abord fort étranges ; elle aurait voulu rester tout à fait avec nous ; mais ses supérieures, et surtout le Père Missionnaire qui dirigeait leur couvent, ne le lui permirent pas, la réservant pour le service de quelques malades qu'on avait réunis dans une case en attendant l'établissement d'un hô­pital indigène. Bùôn continua de solliciter la grâce qu'elle désirait et ne l'obtint qu'au bout de huit mois ; elle entra alors avec la Chi Thuân, dont nous avons eu la triste consolation de vous en­tretenir, il y a juste deux ans, ma Révérende Mère. Ces deux postulantes partagèrent d'abord la charge un peu pénible d'approvisionner notre Carmel naissant, qui n'avait pu encore se procurer de tourières, grâce que Dieu ne tarda guère à lui accorder, du reste.

Le temps de noviciat de la Chi Bùôn, devenue ma Soeur Saint-Jean, s'écoula sans rien de mar­quant; elle reçut le saint habit et fit sa Profession aux époques déterminées par nos Supérieures, qui prolongent prudemment la durée des épreuves pour nos chères petites indigènes.

Oh ! ma Révérende Mère, ici encore permettez-moi une réflexion sur les desseins insondables de Dieu ; qui aurait cru qu'une enfant, élevée dans une telle indépendance d'allures et d'habitudes, dût passer sa vie dans un cloître, et se plier à tous les assujettissements de la vie religieuse ? N'est-ce pas une merveille de la grâce divine, qui seule fait trouver la paix et le bonheur dans un état pour lequel les natures paraissent si peu prédisposées.

Et pourtant nous ne saurions vous dire combien les vocations de nos enfants sont solides, et combien elles se montrent généreuses pour faire tous les sacrifices qu'exige la vie du Carmel. Dieu, sans doute, tient compte de tout cela, et II pardonnera avec indulgence les petites misères, restes inhérents de la nature annamite, qui ne seront détruits que lentement.

Ma Soeur Saint-Jean avait bien gardé quelque empreinte de sa première éducation un peu sau­vage, ce qui rendait quelquefois ses rapports pénibles, pour qui ne voyait pas sous cette rude écorce, un coeur bon, tout serviable, discret et plein de soumission aux moindres volontés de ses Supé­rieures.

Sa bonne santé soutint aisément les austérités de notre sainte Règle et les veilles nécessitées par un travail souvent prolongé dans la nuit ; l'annamite est doué de beaucoup de dévouement et ne compte jamais son temps ni sa peine lorsqu'il s'agit de faire plaisir à quelqu'un. Cette bonne Soeur se montra toujours d'un zèle et d'une activité extrême dans les emplois qui lui furent successivement confiés ; celui des fleurs, de l'infirmerie, des ornements, où elle rendit longtemps service, et dont on ne la fit sortir que par le besoin de mettre au tour une Soeur de confiance.

Il n'y a guère qu'une année que ses forces commencèrent à diminuer peu à peu ; nous lui don­nâmes tous les soulagements permis par la règle et crûmes qu'elle se remettrait, ce qu'affir­mait le médecin annamite à la vive joie de notre pauvre enfant, qui avait une grande peur de la mort, quoiqu'elle en parlât fréquemment selon l'usage de sa nation. Avant-hier, lundi 11 mars, le médecin renouvela son assurance et nous ne pouvons attribuer qu'à une action particulière de la Providence, une vive impulsion que nous eûmes le soir à l'oraison d'aller visiter notre chère fille dans sa cellule pour l'encourager à un acte d'abandon très complet de tout elle-même entre les mains du bon Dieu, soit pour la vie, soit pour la mort,selon qu'il lui plairait d'en ordonner, ajoutant à notre pauvre enfant : « Ce que je vous dis ne peut pas vous faire de peine, puisque vous êtes sûre de guérir, et sans cela, je ne vous en parlerais pas ; mais vous pourriez acquérir des mérites, plaire davantage au coeur de Dieu et augmenter votre amitié avec Lui, (tournures annamites) si vous n'aviez pas si peur de la mort et si vous vous abandonniez tout à fait à Lui ; allons, vous allez faire comme cela, n'est-ce pas ma fille!

Elle nous le promit, se montra très contente et répéta cent fois : c'am o'n me, c'am o'n me, merci Mère, je vous rends grâce ; le soir après Matines, lorsque nous allâmes de nouveau la bénir, elle nous fit de joyeux saluts avec ses mains, à la manière annamite, et paraissait très heureuse. Le lendemain elle circula beaucoup par la maison, dit à une Soeur qu'elle ne souffrait plus et qu'elle voyait bien que Saint Joseph allait la guérir durant son mois ; depuis très peu de temps seulement Monseigneur l'avait dispensée de l'obligation du bréviaire à cause du long temps qu'il lui fallait pour le réciter seule, elle disait donc son office en Pater ; mais elle ne se rendait à l'infirmerie que pour prendre ses repas ; hier, mardi, elle y était vers deux heures de l'après-midi et remonta dans sa cellule pour s'y reposer jusqu'à trois heures ; c'est alors que notre bonne Soeur infirmière ne la voyant pas venir comme de coutume pour prendre sa petite collation, alla frapper à sa cellule ; ne recevant point de réponse elle ouvre... et trouve ma Soeur Saint-Jean étendue par terre, tenant d'une main son Crucifix; éperdue, la pauvre infirmière jette l'alarme dans la Communauté, qui, en un instant, est rassemblée devant la triste cellule où nous n'avions, hélas ! qu'à constater que notre chère enfant avait rendu son âme à Dieu, sans qu'il nous fut donné de l'assister à ce moment si difficile, en lui procurant les secours de la sainte Religion ; on la transporta à l'infirmerie et le Père Missionnaire, confesseur de la Communauté, arrivé sur le champ, ne consentit à lui don­ner l'absolution sous condition que pour céder à nos instances, car nous ne pouvions pas croire que tout était fini, et durant plusieurs heures encore nous voulûmes conserver l'espoir de la voir revenir à elle.....

Tout nous porte à croire qu'elle aura été frappée d'un anévrisme durant les courts instants que nous étions au choeur à réciter les Litanies, car; après cet exercice, les Novices réunies au dessous de sa cellule n'y entendirent aucun bruit, non plus que les Soeurs voisines de sa cellule ; du reste, elle avait déjà les extrémités glacées à trois heures, quoique les bras et la poitrine fussent encore chauds, et cela nous fit retarder jusqu'au lendemain pour l'exposer au choeur ; environ une demi-heure avant la sépulture, elle répandit tant de sang par les narines que nous dûmes fermer le cercueil à la hâte avant l'entrée du Clergé, qui vint en assez grand nombre pour l'accompagner à sa dernière demeure, dans notre petit cimetière.

Nous espérons, ma Révérende Mère, que dans sa miséricorde. Notre Seigneur aura reçu avec une indulgence particulière son épouse qu'il a appelée subitement à Lui ; cependant, comme il y avait deux jours qu'elle n'avait point communié et huit qu'elle ne s'était confessée, nous sentons d'autant plus le besoin de prières que doit avoir notre chère enfant, et nous vous supplions instam­ment, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre, par grâce une communion de votre fervente communauté, l'indulgence des six Pater, celles du Chemin de la Croix et tout ce que votre charité voudra bien y ajouter, la fidélité de nos soeurs indigènes à dire les offices de mort pour, toutes les soeurs de France, leur méritant bien un juste retour. C'est en union de vos saintes prières et avec un profond respect que nous avons la grâce de nous dire,

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante,

Soeur Sainte PHILOMÈNE de l'Immaculée conception.

R. C. ind.

De Notre Monastère du Carmel de Saint-Joseph, à Saigon (Cochinchine), le 13 mars 1889.

2794 — Toulon .Typ. E. COSTEL.

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