Carmel

12 Octobre 1893 – Limoges

MA REVERENDE ET TRES HONOREE MERE,

Que la Très Sainte Volonté de Dieu soit la nôtre !

C'est aux premiers jours de son mois béni du Rosaire, en l'octave même de saint Michel, que Marie est venue cueillir parmi nous, pour l'attacher à sa couronne, une humble et douce fleur, dont la vie lui a été consacrée et qui a gardé pour elle seule tout son parfum.

Ma soeur Aimée de Marie, novice bienfaitrice de notre Carmel, naquit à Paris d'une chrétienne et honorable famille, le 13 Octobre 1844. On célébrait ce jour-là même dans l'Eglise la fête de la Maternité de la Très sainte Vierge. Dès avant sa naissance, ses pieux parents l'avaient consacrée à cette divine Mère, et sur les fonts sacrés du baptême, elle reçut le nom de Marie, auquel pour la distinguer de sa soeur aînée, on ajouta celui de Marthe, mais elle s'est toujours plue à regarder la sainte Vierge comme sa première patronne.

Le Bon Dieu lui donna encore quatre petites soeurs ; deux s'envolèrent au Ciel et c'est à peine si elle les a connues ; mais une plus cruelle épreuve était réservée à cette inté­ressante famille, la jeune mère fut enlevée prématurément, malgré tous les soins et toutes les prières. Ce fut un vide immense. La petite Marthe, (âgée de cinq à six ans) dont le caractère était déjà sérieux sentit profondément la perte qu'elle venait de faire et se jetant au pied d'une image de Marie, elle la supplia d'être doublement sa mère. Depuis ce jour, la dévotion à la Très sainte Vierge ne fit que grandir dans son coeur. On peut dire qu'elle devint sa vie.

Confiée d'abord avec sa soeur aînée aux soins d'une famille amie qui habitait Orléans, elle y reçut des principes de piété qu'elle n'oublia jamais. Mlle N*** se dévoua sans réserve à l'éducation de ces deux enfants ; elle avait à coeur de remplacer le plus possible près d'elles, la mère qu'elles avaient perdue, et comprenant de quelle importance est la formation des jeunes âmes, elle les conduisit à un guide éminent qui, tout en proportion­nant ses conseils à leur âge. leur donna une direction déjà forte, et leur montra dès lors, un intérêt tout paternel qui a suivi notre chère soeur jusque dans sa tombe.

 

Quelques années plus tard, les quatre petites soeurs furent mises chez les Dames du Sacré-Coeur de Poitiers. Le séjour du pensionnat parut bien dur à Marthe : elle était faite pour la vie de famille, et malgré tous les soins dont elle fut entourée par ses bonnes maîtresses, elle ne pouvait se consoler de la perte de sa mère chérie ni s'habituer à la pension. La chère petite cachait son chagrin à tous les yeux et ne le confiait qu'à la Très sainte Vierge qui la comblait de grâces. Elle a toujours conservé dans son coeur la plus vive reconnaissance pour les dignes religieuses qui l'ont élevée et le plus doux souvenir du saint asile où elle a fait sa première communion, où elle a été reçue Enfant de Marie, où elle a appris à connaître et à aimer le Coeur de Jésus.

Son éducation terminée, Marthe revint auprès de son père chéri, dont la haute piété ne lui laissait aucun danger à courir dans le monde. Elle se promettait de lui consacrer sa vie, ne songeant qu'à le soigner, le consoler, lui rendre un peu de bonheur. Un rêve si caressé se réalisa pleinement pendant quelques années ; mais bientôt le bon Dieu lui demanda le sacrifice de cette vie de famille qu'elle aimait tant, et fidèle à la voix de Jésus et de Marie, la généreuse enfant vint rejoindre dans notre Carmel sa soeur bien-aimée, déjà novice.

C'était le 8 décembre 1866. Monseigneur Gay, auquel elle était unie par les liens du sang, se trouvait justement à Limoges ; il fut heureux d'introduire au Carmel sa jeune parente, et au moment de franchir la porte de notre monastère, il lui adressa des paroles qui nous firent toutes fondre en larmes.

Notre nouvelle postulante reçut à son entrée le nom d'Aimée de Marie, nom qui lui allait si bien et la rendait si heureuse. Sa petite cellule devint dès lors son paradis; elle y chantait sans cesse en travaillant des cantiques à la sainte Vierge, celui-ci surtout, qui exprimait bien tout son amour :

Ange du Ciel, ami sincère. Dis à ma mère Les soupirs de son enfant Je l'aime tant ! Je l'aime tant

Lui prêtait-on le saint habit aux jours de nos grandes fêtes, elle le regardait avec des yeux de colombe et ne pouvait en quelque sorte le quitter. Ses ardents désirs et sa ferveur; sa bonne santé même qui se fortifiait au régime du Carmel ; sa facilité pour tous nos saints exercices, lui méritèrent bientôt la grâce d'être admise à la prise d'habit. Elle revêtit les livrées de Marie, le 25 Mars, fête qui lui devint chère entre toutes celles de la sainte Vierge.

Son vénérable père était là, offrant à Dieu avec une foi de patriarche ce second sacrifice de ce qu'il avait de plus cher, prêt à offrir de même les deux filles qui lui restaient et qui étaient près de lui en ce moment, si Jésus les lui avait aussi demandées. Monseigneur Gay, appelé pour la circonstance monta en chaire. Faisant allusion à ce qui se passait sous ses yeux, il cita cette parole de nos saints livres : « Dieu honorera le père digne de ce nom par des enfants dignes de leur père. » Puis il s'écria : Heureuse était la maison de Lazare, l'hôte et l'ami de Jésus-Christ. Il avait deux soeurs : l'une se nommait Marie, on appelait l'autre Marthe, elles suivaient et servaient le Maître, chacune à son degré, chacune à sa manière. Elles étaient toutes deux chères à Jésus, et cependant Marthe trouvait qu'il y avait lieu pour elle d'envier quelque chose à sa soeur.

Plus heureux êtes-vous mon très cher frère! oui, vous êtes plus heureux que Lazare — Comme lui vous aviez près de vous Marthe et Marie — l'année dernière Marie était là, au pied de ce même autel, agenouillée, émue, écoutant, aspirant la parole de Jésus : elle venait prendre possession de cette part bienheureuse qui lui avait été réservée de toute éter­nité ; le Maître était là, il l'appelait et, elle venait heureuse de venir, plus heureuse encore d'être venue, et en moins d'une année, voilà le tour de Marthe, qui n'a rien à envier à sa soeur et ne la jalouse pas —Soeurs par la nature, soeurs par la grâce, les voilà soeurs par la vocation etc. — Il montra enfin à l'heureuse élue de ce jour, la voie qui venait de s'ouvrir devant-elle : voie de sacrifice et d'immolation dans laquelle elle devait entrer en disant avec le Verbe Incarné : « Me voici pour accomplir votre volonté, ô mon Dieu. »

La chère enfant le dit sans doute de tout son coeur, mais qu'elle était loin de croire l'épreuve si proche, si longue et si crucifiante ! Bientôt un mal de genoux qui semblait peu de chose se déclara et vint mettre obstacle à sa profession. Prières, neuvaines, voeux, tout fut sans succès ; il lui fallut enfin quitter son cloître béni pour aller chercher dans sa famille une guérison que l'on espérait encore. Aucun soin ne lui fut épargné, mais ce fut en vain, le mal persista; rien ne paraissait au-dehors, mais elle pouvait à peine marcher et se mettre à genoux. Cependant les années s'écoulaient et la chère colombe gémissait sans cesse loin de son Carmel. Elle adressait à sa Mère du Ciel de petits billets tels que celui-ci :

Loin de ton Carmel exilée Je te g:arde toujours ma foi Et sur ma rive désolée Pour me charmer je n'ai que toi ; Que ta lèvre pour me sourire, Que ton regard pour me bénir Et pour mon coeur qui te désire Le tien pour le faire endormir

Comprenant qu'elle ne guérirait jamais, elle nous supplia de la recevoir de nouveau en qualité de bienfaitrice, ce qui lui fut accordé d'après les permissions que donnent nos saints règlements à ce sujet. Ce fut une vraie joie pour toute notre communauté de voir revenir cette enfant de bénédiction. Elle rentra dans l'arche sainte le 3 septembre 1873.

Sa vie parmi nous a été celle d'une vraie Carmélite : elle était silencieuse, recueil­lie, mortifiée, âme d'oraison ; ne se dispensait d'aucun point compatible avec ses infir­mités. Son austérité était si grande qu'elle ne s'approchait jamais du feu en hiver quelque froid qu'il fit et n'acceptait même pas les vêtements plus chauds qu'on lui offrait. Son esprit de pauvreté était extrême : elle ne voulait rien de neuf, tout était assez bon pour elle, et ne laissait jamais perdre la plus petite chose qui put servir. Sa charité pour ses soeurs lui faisait prendre tous les moyens de ne les gêner en rien ; c'était partout la petite violette qui se cache, tant elle cherchait à disparaître dans la maison. Mais des craintes excessives l'empêchèrent d'émettre les voeux simples qu'elle aurait pu faire : la chère enfant était en effet torturée par des peines intérieures de toutes sortes. L'inaction presque complète à laquelle elle était réduite favorisait cet état, qui ne fit qu'augmenter chaque jour. Privée de l'usage de ses jambes elle se voyait clouée sur une chaise ; ne pouvant lire ou se livrer à un travail assidu, à cause de sa vue qui était très faible, elle passait pour ainsi dire sa vie dans une tribune devant le Très Saint-Sacre­ment. Enfin ses infirmités augmentant cette dernière consolation lui fut enlevée. Notre Seigneur lui réservait encore une grâce de choix en lui donnant part à son couronne­ment d'épines : sa pauvre tête devint le siège de douleurs qui firent des quatre dernières années de sa vie un long martyre.

Il nous serait impossible de décrire ici tout ce que cette chère enfant eut à endurer : on ne comprenait pas comment elle pouvait tant souffrir sans mourir. Elle n'avait de position ni jour ni nuit ; ses douleurs étaient si violentes que malgré tout son courage elles lui arrachaient des cris déchirants. Son dégoût de toute nourriture était extrême, pourtant elle en sentait toujours un besoin extraordinaire ; une soif dévorante lui brûlait les lèvres et l'empêchait souvent de pouvoir parler : elle se plaignait sans cesse d'un feu qui la consumait au-dedans; ses pauvres jambes et ses pieds horriblement enflés finirent par la priver de faire même un mouvement dans son fauteuil. Enfin on aurait dit que toutes les douleurs s'étaient donné rendez-vous sur ce corps d'apparence si frêle. Notre consolation était de penser que cette chère patiente était une pure victime choisie de Dieu pour l'accomplissement d'une mission réparatrice et qu'elle expiait bien plus pour les pauvres pécheurs que pour elle-même. Nous aurions désiré la sou­lager, mais Jésus ne le voulait pas; aussi malgré tous les soins dont l'ont entourée ses charitables infirmières le mal progressait toujours et nous l'avons vu arriver à un tel point qu'il est impossible de s'en faire une idée. Elle nous disait encore que ce n'était rien auprès de ses peines intérieures. Evidemment Jésus avait des desseins bien parti­culiers sur sa petite épouse : c'était sans doute la préparation immédiate avant de l'ap­peler à lui.

La voyant s'affaiblir de plus en plus nous lui proposâmes de faire ensemble une neu­vaine â N.-D. des Sept Douleurs. Elle accepta avec le plus grand bonheur; nous dit ensuite que cette neuvaine lui avait fait beaucoup de bien. En effet dès le commence­ment nous avons vu le calme renaître dans son âme, et les grâces signalées qui ont accompagné ses derniers instants nous donnent tout lieu de penser que la Mère des douleurs a daigné abaisser sur son enfant un regard de miséricorde.

Le jour du Saint Rosaire elle reçut le sacrement de l'Extrême-Onction avec une paix céleste et une confiance touchante pour cette âme qui avait tant redouté le dernier pas­sage. C'est dans ces mêmes dispositions qu'elle a passé les quatre jours qui lui restaient encore à vivre. La difficulté qu'elle éprouvait pour avaler la priva du bonheur de faire la sainte communion ; mais notre digne et pieux aumônier est venu plusieurs fois lui renouveler l'absolution qu'elle a reçue selon son désir presqu'au moment de la mort.

 

Elle a eu aussi la grâce des prières et bénédictions de notre saint Evêque et de notre bon père supérieur, qui est venu la visiter et converser quelques instants avec elle, tout heureux de la trouver dans les meilleures dispositions de filiale confiance et de parfait abandon entre les mains de Dieu. Enfin jeudi soir, 5 octobre, pendant que nous l'entourions toutes, récitant le Saint Rosaire comme pour bercer son dernier sommeil dans une prière à Marie, Matines sonnèrent; elles étaient de l'octave de saint Michel, son patron de prédilection à qui elle avait tant demandé de l'assister à la mort. La communauté dût se rendre au choeur pour l'office et nous restâmes auprès d'elle avec quelques-unes de nos soeurs et ses bonnes infirmières. Celle d'entre nous qui était deux fois sa soeur était là, comme Marie au pied de la Croix, lui tenant la main et agonisant avec elle. Sur son lit était sa petite statue de la sainte Vierge, qui lui avait fait tant de grâces et l'avait consolée si souvent ; ses doigts déjà glacés serraient le cierge béni que son cher neveu bénédictin lui avait porté de Lorette et qu'elle avait si soigneusement gardé pour cette heure suprême. Comme ce cierge finissait, la vie de notre chère enfant s'éteignait aussi : elle exhala doucement son dernier soupir dans les bras de Marie, pour être conduite par elle au tribunal de son divin Fils et être jugée comme elle l'avait tant désiré dans le coeur de sa céleste Mère.

Nous espérons que ses longues et cruelles souffrances, supportées avec patience et amour lui auront obtenu l'accueil favorable du Souverain Juge. Elle n'oubliera pas au ciel sa famille religieuse qu'elle a tant aimée, sa famille du monde, ses soeurs chéries surtout qui la pleurent avec nous et lui ont témoigné leur affection pendant sa maladie de la manière la plus généreuse et la plus touchante. Elle priera particulièrement pour la jeune génération de ses neveux qui semble déjà promettre une pépinière de ministres du Seigneur. Elle priera enfin pour tous ses amis et ceux de notre Carmel qui sont venus si nombreux unir leurs intercessions aux nôtres pour le repos éternel de sa chère âme.

Permettez-nous, Ma Révérende et très honorée Mère, de vous demander très humble­ment les suffrages de notre saint Ordre pour cette véritable enfant de Marie, si votre charité vous inspire de lui faire cette faveur. ( Elle avait d'ailleurs tout donné à la Sainte Vierge pour après sa mort, comme pendant sa vie).

Par grâce, une communion de votre sainte communauté, une journée de bonnes oeuvres, le Chemin de la Croix et les six Pater de l'Immaculée-Conception avec une invocation à notre père saint Joseph, à Notre sainte Mère Thérèse, à sainte Marthe et à son bien-aimé patron saint Michel. Son coeur reconnaissant vous le rendra ainsi que nous qui nous disons au pied de la Croix.

 

Votre humble Soeur et servante

Soeur MARIE-BAPT1STE Rel. Carm. id.

De notre monastère de la Sainte Mère de Dieu et de notre Père Saint-Joseph des Carmélites de Limoges.

Ce 12 Octobre 1893.

 

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