Carmel

13 Juin 1893 – Paris, Rue d'Enfer

Ma révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient de nous frapper bien douloureusement en rappelant subitement à lui notre chère Soeur Louise-Marie de Saint- Joseph, professe de notre Communauté, âgée de 75 ans, 10 mois et 17 jours. Elle avait passé en religion 39 ans, 5 mois et 21 jours.

Cette chère Soeur, sortie d'une famille des plus honorables de la Champagne et élevée dans la plus grande piété, vint frapper tard à la porte du Carmel. Agée de 35 ans et ayant contracté des habitudes bien différentes, elle embrassa généreusement notre sainte Règle. Mais ses forces ne se soutinrent que peu de temps : après quelques années, sa faible santé succomba, et elle dut, tout le reste de sa vie religieuse, supporter l'épreuve pénible de l'infir­mité. Elle le fit avec un complet abandon à la volonté de Dieu, et garda toujours le caractère aimable et plein de gaieté qui la distinguait. Elle se faisait remarquer aussi par un grand amour pour la sainte pauvreté, qu'elle était soigneuse de garder dans les moindres choses ; par une charité qui la faisait compatir profondément à toute peine; enfin par son excellent esprit, qui la tenait unie à ses Prieures et la rendait à leur égard pleine de simplicité et d'affection.

Privée de faire la Règle, notre chère Soeur cherchait à donner sans cesse à Notre- Seigneur, en s'imposant les petits sacrifices qui s'offraient à elle. S'appliquer exactement au silence, ne point s'informer d'une nouvelle qui pouvait l'intéresser, multiplier en un mot autant qu'il était en son pouvoir les actes de la mortification intérieure et les petites priva­tions corporelles, était son soin continuel. Elle y travaillait d'autant plus que, dénuée de consolations spirituelles, elle voulait prouver à notre divin Maître, par les oeuvres, un amour qu'elle craignait de ne point avoir, parce qu'elle n'en éprouvait pas les mouvements sen­sibles. Nous ne saurions vous dire, ma Révérende Mère, combien cet état habituel de priva­tion intérieure détermina d'actes méritoires chez notre bonne Soeur Louise-Marie. Tandis que ses oeuvres et ses paroles révélaient une âme tout animée de l'amour de Notre-Seigneur, toute préoccupée des intérêts de l'Église et des âmes, la sécheresse dans laquelle elle sentait son coeur, et les distractions qui remplissaient son esprit, lui faisaient croire qu'elle était dans l'état le plus misérable et lui inspiraient même les craintes les plus vives. 11 lui semblait qu'elle dût être repoussée de Dieu; mais, docile aux avis de ses confesseurs et de ses Prieures, elle reprenait courage sur leur parole et ranimait toute sa confiance pour aller, dans un sentiment d'humble confusion, recevoir Notre-Seigneur dans la sainte Communion.

Ainsi s'écoula toute la vie de notre bien-aimée Soeur : souffrant toujours au dedans, elle parut toujours gaie et joyeuse au dehors, et tandis qu'elle demandait à Dieu, avec la plus profonde humilité, qu'il daignât lui accorder la grâce de l'aimer, elle était vraiment toute remplie de son amour.

Notre chère Soeur avait toujours eu une tendre dévotion à saint Joseph; le Sacré-Coeur de Jésus et la sainte Face étaient tout spécialement l'objet de ses adorations, et elle cherchait mille moyens de les honorer; tous ses moments libres étaient consacrés à ces pieuses pra­tiques et à la prière pour les âmes du Purgatoire. Depuis quelques années, sa ferveur augmenta encore d'une manière notable. La lecture d'un pieux ouvrage, la Sainte Messe, par le P, Martin de Cochem, anima vivement en elle la dévotion pour le saint Sacrifice, et le zèle pour les intentions auxquelles Notre-Seigneur s'offre continuellement à son Père sur l'autel. Ce fut là désormais sa pensée dominante; elle s'unissait à toute heure à la divine Victime, et faisait effort, quelque souffrante qu'elle fût, pour ne pas perdre une seule des messes aux­quelles elle pouvait assister. Elle eût souhaité que ce précieux livre fût connu de toutes parts à cause de la gloire qu'il pouvait rendre à Dieu; elle faisait chaque jour une prière pour sa propagation, et, grâce à la générosité de sa pieuse famille, elle put le faire connaître dans plusieurs de nos monastères et par des personnes du monde, qui en retirèrent un grand fruit. C'était sa consolation de travailler par ce livre à glorifier Notre-Seigneur, puisqu'elle se croyait incapable de le faire par elle-même.

Cependant, que de progrès elle faisait chaque jour! Elle nous donnait une édification profonde par une fidélité toujours croissante. Il était touchant de voir combien elle cherchait à se reprendre à elle-même tout ce dont elle pouvait se passer, et à enlever partout quelque chose à la nature. Pendant ce dernier Carême, où sa faiblesse était extrême, elle ne voulut prendre le matin que quatre ou cinq bouchées de pain trempées dans l'eau. Plusieurs jours avant la sainte Quarantaine, elle avait commencé, selon sa coutume, à se priver de tout ce qui aurait pu donner quelque satisfaction à son goût, et à faire des prières particulières pour obtenir de pouvoir user de peu de soulagements pendant ce temps de pénitence.

Nous étions surprises que dans l'état de faiblesse où était notre bonne Soeur, sa vie pût se soutenir aussi longtemps. Elle-même se sentait épuisée et s'attendait, pour ainsi dire, chaque jour à la mort, même à la mort subite. C'était ainsi en effet que le Seigneur voulait nous la reprendre.

Hier matin, après quelques jours d'une indisposition qui paraissait sans gravité et dont elle semblait presque remise, notre chère Soeur se disposait à se rendre à la sainte Messe comme les jours précédents. Une de nos Soeurs du voile blanc venait de l'aider à s'habiller et l'avait trouvée bien. Ma soeur Louise-Marie sortit de sa cellule, son infirmière la rencontra marquant son office et lui fit un signe pour lui demander comment elle se trouvait. Elle fit comprendre de même qu'elle se sentait bien; puis, voulant ajouter quelques mots, elle l'em­mena dans un endroit où il fût permis de parler; ce fut le dernier acte de cette fidélité dont elle nous avait donné tant d'exemples. Elle rentre dans sa cellule; une de nos Soeurs l'y sui­vant presque immédiatement, la trouve étendue, ne donnant aucun signe de vie. Accourues auprès d'elle, nous prononçons le saint nom de Jésus et nous faisons quelques invocations. Un léger mouvement des yeux nous fait espérer qu'elle nous entend encore; mais, lorsque quel­ques minutes après, elle reçut une dernière absolution et une onction des saintes Huiles,nous n'osons croire que son âme fût encore présente. Trois minutes ne s'étaient pas écoulées entre le moment où la Soeur infirmière lui avait parlé, et celui où, nous rejoignant presqu'aussitôt, elle la retrouvait sans vie.

Pourquoi Notre-Seigneur a-t-il voulu appeler ainsi notre chère Soeur dans le court instant où elle fut seule ? Pourquoi semblait-il attendre notre absence pour venir la chercher? — Nous répéterons ce que notre chère Soeur nous disait la veille au soir dans notre dernier entretien avec elle : « De quoi pouvons-nous nous inquiéter ayant un Dieu si bon? » C'était, en effet, le sentiment de la confiance qui, dans cette dernière journée, avait remplacé les craintes de la mort el des jugements de Dieu qui l'avaient tant fait souffrir pendant sa vie, et nous ne sau­rions redire par quelles touchantes paroles elle nous exprimait ses sentiments. Au reste, tou­jours occupée de la pensée que sa fin était proche, elle avait dit, deux jours auparavant, dans un profond sentiment de foi, en regardant son crucifix avec amour : « Mon Dieu, je vous offre le petit reste de ma vie; faites-en ce que vous voudrez ; je suis à vous, je m'abandonne à vous. » Dans ces dispositions, la communion faite la veille de sa mort avait été son viatique. Elle était prête, nous en avons la confiance, et si nous avons la douleur de n'avoir pu l'entourer de toutes les assistances que la Sainte Église prépare aux mourants, nous éprouvons par­-dessus tout le besoin de nous unir à cette volonté divine à laquelle elle s'était si pleinement remise.

Cependant, nous nous sentons pressées aussi de procurer à notre chère Soeur d'autant plus de secours après sa mort, que nous avons été plus privées de les lui donner à sa dernière heure; aussi nous vous supplions, ma Révérende Mère, de lui rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre; par grâce, une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres et particulièrement l'audition d'une messe à son intention; enfin l'indul­gence du chemin de la Croix, et quelques invocations à l'Enfant Jésus, à la sainte Face et à saint Joseph. Elle en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, ma Révérende Mère, avec un religieux respect et en union avec vous dans le divin Coeur de Jésus.

 

Votre humble soeur et servante,

Soeur Agnès de Jésus-Maria, r. c. i.

De notre premier monastère de l'Incarnation des Carmélites de Paris, rue d'Enfer, 25. — Le 13 juin 1893.

 

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