Carmel

12 mars 1897 – Libourne

 

Ma RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE,

Le Divin Maître vient de nous imposer un nouveau sacrifice, en appelant à Lui notre chère Soeur Marie de l'Enfant Jésus, doyenne de nos soeurs du voile blanc. Elle était âgée de 85 ans, 2 mois, 24 jours, et de profession religieuse 56 ans.

Née dans une famille profondément chrétienne du Périgord, la petite Jeanne fut de bonne heure la consolation et la joie de ses vertueux parents. Ses dispositions à la piété jointes à un heureux caractère la rendirent surtout chère à sa bonne mère, qui, constamment occupée aux travaux des champs, se reposait en toute sécurité sur sa petite fille pour les soins du ménage. Un jour ayant été chargée de préparer la soupe, il fut impossible à la pauvre enfant de trouver un couteau : « Il faut obéir cependant, se disait elle ». Après avoir vainement cherché pendant près d'une demi-heure, elle prend le pain et le taille avec ses dents plus rapidement qu'elle ne l'eût fait avec le couteau, consultant en cela plutôt son devoir que la délicatesse.

Nous nous sommes souvent demandée, ma Révérende Mère, si la Sainte Vierge, que notre chère Soeur a toujours tant aimée, n'a pas pris d'elle dans sa jeunesse un soin tout spécial, et changé bien des périls en grâce. Une fois entre autres que, comme d'habitude, Jeanne, était restée seule à la maison, elle remarqua un homme qui rôdait autour du modeste logis. Il finit par entrer, s'assit et demanda à se rafraîchir. La jeune fille le servit avec empressement. L'inconnu lui parla longtemps, et ne sortit que pour revenir une deuxième et une troisième fois. Enfin, craignant sans doute le retour de la famille, il disparut et ne revint plus : « J'avais le coeur tout heureux lorsqu'il parlait, nous disait-elle, et quand j'eus la pensée de me faire religieuse, le souvenir de ses pieux entretiens m'encouragea, il me semblait que c'était bien là ce qu'il m'avait conseillé ». La foi simple et naïve de notre bonne Soeur lui permit de découvrir dans cet étranger un personnage mystérieux. A l'occasion de ses noces d'or, nous lui fîmes raconter le fait en récréation pour édifier et amuser la Communauté. — Qui pensez-vous qu'était cet homme, lui demanda-t-on ? Notre Père Saint-Joseph répondit-elle, sans hésiter.

          

A dix-huit ans, Jeanne fut entraînée à Libourne par des amies qui venaient y chercher fortune; elle aussi, avait senti l'ambition et cédé au désir de quitter son clocher. Arrivée dans notre petite ville, qui lui parut si grande, son coeur se troubla et elle se prit à regretter sa chaumière ; mais la Providence guidant ses pas, la conduisit à l'hôpital, vers la bonne Supérieure qui, touchée de sa candeur, l'attacha au service de l'établissement. A l'école de cette excellente religieuse, et sous la douce influence de la grâce, elle sentit grandir ses dispositions à la piété, aussi, ayant appris quelques années plus tard qu'une fondation de Carmélites se faisait ici, résolut-elle d'en partager les épreuves et les joies.

Elle s'en ouvrit à un saint prêtre qui la présenta aussitôt à la Révérende Mère Prieure. Cel­le-ci charmée de trouver tout de suite une jeune fille si bien disposée pour les travaux des soeurs du voile blanc, la reçut comme un présent du Ciel ; toutefois, voulant mettre son obéissance à l'épreuve elle lui dit qu'avant de franchir la clôture il fallait aller chercher à Paris une postulante qui l'attendait.

Ce voyage, difficile à cette époque, devait l'être surtout pour le peu d'expérience de cette pauvre enfant, mais elle ne se déconcerta pas; sa confiance en Dieu fut sa boussole et son étoile. Elle se mit donc en route pour Paris, et quelques jours après, revint triomphante, amenant avec elle celle qui, pendant de longues années, devait être la joie, la vie et l'édification du monastère, notre Vénérée Mère Thècle de l'Enfant Jésus, de si douce mémoire. C'était à l'époque des fêtes de Noël.

L'union la plus étroite se forma dès lors entre ces deux âmes, et c'est une consolation pour nous de penser à leur bonheur en se retrouvant au Ciel. Comme ensemble, elles doivent chanter les miséricordes du Seigneur, les amabilités de l'Enfant Jésus, dont le beau nom leur fut donné à toutes deux ! Avec quelle plénitude, chacune a sa manière reçut la grâce attachée à ce nom divin ! Notre bonne Mère Thècle parlait de son Grand Dieu, devenu le Petit Jésus qu'elle aimait tant, avec des accents inexprimables, et ma Soeur Marie a retracé parmi nous, dans une perfection rare, l'obéissance, la simplicité et l'humilité du Verbe Incarné.

L'entrée de notre chère Soeur au Carmel comblait ses désirs. Elle était venue pour se dévouer et partager les épreuves de la Communauté naissante, or ces épreuves abondaient. La première à souffrir de ce qui manquait à sa pauvre cuisine, la chère Soeur pleura souvent, jusqu'au jour où sa compagne du noviciat, plus résolue, vint à son secours et dit au Supérieur : « Mais mon Père, nous mourons de faim ! » A cette révélation inattendue, le Père fut ému. Il se hâta d'intéresser à la petite fondation une bonne famille qui veilla désormais sur ses plus pressants besoins. Nos soeurs regrettèrent alors les temps heureux où elles étaient à la seule merci de la Providence. Plus d'une fois, en effet, elles avaient expérimenté sa bonté admirable, en recevant du secours au. moment où elles en attendaient le moins. Un jour de fête entre autres, la bonne Soeur Marie était triste parce qu'elle n'avait pas d'oeufs pour le dîner de la Communauté. Elle se sentit poussée vers un coin du jardin, et quelle ne fut pas sa surprise de trouver là une petite provision d'oeufs frais ; elle en remplit un panier et courut joyeuse le porter à sa Mère Prieure, qui bénit avec elle le Seigneur de ce nouveau bienfait.

Ayant été admise à la prise d'habit au temps ordinaire, la chère novice redoubla de ferveur et de régularité, et eut le bonheur de prononcer ses saints voeux l'année suivante. Elle avait puisé dans la retraite préparatoire la force qui la fit traverser sans défaillance les épreuves et les phases de la vie intérieure. Dès lors on n'eut plus qu'à s'édifier des vertus peu communes de notre bonne Soeur; elle les pratiquait sans relâche et si simplement, qu'on trouvait tout naturel en elle le travail de la grâce. Ses Mères Prieures ont su cependant au prix de quels efforts cette âme généreuse a su se vaincre pour mourir rapidement à elle-même et à tout ce qui n'est pas Dieu.

Elle s'appliqua avec une attention soutenue à la pratique du silence; tout en elle en portait l'empreinte. Sa prière était continuelle. Une novice, chargée pendant longtemps de couper les •hosties que ma Soeur Marie confectionnait, déclara n'avoir jamais entendu sortir de sa bouche une parole inutile. Toute la journée on la voyait debout, devant son fourneau, le fer ou le rosaire à la main, ne levant les yeux que sur les objets de dévotion accumulés sur la cheminée.

Que dirons-nous de son humilité ? Notre chère Soeur se croyait indigne d'habiter la maison du Seigneur et considérait ses soeurs comme des anges. Toujours prête à s'accuser, elle cherchait tous les moyens de se purifier et ne négligeait aucune des pratiques en usage parmi nous. Jusqu'à la profession de son unique compagne, le courage de notre bonne soeur doubla ses forces et son temps : elle suffisait à tout et avait cependant de si bas sentiments d'elle-même qu'on l'entendait répéter : « Je ne suis qu'une servante inutile. »

Son esprit de foi était porté au suprême degré; elle ne voyait que Dieu dans sa Mère Prieure. Il était touchant, dans ces derniers temps surtout, de voir cette bonne ancienne recueillant nos moindres avis pour en faire sa règle de conduite. Quel respect dans ses rapports avec nous ! Au jardin ou ailleurs, dès qu'elle nous apercevait, on la voyait s'incliner aussi respectueusement que si c'eût été le Saint Sacrement. Cachet vivant de la parfaite soeur du voile blanc, ce respect s'étendait sur toutes ses soeurs qui n'oublieront jamais comment elle les saluait en les rencon­trant. Dans sa longue carrière, notre chère Soeur a eu l'occasion de faire de nombreux sacrifices; ils furent surtout méritoires quand l'épuisement de ses forces nous obligea à lui ôter un à un ses chers travaux, mais, notre Mère l'a dit, suffisait pour la consoler.

Sa régularité était exemplaire. Il y a douze ans environ, nous lui confiâmes encore le soin de la vache et d'un petit cheval; ses sollicitudes pour ses hôtes égayaient la jeunesse, qui, pour la taquiner un peu, lui demandait quelquefois des nouvelles de l'étable... Ma Soeur Marie souriait d'abord, puis pressée plus fort finissait par dire dans un éclat de franche gaîté : « On ne parle pas de son office en récréation. »

Il semblait tout naturel de l'appeler la pauvre Soeur Marie, et ce petit mot ajouté à son nom y attachait la tendresse et la vénération dont nos coeurs étaient pénétrés. Quelle pauvreté, en effet.

Tout était trop beau, trop bon pour elle; tant qu'elle fut cuisinière, notre chère Soeur se donnait le droit de ne se nourrir que de vieux- restes gâtés et répugnants. Elle pouvait donc bien nous dire en renouvelant ses voeux après une retraite : « Ma Mère, je ne sens rien qui s'oppose à l'action de Dieu dans mon âme. »

Quand nous crûmes prudent, vu son grand âge, de la retenir dans sa cellule avec sa quenouille, compagne inséparable de toute sa vie, et les petits ouvrages que ses soeurs aimaient à lui confier, la bonne Soeur obéit simplement, mais il lui en coûta beaucoup. Pour la dédomma­ger, nous la donnâmes comme aide à l'infirmerie; c'était la rappeler sur le terrain de ses mérites. Que de nuits elle avait passées là auprès des malades ! Avec quel dévouement elle avait soigné une de ses chères soeurs, qu'un rhumatisme goutteux avait réduite à la plus complète impuissance pendant deux années entières. Celle-ci avait trouvé dans le coeur de sa bonne infirmière toutes les délicatesses de la charité. Il faut ajouter cependant que cette charité était parfois un peu austère. Un matin, la pauvre infirme lui ayant demandé de sucrer son lait : « Cela ne se fait pas au Carmel, lui répondit aussitôt ma Soeur Marie; puis, se reprochant ce manque d'égard, elle vint nous demander avec sa déférence habituelle la permission de satisfaire la malade.

Il y a cinq ans, dans la terrible épidémie d'influenza qui nous atteignit toutes, plus ou moins, notre bonne ancienne fut administrée comme plusieurs autres. Elle fit alors une neuvaine à l'Enfant Jésus pour obtenir la grâce de travailler encore au salut des âmes, et sa prière fut exau­cée. Malade nous-même et privée d'aller la voir, la chère Soeur n'osa jamais demander à ses infirmières le nom de la soeur qui était couchée dans le lit voisin ; elle crut pendant plus de quinze jours que c'était une jeune postulante arrivée depuis peu, et s'en affligeait; aussi, quel étonnement et quels joyeux transports quand sa compagne, assez bien pour se lever, s'approcha pour lui sourire, et qu'elle reconnut une de nos bonnes soeurs du voile blanc.

La convalescence dura tout l'hiver, et au printemps, ma Soeur Marie reprit sa cellule et ses petits emplois.

En compensation d'une intelligence peu développée, par cela même peut-être qu'elle ne l'avait jamais exercée en dehors du devoir présent, tel qu'il est tracé par l'obéissance, notre chère fille avait eu l'esprit et reçu la grâce de chercher généreusement, constamment le Seigneur. Elle l'avait trouvé et vivait de sa vie. Sa belle âme, dilatée ou resserrée selon les joies ou les tristesses de l'Eglise, était toujours unie à son divin Sauveur. Sa pieuse charité s'étendait à tout, et nous aimions à lui recommander nos peines de famille, et surtout la conversion des pauvres pécheurs. Nous savions à quelle foi, à quelles prières persévérantes ils étaient confiés. Une de nos soeurs lui parla pendant de longues années d'une malheureuse âme qu'il fallait sauver à tout prix : « Gomment, ce n'est pas encore fait, répétait toujours notre bonne Soeur, pourtant, ' dès que j'ai Notre-Seigneur dans mon coeur par la Sainte Communion, je le supplie d'avoir pitié de cette âme. »

Nous nous donnions souvent le plaisir, ma Révérende Mère, d'aller passer quelques moments avec elle dans son petit paradis terrestre, où notre vénéré Père avait dit à sa dernière visite cano­nique : « Ma chère fille, votre cellule a le parfum de la sainteté », nous la trouvions toujours à filer du chanvre ou du crin, dont elle nous offrait tous les ans deux grandes corbeilles pour notre fête. C'était une joie pour nous de contempler en elle jusqu'à q el degré d'abandon, de charité, de simplicité et d'union à Dieu, une âme pure peut s'élever ici-bas. Nous ne pouvions nous habituer à la pensée qu'il faudrait un jour ou l'autre se séparer de cette sainte religieuse; rien d'ailleurs ne le faisait encore présager; malgré ses quatre-vingt-cinq ans, notre bonne Soeur se portait à merveille, et ne désirait ni vivre ni mourir. Elle avait son Ciel, Jésus, que lui impor­tait le lieu.

Au premier coup de la cloche nous appelant au choeur, ma Soeur Marie, fidèle dans les plus petits détails, quittait l'ouvrage pour réciter son office ou se mettre en oraison ; depuis quelque temps la lecture la fatiguait, et elle y suppléait par de longues visites au Saint Sacrement.

Ainsi coulaient ses jours calmes et heureux. Quelle ne fut pas notre peine, quand le samedi, 23 janvier, on nous avertit dans la matinée que notre chère Soeur se sentait fatiguée et ne s'était pas rendue au choeur pour la Messe. Nous la trouvâmes très affaissée, elle qui, la veille, alerte et joyeuse, à peine appuyée sur son petit bâton, s'était rendue au confessionnal, très éloigné de l'infirmerie, où nous la tenions cet hiver par mesure de prudence. Nous la fîmes coucher espérant que la chaleur du lit la ranimerait. Elle resta ainsi jusqu'au mercredi suivant sans que son état parut des plus inquiétants. Dans la journée du jeudi, nôtre bonne Soeur baissa si sensiblement que nous crûmes prudent de la faire administrer le lendemain, ce qu'elle accepta de grand coeur.

La cérémonie fut bien touchante; nous venions de chanter les secondes vêpres des Grandeurs de Jésus. Ne semblait-il pas que Notre-Seigneur entrant dans cette infirmerie au soir de cette belle fête, y apportât les prémices de la gloire à celle qui l'avait si fidèlement suivi dans ses abaisse­ments?... « Il est votre ami, votre Père; il est aussi votre Epoux ! Vous l'avez toujours aimé, abandonnez-vous à Lui sans réserve, et priez pour nous au Ciel », lui dit notre bon aumônier en se retirant.

Tout abîmée dans la grâce qu'elle venait de recevoir, ma Soeur Marie ne parlait plus que quand on l'interrogeait; elle priait sans cesse, entourée de ses soeurs qui considéraient avec une pieuse envie cette belle vie religieuse s'éclipsant comme elle s'était écoulée tout entière, dans le profond silence du recueillement.

Le lendemain de la fête de la Purification de la Sainte Vierge, nous fîmes entrer notre con­fesseur pour lui appliquer l'indulgence in articulo mortis, elle en fut très heureuse; peu après sa langue s'embarrassa. Notre chère malade répéta cependant les invocations qui lui étaient

suggérées, jusqu'au lendemain soir cinq heures, où elle s'endormit quelques minutes. En s'éveillant, elle nous regarda avec une expression de grande souffrance, puis ferma ses yeux pour jamais. On aurait dit qu'elle était plongée dans un profond sommeil, mais c'était l'agonie. La Communauté s'étant réunie, récita plusieurs fois les prières du Manuel. Vers dix heures et demie, un léger mouvement nous fit comprendre que la fin approchait, et quelques minutes après notre bien-aimée Soeur rendait le dernier soupir,

Le lendemain, sa couche funèbre était parsemée des premières violettes de la saison, symbole du suave parfum que le souvenir de ses vertus laisse dans le monastère.

La vie si bien remplie, et la sainte mort de notre chère Soeur, nous font espérer qu'elle a été admise sans retard au bonheur des élus, cependant comme nous ne savons pas le degré de pureté que Notre-Seigneur exige de ses épouses, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés, par grâce une communion de votre Sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis et celle des six Pater, elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui,avons l'honneur de nous dire bien respectueusement en Notre-Seigneur.

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble Soeur et Servante,

Soeur AIMÉE DE MARIE.

Rse. Cte. Ind.

De notre monastère de l'Immaculée Conception des Carmélites de Libourne, ce 12 mars 1897.

 

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