Carmel

13 juillet 1895 – Amiens

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur Jésus-Christ qui vient de rappeler à Lui, après une longue vie toute d'abnégation et de dévouement à sa Communauté, notre chère Soeur Marie-Louise du St-Esprit, professe de notre Communauté, âgée de 77 ans, 2 mois, 20 jours, et de reli­gion 45 ans, 2 mois, 18 jours.

L'humble et laborieux dévouement, l'amour de la règle, le mépris de son corps, furent les traits saillants de la vie de notre chère Soeur, qui, sous des dehors dont la rudesse heurtait parfois, cachait une grande délicatesse de sentiments, un coeur sensible et une piété profonde.

Née dans la Sarthe, d'une honorable famille, notre chère Soeur entendit de bonne heure l'appel de la grâce. Elle n'avait pas encore 7 ans qu'elle était déjà fermement résolue dans son coeur de n'appartenir qu'à Dieu. La fréquentation d'une pieuse amie affermit encore son désir de la vie religieuse : en recevant d'elle de précieux exemples de vertus, et en se sentant fortifiée par ses entretiens, la future Carmélite aspirait vers le cloître où, se disait-elle, elle rencontrerait plus de grâces encore, au milieu d'âmes toutes consacrées à Dieu.

Cependant, le Seigneur avait résolu de mettre sa fidélité à l'épreuve. Entrée une première fois au Carmel à l'âge de 22 ans, elle se vit obligée, au bout de quelques mois, de reprendre le chemin de la maison paternelle ; mais elle conservait au fond de son coeur l'espérance de retrouver un jour la vie qu'elle n'avait fait qu'entrevoir, et qui demeurait l'objet de tous ses désirs. L'attente devait néanmoins se prolonger pendant plusieurs années : ce ne fut qu'en 1850, lorsqu'elle avait près de 32 ans, qu'elle put voir de nouveau s'ouvrir devant elle les portes du Carmel. Pen­dant ces années d'attente, elle fut toujours encouragée et soutenue par un pieux ecclésiastique, dont la mémoire est en vénération dans le diocèse du Mans, et auquel elle conserva une filiale reconnaissance. Son coeur, qui sentait profondément, ne pouvait oublier celui qui avait été son appui en ces délicates circonstances.

A son entrée dans notre Carmel, ma Soeur Louise du St-Esprit se montra ce qu'elle fut jusqu'à son dernier jour : fidèle à la prière, assidue à l'office divin qu'elle ne manqua jamais qu'absolu­ment vaincue par la nécessité, dévouée pour sa Communauté sans jamais mesurer ses forces. "Très active par nature, elle était heureuse de mettre cette activité au service de ses Soeurs, et cherchait toutes les occasions de les obliger et de leur rendre service. Que de fois se chargeait-elle du travail de l'une ou de l'autre pour la soulager, s'attribuant du moins la part la plus pénible, lorsqu'elle ne pouvait se réserver le labeur tout entier ! Il faut avouer que sa manière d'obliger revêtait quelquefois un caractère un peu rude qui ne permettait pas de refuser ses services; mais quand on avait vu les fardeaux emportés d'assaut, et la besogne faite comme par enchantement, malgré soi, on ne pouvait qu'apprécier la bonté de cette nature si impitoyable pour elle-même, si sensible pour autrui. Jusqu'à ses derniers jours, ne pouvant prendre part aux travaux de la buan­derie, elle ne manquait point de se charger de tous les balayages, tandis que la Communauté était occupée à laver.

Depuis de longues années, la culture du jardin était devenue le principal aliment de son dévoue­ment ; ne comptant avec aucune fatigue, usant et abusant de son robuste tempérament, on la voyait tous les jours se livrer à un rude labeur qu'elle commençait une ou deux heures avant le lever de la Communauté, et qu'elle continuait sans relâche jusqu'au soir. Ce travail solitaire con­venait à sa nature peu communicative et servait à entretenir sa vie de foi. Toute dévouée au salut, des âmes à chaque pelletée de terre qu'elle retournait, elle demandait à Dieu la conversion, non pas d'une âme pécheresse, mais de dix, mais de cent. « Puisque je ne sais faire que cela, disait- elle je prie Dieu de le rendre utile à la conversion des pécheurs. « La vue de la moindre fleur, le chant des oiseaux la faisait spontanément remonter vers Celui qui les avait créés, et elle se sentait aussi unie à Dieu au milieu de ses travaux de jardinage que pendant une oraison tranquille, passée au choeur.

La facilité avec laquelle elle se tenait sous le regard de Dieu pendant le travail ne lui faisait point négliger le saint exercice de l'oraison, et il était édifiant de la voir, le dimanche et les jours de fête passer au choeur de longues heures, occupée à la prière ou à la lecture. C'est là qu elle trouvait son délassement, après les fatigues de la semaine. Les jours où le Saint-Sacrement était exposé, elle ne quittait, pour ainsi dire, pas le choeur. Ame de foi et sincèrement pieuse, elle don­nait ses préférences aux livres où elle trouvait la doctrine unie à la piété. Après les Psaumes, sa lecture de prédilection, les oeuvres des Pères et des Docteurs de l'Eglise, celles de S. Jean Chrysostome en particulier, faisaient ses délices; dans ces lectures de longue haleine, elle savait discerner les plus beaux passages, et elle se faisait un plaisir de faire partager ses jouissances à ses Mères et à ses Soeurs.

Elle avait une particulière dévotion au Saint Sacrifice de la Messe ; lorsqu un prêtre venait inopinément demander à célébrer dans notre chapelle, aussitôt qu'elle entendait la sonnerie qui annonçait sa Messe, elle quittait tout et venait solliciter la faveur d'assister au Saint Sacrifice. C'était pour elle une grande privation lorsque des occupations forcées l'empêchaient d entendre toutes les Messes qui se disaient dans notre chapelle. Le même esprit de foi lui inspirait un pro­fond respect pour les prêtres, en qui elle voyait Notre-Seigneur, et un grand zèle pour tout ce qui touchait au culte de l'autel ; elle aimait à exercer son talent de broderie à confectionner de belles aubes, des garnitures, etc., qu'elle trouvait le temps d'exécuter au milieu de ses travaux de jardi­nage Son dévouement pour la Sainte Église était profond. Elle avait obtenu de nos Supérieurs la permission de passer tous ses dimanches en retraite, afin de recommander à Dieu tous les besoins de cette Sainte Église, et elle multipliait ses dévotions à cette intention. C'était avec la même fer­veur qu'elle demandait à Dieu toutes les grâces qu'elle voulait, obtenir, et souvent on reconnut l'efficacité de ses prières.

L'assistance régulière au saint Office fut l'objet de sa constante préoccupation. La fatigue de ses longues journées de travail ne l'empêchait point de se trouver chaque soir aux Matines, et trois jours avant sa mort, nous la voyions encore au milieu de nous comme à l'ordinaire, donnant à la louange de Dieu ce qui lui restait de forces.

Elle avait un véritable attrait pour la sainte pauvreté. Sachant utiliser les moindres choses pour son office, elle prenait mille soins pour les faire durer le plus longtemps possible. Tout ce qui était à son usage était marqué au coin de cette grande vertu : pour elle tout était bon, tout était bien. Dans la manière dont elle se traitait, elle mettait bien réellement en pratique la recomman­dation de nos saintes Constitutions : tout mépris de soi.

En effet, dans tout ce qu'elle faisait, elle avait toujours en vue Dieu et la Communauté : quant à elle-même, il était superflu d'y penser. Elle ne comprenait pas qu'une âme religieuse pût rechercher la moindre satisfaction personnelle, aucun bien-être ni contentement. Aussi pouvons-nous dire qu'elle s'est dépensée tout entière pour ses Soeurs et qu'elle est morte les armes à la main, car, malgré son âge avancé, rien n'avait changé, pour ainsi dire, dans son activité ni dans la rigueur avec laquelle elle traitait son corps : elle jeûna encore le carême dernier avec la même exactitude qu'elle l'avait toujours fait.

Cette fidélité constante n'était point sans mérite pour elle, car sa voie intérieure, depuis son entrée au Carmel, fut toujours celle de la croix. Privée des consolations dont elle avait joui dans le monde; ayant à soutenir au-dedans d'elle-même une lutte de tous les instants contre les difficultés d'une nature très sensible et d'un caractère indépendant et impressionnable dont elle ne savait pas toujours dominer les mouvements ; travaillée par le Seigneur lui-même, qui permit souvent pour elle l'humiliation afin de se l'attacher plus étroitement, elle ne se démentit jamais. Cherchant Dieu dans toute la droiture de son âme, elle ne tendait à autre chose qu'à accomplir sa sainte volonté dans la mesure où elle la connaissait, et à donner ainsi à son divin Époux le témoi­gnage de son amour.

Depuis un an, nous constations chez notre chère Soeur un certain affaiblissement ; néanmoins nous étions loin de supposer que cette nature, si vivante encore, allait être si rapidement terrassée.

Dimanche dernier, 7 juillet, on vint nous avertir que notre chère Soeur Louise n'avait presque pas mangé de la journée. Dure pour elle-même comme elle l'avait toujours été, elle ne s'était plainte de rien, mais à nos interrogations, elle dut répondre : elle nous avoua qu'un fort mal de gorge la mettait presque dans l'impossibilité d'avaler et qu'elle se sentait très souffrante. Elle nous supplia néanmoins de lui permettre d'assister encore aux Matines, nous assurant qu'un peu de repos le lendemain matin lui suffirait. Elle descendit en effet pour les Heures, mais bientôt elle dut nous demander de retourner à sa cellule. La journée nous laissa de vives inquiétudes, car la difficulté d'avaler devenait de plus en plus grande, et elle commençait à éprouver dans tout le corps de grandes souffrances. La nuit fut très pénible, et mardi matin nous fîmes transporter notre chère Soeur à l'infirmerie. Déjà elle ne pouvait plus faire seule aucun mouvement. Notre dévoué Docteur constata une maladie des plus graves et des plus douloureuses, dont la marche, selon toute appa­rence, devait être très rapide ; aussi nous engagea-t-il à ne pas différer de faire recevoir les sacre­ments à notre chère malade. Cette grâce, qui répondait à ses désirs, lui apporta une grande consolation, et Notre-Seigneur y mit le comble en permettant qu'elle pût recevoir une petite par­celle de la sainte hostie, voulant ainsi, en se donnant à elle une dernière fois, lui communiquer la force de supporter les terribles souffrances qui furent sa part depuis ce moment jusqu'à la mort.

En effet, dévorée par une fièvre brûlante qui lui mettait le corps en feu, ne pouvant avaler même une goutte d'eau, éprouvant dans tous les membres de véritables tortures auxquelles nul soula­gement ne pouvait être apporté, elle nous rappelait le souvenir des martyrs attachés au chevalet ou liés sur un bûcher ; et au milieu de ces souffrances, sa mortification et son mépris d'elle-même apparaissaient dans toute leur perfection. Uniquement préoccupée de l'embarras qu'elle pouvait causer, elle se reprochait les plaintes que lui arrachait la douleur et nous exprimait toute sa recon­naissance pour les moindres soins dont nous l'entourions. Mais, hélas ! nous ne pouvions que constater les rapides progrès du mal et notre totale impuissance à les arrêter. Jusqu'à la fin, notre chère Soeur conserva sa connaissance, pensant à tout et à tous, nous faisant ses recommandations, s'unissant aux pensées de résignation et d'abandon à la volonté divine que nous lui suggérions, offrant ses souffrances à Dieu pour les pécheurs, pour l'Eglise, pour la France, pour sa chère Communauté. Quelques instants avant de rendre le dernier soupir, elle murmurait encore des invocations à Jésus et à Marie, cherchant son crucifix pour trouver dans l'étreinte de Jésus mou­rant en croix la force pour la lutte suprême et le gage de la miséricorde en laquelle elle se confiait. C'est dans la nuit du jeudi H juillet, à une heure du matin, que notre chère Soeur remettait son âme entre les mains de son Créateur.

Bien que le Seigneur se montre plein de tendresse et d'indulgence pour les âmes droites et simples, et qu'à ce titre, nous ayons lieu d'espérer qu'il a accueilli favorablement celle de notre chère Soeur Louise du St-Esprit, après l'avoir purifiée ici-bas par les souffrances intenses de sa courte maladie, nous vous supplions néanmoins, ma Révérende Mère, de vouloir bien nous aider à hâter son bonheur éternel, s'il en est encore besoin. Nous vous prions humblement de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre ; par grâce, une communion de votre sainte Communauté, l'assistance au Saint Sacrifice de la Messe, auquel elle avait tant de dévotion et quelques invocations à la très Ste Vierge et à notre père saint Joseph.

Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, avec un profond respect et une religieuse union,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble soeur et servante,

Sr Marie de St-Paul.    

Carmel des Carmélites d'Amiens, le 13 juillet 1895

 

Retour à la liste