Carmel

12 mars 1897 – Libourne bis

 

Ma RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur dont la volonté toujours adorable nous a imposé un douloureux sacrifice, en retirant des misères de l'exil, le lendemain de la fête de Notre- Dame du Mont-Carmel, notre bien-aimée Soeur Elisabeth-Hélène de Jésus, âgée de 23 ans et neuf mois, et de religion 2 ans.

Le passage de cette chère enfant a laissé parmi nous un parfum d'édification qui ne s'effacera pas. Elle a passé sans regarder la terre et, selon l'expression de son directeur, son pied en a à peine effleuré le sol. Généreuse jusqu'à l'héroïsme, cette belle âme a su faire abnégation d'elle- même pour suivre en tout le bon plaisir divin. Dans les derniers temps surtout, nous avons pu admirer le travail de la grâce. Son esprit de foi et son parfait abandon au milieu des plus rudes souffrances révélaient son ardent amour de Dieu ; aussi croyons-nous pouvoir lui appliquer cette parole de l'Ecriture : Elle a fourni en peu de temps une longue carrière !

Le Seigneur plaça le berceau de notre chère Soeur au sein d'un noble et chrétienne famille du diocèse de Saintes. La deuxième des trois enfants qui vinrent réjouir le foyer, elle fut l'objet des soins les plus délicats, et puisa à l'école de sa pieuse mère ces principes solides de religion qui devaient en faire une âme vaillante et courageuse. Toute enfant, on la voyait souvent se retirer au fond du parc ou dans une allée du jardin, et là, rêveuse et pensive, elle songeait aux belles destinées de l'homme. Dieu, qui se plaît avec les coeurs purs, insinuait déjà à sa future épouse les grandes choses de l'éternité. On était étonné de la fermeté de ses réponses en matière religieuse et de ses à-propos si justes et si pleins .d'esprit. Aussi aimable qu'intelligente, elle faisait le bonheur de ceux qui l'approchaient ; les pauvres surtout étaient ses amis de prédilection. Ses vertueux parents, dont la principale attention était de développer les germes précieux que la grâce avait déposés dans l'âme de leurs enfants, aimaient à leur tour à faire passer les aumô­nes dans les mains de leur petite Elisabeth.

Cependant en grandissant, la chère enfant montra les défauts des grandes qualités. Son caractère devenait entier et opiniâtre, elle cédait difficilement devant un refus. Il fut facile alors de soupçonner le travail laborieux qui serait imposé à cette riche nature pour triompher d'elle- même.

L'époque de la première communion approchant, son excellente mère redoubla d'efforts pour la préparer à cette grande action. Ses sages leçons trouvèrent écho dans le jeune coeur d'Elisabeth, et il s'ouvrit tout entier aux impulsions de la grâce ; c'étaient alors des mortifications quotidiennes de tout genre qu'elle s'imposait pour se préparer à la première visite de Jésus. Il ne faut pas s'étonner après cela des grâces précieuses qui l'inondèrent en cet heureux jour ; son âme s'épanouit pleinement sous l'action divine, et elle reçut une force souveraine pour réagir contre sa nature et les défauts de l'enfance.

Vers ce même temps, la douleur la plus profonde pénétra dans le sanctuaire de cette heu­reuse famille. Le Divin Maître appela à lui sa pieuse mère après l'avoir sanctifiée par une longue maladie. Ce fut un coup des plus terribles pour le coeur si sensible de notre chère enfant ; elle aimait sa mère autant qu'il est possible de le supposer, aussi s'en voyant privée, comme autre­fois notre Mère Sainte Thérèse, elle alla se jeter aux pieds d'un tableau de la Sainte Vierge et lui dit de l'accent le plus touchant : « 0 Marie, désormais soyez ma Mère ! »

En trempant sa lèvre au calice de l'amertume, la pauvre enfant comprit toutes les peines et les souffrances morales qui lui étaient réservées, mais elle les accepta courageusement et promit à Dieu de lui être toujours fidèle. Monsieur son père ne pouvant plus s'occuper directement de l'éducation de ses enfants, à cause de ses nombreux déplacements et des occupa­tions inhérentes à sa position, confia les deux petites filles aux Bénédictines de Saint-Jean-d'Angély. Les débuts dans cette sainte maison furent pénibles : « Je ne pouvais me résoudre, nous disait-elle, à vivre loin de mon père et les religieuses qui m'entouraient furent témoins de bien des larmes ; j'étais d'ailleurs si méchante, ajoutait-elle avec sa franchise ordinaire, que j'aurais lassé la patience d'un saint». Ces premières émotions passées, Elisabeth bénissait le Seigneur de l'avoir conduite dans ce pieux asile, où sa vertu s'alimentait et se fortifiait tous les jours. Secondée par ses dignes maîtresses, elle devint bientôt une jeune fille accomplie. L'une d'elles eut surtout le secret de comprendre son âme, aussi la chère enfant lui voua une affection toute filiale qui ne s'est jamais démentie. Les sages conseils de sa bonne Mère Saint-André ont été jusqu'à la fin son point d'appui ; nous l'avons vue, même le dernier jour, tenir dans sa main défaillante une de ses lettres qu'elle lisait et relisait avec un intérêt touchant.

Au pensionnat, comme ailleurs, Elisabeth aimait la solitude, et son bonheur était de se trouver seule pour mieux se livrer à ses profondes réflexions. Un jour, dans une retraite, médi­tant ses paroles du Sauveur : « Si quelqu'un veut marcher après moi, qu'il se renonce, qu'il prenne sa croix et me suive, la jeune fille fut soudainement éclairée,et comprit que Dieu exigeait d'elle quelque chose de grand. Elle fit part de ses impressions à son directeur; celui-ci lui déclara, après l'avoir sérieusement examinée, qu'elle pouvait se livrer sans crainte à ses pieux désirs en attendant l'heure du Seigneur.

Son éducation terminée, la chère enfant dut rentrer à la maison paternelle pour en être la joie et la consolation. La Providence permit que Monsieur son père fût nommé colonel à Libourne quelques jours après sa sortie de pension. Dans notre ville, qui lui était étrangère, elle se vit entourée d'estime et d'affection. Sa simplicité et le charme de ses conversations attiraient tous les coeurs ; elle plut au monde, mais nous pouvons dire que le monde ne lui plut jamais ; elle évitait avec soin tout ce qui aurait pu ternir la pureté de son âme. La délicatesse de sa conscience était extrême, et l'apparence seule du mal la faisait frémir. Son amour des pauvres grandissait tous les jours; libre désormais de satisfaire son désir de soulager les malheureux, elle donnait largement, mais selon le précepte de l'Evangile, sa main gauche a toujours ignoré ce qu'avait fait sa main droite.

C'est dans ces saintes dispositions qu'elle se présenta à nous pour la première fois et nous ouvrit son coeur. Toutes ses aspirations tendaient au Carmel. Depuis longtemps déjà, elle priait notre Mère Sainte Thérèse de l'admettre au nombre de ses filles ; mais la faiblesse de son tempé­rament et les assauts prévus de la tendresse paternelle nous parurent un motif suffisant d'éprouver sa constance. Sans se déconcerter, la courageuse jeune fille nous supplia au moins de- vouloir bien l'initier aux pratiques austères de la règle pour s'exercer d'avance à notre genre de vie. Nous crûmes devoir accéder à sou désir, et dès lors, se livrant aux inspirations de la grâce, elle donna sans compter à Celui qui compte tout.

Ayant atteint ses vingt et un ans, la chère enfant crut que le moment de s'ouvrir à son père était venu. Celui-ci avait deviné l'attrait de sa tille pour le cloître et frémissait à la pensée d'un pareil sacrifice. N'écoutant d'abord que sa tendresse, il résolut de lui refuser son consentement. Mais la grâce est puissante, et triomphe aisément des coeurs droits!... Avant de tenter cette première ouverture, Elisabeth se met en prières, et reste ainsi dans sa chambre, les lèvres collées sur le crucifix, l'espace d'une heure. Après quoi, se levant courageusement, elle se dirige vers son père : « Mon père, lui dit-elle, j'ai une chose importante à vous communiquer ». Le colonel pâlit, et sans hésiter répond comme malgré lui : «Ma fille, j'ai tout compris, et je ne peux pas m'opposer aux desseins de Dieu sur toi ; va où il t'appelle t » Au comble de l'étonnement et de la joie, Elisabeth se retire pour donner un libre cours à ses larmes et bénir Dieu de cette grâce imprévue.

En effet, huit jours après, les portes du Carmel s'ouvraient devant elle, et l'ardente jeune fille, après avoir payé son tribut à la nature en «'arrachant à sa Camille, se jetait dans nos bras disant : « Ma Mère, c'est fait ! »

A partir de cette heure, notre chère Soeur ne regarda plus en arrière, et demeura inébranla­ble au milieu des assauts intérieurs et extérieurs qu'elle eut à soutenir.

Sa première apparition dans la Communauté lui assura la sympathie générale. Il y avait sur son front et dans son regard un je ne sais quoi, qu'il est plus facile de sentir que d'exprimer; nous comprenions que Dieu nous avait donné un ange dans cette enfant.

Le soir, elle anima si bien la récréation qu'on n'aurait, jamais pu soupçonner son émotion, mais à peine rentrée dans sa cellule, elle sentit tout le poids du sacrifice et éclata en sanglots; puis, généreuse comme toujours, résolut de marcher en avant, coûte que coûte, sans s'arrêter aux obs­tacles du chemin.

Le Seigneur qui l'avait pour ainsi dire portée par sa grâce jusqu'à son entrée au Carmel, lui retira sa présence sensible dès qu'elle en eût franchi le seuil, et jusqu'à sa dernière heure ce fut au prix des plus rudes combats qu'elle remporta la victoire. Ses premiers pas dans la vie religieuse furent méritoires ; habituée à commander, il en coûtait à la jeune postulante pour se plier aux plus petites exigences de la règle ! Ce qui était surtout pénible à sa nature, c'était de ne pouvoir communiquer ses impressions à ses compagnes du noviciat, comme elle le faisait dans le monde à ses amies. Peu à peu son courage triompha, et notre bonne petite Soeur ne chercha plus qu'à s'unir tous les jours davantage à son bien-aimé Jésus. Chaque difficulté la, ramenait au pied du Tabernacle. Silencieuse et recueillie elle passait là des heures entières à prier et à pleurer, puis se relevait plus forte et mieux disposée.

L'estime qu'elle avait de sa vocation ne peut se concevoir; sa seule crainte était de la perdre par ses infidélités : « Le bon Dieu m'a l'ait une si grande grâce en m'appelant au Carmel, disait-elle

naïvement, que je me sens disposée à mourir plutôt que de lâcher pied ! » Gomme elle savait que la perfection est le fruit d'un travail persévérant, notre petite postulante ne se laissait jamais décourager par ses faiblesses. S'il lui arrivait quelquefois de céder à la vivacité de son caractère, elle s'en humiliait si profondément que nous en étions nous-mêmes confondues. Bien convaincue de sa propre misère, elle allait à Dieu dans toute la droiture et la simplicité de son coeur, et ne manquait jamais d'implorer son secours avant d'entreprendre la plus légère chose.

Quelques mois après son entrée, sa santé chancelante nous donna quelques inquiétudes; mais, s'étant parfaitement rétablie, l'heureuse postulante fut admise à la prise d'habit à la grande satisfaction de la Communauté. Désormais, tous lus élans de son âme se tournèrent vers son Céleste Fiancé, et, dans sa retraite préparatoire, elle reçut de grandes lumières pour avancer dans la perfection. Notre-Seigneur lui fit comprendre qu'une épouse du Carmel doit savoir s'immoler jusque dans les moindres détails; la vie religieuse lui apparut alors comme le marchepied du Ciel, et, selon ses propres termes, elle aurait voulu le franchir d'un seul coup.

La cérémonie de vêture fut fixée au 16 mai, fête de Saint Simon Stock, et eut un éclat tout particulier. Tous les officiers de la ville étaient présents ; ils entouraient le sanctuaire et s'éten­daient graduellement jusqu'à la porte de la chapelle. L'émotion fut générale lorsque, au milieu de cette pompe, on vit paraître le brave militaire conduisant lui-même sa fille bien-aimée à l'autel du Seigneur. Son digne frère et sa jeune soeur, qui lui avaient toujours été inséparablement unis, étaient là aussi, et leurs sanglots disaient assez la part qu'ils prenaient au sacrifice. Quelle joie pour le coeur de notre chère enfant de voir cette famille bénie s'asseoir avec elle à la Table Sainte pour partager le Pain des forts !

Rien ne manquait à son bonheur, aussi son visage était rayonnant, tandis que les larmes remplissaient tous les yeux. Notre illustre Cardinal voulut bien nous honorer de sa présence, et faire entendre à cette occasion sa parole si puissante et si pleine d'onction. Il commença par ces mots : « Son tombeau sera glorieux... » Nous étions loin de nous douter que celle à qui s'adres­saient ces paroles nous serait sitôt ravie, mais les desseins de la Providence ne sont pas les nôtres !

En se donnant à Dieu, Soeur Hélène de Jésus s'était livrée sans réserve à son bon plaisir, et nous avons su plus tard, qu'à cette heure solennelle, elle avait offert généreusement sa vie pour le salut des siens.

À dater de ce jour, la grâce opéra d'une manière prodigieuse dans cette âme. Elle cherchait à se renoncer et à se vaincre en tout pour détruire plus rapidement la nature. Que de répu­gnances n'a-t-elle pas surmontées ? Que de violences intimes versées dans le Coeur de Jésus f L'oraison était sa vie et sa nourriture; en l'entendant parler des choses de Dieu, on sentait que son esprit prenait un merveilleux essor vers les plus hautes régions de la sainteté, aussi nous fondions sur elle de grandes espérances, mais le Divin Maître avait accepté son sacrifice, et dans son Infinie miséricorde, Il se hâtait de la sanctifier pour la récompenser plus vite.

Le jour de la fête du Saint Coeur de Marie, notre bien-aimée Soeur fut prise subitement de la fièvre et d'une toux sèche qui nous alarma. Notre bon docteur, appelé aussitôt, découvrit les symptômes d'une phtisie galopante, et ne nous cacha pas ses craintes. Cette révélation fut aussi terrible pour nos coeurs qu'elle fut douce à la chère enfant. Abandonnant l'avenir à Dieu, elle se remit entre ses mains et lui offrit d'avance toutes les peines et les angoisses de la maladie; puis, jetant un coup d'oeil rapide sur le passé : « Ma Mère, nous dit-elle, je n'ai pas fait grand chose dans ma vie, mais j'ai beaucoup souffert, et j'espère tout de la miséricorde de Dieu. »

Cependant, ne pouvant nous résoudre à nous séparer sitôt de cette fille bien-aimée, nous réso­lûmes de faire violence au Ciel pour arrêter les progrès du mal. Notre prière parut écoutée; quel­ques jours après tout danger avait disparu, Soeur Hélène de Jésus put reprendre, quelques exercices et revenir en Communauté. Il faut ajouter que son mâle courage lui avait permis de porter debout une fièvre de 40 degrés, répondant aimablement à toutes les lettres qui lui étaient adressées, comme si elle n'eût pas été malade.

Plus unie à Dieu après cette première atteinte, notre petite novice s'efforça d'identifier sa volonté à celle de ses supérieurs, en qui elle avait la plus grande confiance, et ne voulut plus avoir dépensée, ni de jugement propres. Elle aimait tendrement ses mères et soeurs, et cherchait tous les moyens de leur faire plaisir. Qui dira toutes les délicatesses de notre aimable enfant pour son cher Carmel ? Elle savait intéresser sa généreuse famille à toutes nos fêtes, et, grâce à sa libéralité, c'était chaque fois de nouvelles surprises. Le jour des Saints Innocents, elle montra un entrain tout particulier, et récréa à elle seule la Communauté pendant une heure entière. Rien ne nous faisait prévoir alors un dénouement si prochain; mais le mal faisait sourdement ses ravages, et à mesure que la chère Soeur avançait vers la patrie, nous la voyions se détacher de tout, et se livrer plus totalement au saint abandon : « Qu'on me tourne et qu'on me retourne, disait-elle, qu'importe, pourvu que je fasse la volonté de Dieu ». Dans une autre occasion : « Que puis-je craindre en m'abandonnant à Dieu, c'est un si bon Père ! » Du reste, elle ne se faisait pas illusion; quand on lui disait qu'on espérait la garder de longues années : « Un an, tout au plus », répétait-elle en souriant; puis, craignant de nous attrister, elle ajoutait aussitôt : « Je me trompe peut-être, Dieu seul le sait ! »

En effet, quelques jours après Pâques, notre chère Soeur se sentit plus fatiguée que de coutume, mais ne se plaignant jamais, elle continuait à se rendre aux exercices et devenait de plus en plus attachante. Une nuit des premiers jours de mai, la pauvre enfant fut réveillée par une suffocation qui fut suivie d'un violent crachement de sang. L'infirmière étant venue nous avertir, nous nous rendîmes immédiatement auprès de la malade, qui nous sourit comme de coutume, et ne parut nullement effrayée. Ces accidents s'étant répétés plusieurs fois la trouvèrent aussi calme et aussi résignée.

Notre dévoué docteur, prévenu de cette nouvelle crise, n'eut pas de peine à reconnaître une congestion pulmonaire, et nous engagea à prendre nos mesures. Nous crûmes prudent de lui faire recevoir les derniers Sacrements ; elle s'y prépara avec le sérieux qu'elle mettait à toutes choses, et reçut le Saint Viatique et l'Extrême-Onction avec une ferveur admirable.

Cette action accomplie, Soeur Hélène de Jésus ferma les yeux à la terre pour ne plus penser qu'au Ciel, et attendre en paix le Veni de l'Epoux. Mais l'heure n'avait pas encore sonné. Dieu voulait nous donner un spectacle des plus consolants, en procurant à cet ange l'occasion de nou­veaux mérites. Elle resta ainsi suspendue entre la vie et la mort pendant plus de deux mois, toujours calme, sereine, et parfaitement abandonnée à son bon Jésus. Pas une plainte, pas le moindre mouvement d'impatience durant cette longue agonie ! La fièvre intense qui la dévorait nuit et jour, les nombreux vésicatoires et les pointes de feu qui lui étaient appliquées par cen­taines, lia. trouvaient toujours aussi courageuse. Au moment des plus cuisantes douleurs, on la voyait doucement se recueillir et murmurer une prière, ou lever les yeux au ciel avec une expres­sion que nous n'oublierons jamais.

L'infirmerie était devenue un vrai sanctuaire; nous n'approchions de ce lit de douleur qu'avec une sorte de respect et de vénération. Si la perspective d'une séparation prochaine nous déchirait le coeur, nous avions du moins la consolation d'offrir au Seigneur une petite victime agréable à ses yeux.

Dix jours avant sa mort, son respectable père s'étant présenté au parloir, ne put se résoudre à s'en retourner sans voir une dernière l'ois sa chère enfant. Malgré son extrême faiblesse, nous crûmes devoir lui accorder cette suprême consolation, et la malade fut portée à la grille. Ce fut une scène des plus touchantes. Le père contemplait au milieu de ses larmes les traits enflammés de sa fille chérie, tandis que celle-ci, s'efforçant de dissimuler son mal, lui parlait du bonheur d'être tout à Dieu, et cherchait à l'encourager par l'espoir d'une prochaine guérison. A son retour elle nous dit : « Que le Seigneur est bon I Il a comblé mes désirs en me permettant de voir mon père aujourd'hui ; maintenant je mourrai tranquille. »

Le surlendemain, frappées du changement subit qui s'était opéré dans notre chère Soeur, nous lui proposâmes de recevoir le Saint Viatique, ce qu'elle accepta avec la plus grande joie ! Cette grâce lui fut renouvelée plusieurs fois jusqu'à la fin, et chaque visite de Jésus la transfigu­rait et lui donnait de nouvelles forces pour souffrir. Notre digne confesseur extraordinaire lui ayant demandé si elle voudrait descendre du Calvaire : « Oh ! non, répondit-elle énergiquement, j'y suis trop bien I « Ses souffrances lui paraissaient légères quand elle regardait son crucifix, aussi elle le pressait sur son coeur et le baisait avec un amour indicible.

L'avant-veille de sa mort, après avoir prononcé ses voeux entre, nos mains, notre chère petite malade témoigna le désir de voir toutes ses soeurs. La Communauté s'étant réunie, elle lui fit part de son bonheur et demanda pardon dans les termes les plus humbles, ajoutant : « Vous savez ce que j'ai été ! » Ensuite, apercevant une jeune postulante qui l'intéressait particulièrement : « Ma soeur, lui dit-elle, ne suivez pas mon exemple ; voyez, je vais paraître devant Dieu, et je n'ai rien fait; cependant j'espère aller au Ciel par sa miséricorde ». «'adressant à une compagne du noviciat qui ne pouvait dissimuler sa douleur : « Ne pleurez pas, je vous en prie, c'est pleurer mon bonheur, je suis si heureuse !... oh ! je suis ravie... ravie... »

Dans un entretien particulier avec une de nos soeurs, elle avait dit le matin : « Je souffre, n'est-ce pas... il semble que si cela devait durer longtemps ce serait pénible, et cependant quelle grâce ! Comme je devrais remercier le bon Dieu de me donner l'occasion d'expier mes péchés ! »

Toute la journée se passa ainsi dans les transports du divin amour; vers le soir, sa bonne infirmière l'ayant changée de position, notre petite soeur lui en témoigna sa reconnaissance, puis, considérant le firmament dans une sorte d'extase : « O ma Mère, dit-elle en étendant les bras, 0 Marie, venez me chercher ! »

Le lendemain, fête de Notre-Dame du Mont Carmel, nous redoublions de ferveur en faveur de notre bien-aimée malade. Pendant les vêpres, elle eut une longue faiblesse qui nous fit croire à sa dernière heure, cependant elle se remit un peu et put encore le soir recevoir la Sainte Com­munion.

Le vendredi matin, elle nous pria, ainsi que sa chère maîtresse, de ne pas la quitter, et nous fit toutes ses recommandations. Sentant que l'heure du trépas ne tarderait pas à sonner, nous lui suggérions des invocations qu'elle répétait avec une piété angélique.

A trois heures do l'après-midi, ayant exprimé le désir de voir une dernière l'ois la Commu­nauté, nos Soeurs se réuniront à l'infirmerie. Oubliant alors ses propres souffrances, la chère enfant voulut les consoler toutes et dire à chacune une parole aimable ; elle reçut nos commis­sions pour le Ciel et promit de n'oublier personne; puis nous demanda de lui chanter le cantique : « Beau Ciel éternelle patrie », etc.

Sa voix mourante s'unit aux nôtres; à ces mots : « Dieu d'amour, quand m'appellerez-vous au céleste séjour ? » notre angélique Soeur parut vouloir nous quitter. Son visage devint radieux. Les yeux levés vers ce beau Ciel dont elle entrevoyait déjà les immortelles splendeurs, elle semblait dire à Dieu : « Seigneur, me voici; hâtez l'heure de ma délivrance !» Quelques minutes après, prenant nos mains dans les siennes elle les serra affectueusement et les tint ainsi jusqu'à son der­nier soupir.

Notre vénéré Père supérieur étant entré sur ces entrefaites pour bénir la chère mourante et lui accorder une dernière absolution, pria un instant avec elle, et se retira tout embaumé du tableau qu'il avait eu sous les yeux.

Un peu plus tard notre bien-aimée Soeur, qui avait déjà perdu la parole, retrouva assez de force pour nommer distinctement les membres de sa famille ; ayant ensuite fixé le portrait de sa mère et une image de notre Mère Sainte Thérèse qui se trouvaient près de son lit, et baisé son Christ, elle tomba dans une sorte de prostration. Puis, il y eut un moment d'agitation; après quoi, la pieuse mourante, inclinant légèrement la tète et regardant le Ciel, paraissait contempler une ineffable Beauté. C'est dans ce calme et cette paix profonde que, comme une douce colombe, sans secousse, sans effort, cette belle âme se réunit à son Créateur, à neuf heures de soir, la Communauté et nous, présentes.

C'était le soir du jour où le diocèse de Bordeaux célèbre solennellement la fête de Sain- Simon Stock, et l'anniversaire du martyre de nos vénérables soeurs de Compiègne, que nous avions tant invoquées pendant sa maladie.

«Un ange de plus au Ciel », s'écria en apprenant sa mort le digne religieux de la Compagnie de Jésus (confesseur extraordinaire de la Communauté) qui avait suivi et dirigé cette âme jusqu'à la fin.

Les nombreux témoignages de douloureuse sympathie, qui nous arrivèrent de tous côtés disaient assez l'estime qu'on faisait de notre chère Soeur.

La cérémonie des obsèques eut lieu le lundi, à neuf heures du matin ; la chapelle était trop petite pour contenir la foule. Le régiment était là comme pour sa prise d'habit, et les officiers, voulant rendre un dernier hommage à la mémoire de la chère défunte, déposèrent sur son cercueil une magnifique couronne.

Notre bon Père supérieur nous donna la satisfaction de faire lui-même l'absoute, et adressa aux assistants un pathétique discours, dans lequel il mettait en relief les vertus et les précieuses qualités de notre si regrettée Soeur, avec ce tact et cette délicatesse de sentiments qui lui sont propres.

Nous avons la douce confiance que notre bien-aimée Soeur Hélène de Jésus jouit pleinement de la vue de Dieu, et qu'elle protège du haut du Ciel sa famille désolée, cependant, nous vous

prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages demandés, par grâce, une Communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis et des six Pater, et quelques invocations à notre Mère Sainte Thérèse, objet de sa tendre dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire avec le plus profond respect,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble Soeur et Servante,

Soeur AIMÉE DE MARIE.

R. C. I.

De notre Monastère de l'Immaculée Conception, des Carmélites de Libourne, ce 12 m ars 1897.

 

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