Carmel

12 mars 1892 – St-Chamond

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Adoration à la Sainte Volonté du Seigneur qui nous a visitées bien douloureusement, eu retirant du milieu de nous notre chère et si regrettée Soeur Françoise-Thérèse-Marie de la Conception, âgée de 26 ans. C'est lundi, à 5 heures du matin, que le Céleste Époux est venu cueillir cette fleur, à peine éclose au Carmel, pour la faire épanouir dans le Ciel aux rayons de l'amour divin, vers lequel se dirigèrent toutes les aspirations de cette âme durant son court passage ici-bas.

La vie de notre Soeur fut, en effet, ma Révérende Mère, une recherche et une poursuite incessante de son Dieu. Tout, hors de Lui, même aux heures d'illusion et d'entraînement de la jeunesse, lui resta indifférent et sans attrait. C'était le premier fruit d'une grâce d'appel dont l'empreinte et le souvenir furent ineffaçables et par laquelle Dieu s'était conquis à jamais ce jeune coeur.

Elle montra, dès l'enfance, les plus heureuses dispositions pour la piété et en multiplia les pratiques durant sa jeu­nesse, qui s'écoula paisible, au sein d'une famille foncièrement chrétienne et sous les yeux d'une mère tout appliquée à former ses enfants selon les principes de la femme forte. Après le temps consacré à leur éducation, les jeunes filles, au nombre do cinq, devaient prendre leur part de souci au foyer. Elle leur en assignait elle-même les emplois et chacune, à tour de rôle, se voyait chargée de la surveillance des domestiques et du ménage, du soin de la lingerie, etc., ce qui valut à notre Soeur des habitudes d'économie et un savoir-faire fort utiles dans une communauté. L'action maternelle fut moins heureuse sur le caractère timide, renfermé de notre jeune fille, très attachée à ses idées propres, voulant qu'on sût qu'elle avait une volonté. Ces inclinations concentrées serviront plus tard de matière à ses luttes et de triomphe à la grâce.

Notre future Carmélite se fit une existence quoique peu singulière : son coeur ne se dilata pas, quoique entourée de l'affection la plus tendre et d'une joyeuse et bruyante jeunesse : les jeux, les divertissements de ses soeurs ne l'entraînant pas, elle n'y prenait aucune part : elle ne se prêtait qu'aux visites de première exigence, aimant mieux se retirer dans sa chambre et travailler en silence : l'Eglise étant le lieu de ses délices, elle y passait de longues heures : aucune diffi­culté ne pouvait l'empêcher d'aller à la Messe chaque jour, même dans la saison la plus rigoureuse, alors qu'il fallait parfois se frayer un passage au travers des neiges : elle trouvait toujours un prétexte pour refuser les aliments gras : dans ses sorties obligées avec ses soeurs, elle affectait une mise dont la simplicité les déconcertait. A cette occasion, elle éventa un jour le précieux secret qu'elle gardait si soigneusement : l'une d'elles, déplorant le négligé de sa toilette, lui dit en riant : « Que n'es-tu née villageoise : tu représentes, au parfait, une paysanne manquée. — A merveille, fut-il répondu, passe pour la paysanne, pourvu que la Carmélite ne se manque pas. » L'échappée fit écho et lui valut souvent cette bonne leçon : « Quand on veut être Carmélite, on ne doit pas tant tenir à sa volonté. » Elle laissait dire et n'en faisait pas moins. Les réprimandes maternelles ne changèrent rien à cette ligne de conduite, peu adaptée, il est vrai, à la règle des vertus, mais dont l'amour divin était cependant le principe, puisque notre jeune fille s'était promis de ne rien refuser à Dieu. C'est ainsi, ma Révérende Mère, qu'elle cultivait, selon ses lumières, ce désir du Carmel dont Dieu seul était le confident. Son confesseur, prêtre vénéré, n'était pas même initié aux projets de sa pénitente, mais il les devinait ; à son insu, il surveillait avec grand soin cette plante choisie et se promettait, lui aussi, de la transplanter un jour dans une terre bénie, plus propre à sa culture et à son développement.

Notre postulante avait 19 ans quand elle fit sa première apparition dans notre Carmel; mais, singulière manière de se présenter : elle ne voulut dire ni son nom, ni son âge, ni son pays, ni ses attraits. La visite se borna à faire quelques questions sur nos Règles et à garder le silence sur celles que nous lui adressions. Deux ans plus tard, elle reparut ; la mort venait de lui enlever son digne père; elle avait 21 ans et se sentait pressée de consommer son sacrifice. Le confesseur vint alors demander son admission. Gomme nous lui exprimions nos craintes sur ce caractère si opposé à l'esprit du Carmel : « Ne vous prenez pas aux apparences, j'en réponds, nous dit-il, vous la verrez à l'oeuvre, quand elle aura une main et une Règle pour la conduire. »

Assurée de son admission, la jeune fille annonça elle-même son prochain départ à son excellente mère. Celle-ci essaya un refus pour l'amener au moins à quelque délai. Inspirée par la grâce, elle répondit : « Ma mère, je suis brisée de vous causer ce chagrin, mais le bon Dieu m'appelle depuis longtemps, je ne puis donc refuser de me rendre ; si vous consentez de bon coeur à mon départ et si vous m'aidez à accomplir mon sacrifice, vous aurez part à tout ce que je ferai dans ma nouvelle vie; si au contraire vous me faites obstacle, en me refusant votre consentement, je partirai quand même, puisque le bon Dieu le veut, mais ce sera sans mérite pour vous et vous ne pourrez avoir avec moi l'union de grâce que je désire tant vous donner. » La pauvre mère comprit qu'il n'y avait rien à espérer. Au reste, elle ne voulait pas la refuser à Dieu ; elle avait senti depuis longtemps que ce sacrifice lui serait un jour demandé. Le désir de notre postulante s'accomplit donc sous la bénédiction de sa mère. Voulant présenter elle-même la chère victime au Seigneur, elle nous l'amena le 7 décembre. Nous lui donnâmes le nom de Marie de la Conception qui s'harmonisait très» bien avec sa physionomie douce et virginale.

Le postulat de notre chère Soeur fut laborieux. Elle le commença et le poursuivit dans une lutte courageuse contre elle-même. Il fallut le prolonger au-delà du terme ordinaire, pour donner à ce caractère, renfermé à l'excès, le temps de s'acclimater à la suave dilatation du Carmel. Mais, ni l'attente, ni la continuité du combat ne firent écueil à son courage. Il resta toujours égal: sans défaillance comme sans arrêt. « Je sais que j'ai plus de difficulté qu'une autre, disait-elle, qu'importe, pourvu que j'arrive, cela me suffit. » Ce qui habitue les nouvelles venues: récréations, licences, épanchements de coeur,offices, fut longtemps, pour elle, matière à de véritables petits supplices: sa contenance, son embarras, son changement de visage accusaient alors à nos yeux ce que sa volonté et ses efforts voulaient inutilement dissimuler. Parler, être gaie en récréation lui coûta des violences inouïes. Les novices, pour aider leur nouvelle compagne, multi­pliaient les fonctions d'officiers charitables, recourant à mille petites industries: elles firent fête quand la chère postu­lante dit son premier mot en récréation: un chant d'allégresse accueillit ce petit miracle, dans le dessein d'en attirer d'autres. Encouragée par cet heureux succès, elle promit d'honorer la Sainte Trinité par trois paroles, matin et soir, puis les cinq plaies de Jésus reçurent même hommage; mais l'oeuvre allait lentement, les neuf choeurs des Anges du­rent attendre longtemps un semblable tribut. Arrivait-il quelque fête de gaieté, on avait soin d'organiser la partie de manière à faire échoir à notre petite muette une part importante dans l'affaire, ce qui l'obligeait à des efforts multipliés- et cependant toujours aussi coûteux. Cette vocation, si particulière, rencontra en toutes choses des difficultés dont nous n'eûmes le secret que bien plus tard: son estomac, par exemple, qu'elle avait habitué à un maigre choisi selon ses goûts, se trouva fort mal à notre réfectoire: sa volonté même, qui lui fournissait une arme si puissante pour l'assujettir, sentit bien lourd le poids du nouveau joug qui lui était imposé partout. Aussi, la pauvre postulante fut longtemps avant de pouvoir dire: Nous sommes bien ici; elle conservait néanmoins le désir d'y fixer à jamais sa tente. Un jour, sa bonne mère lui disait dans une de ses visites: Hélas! ma pauvre enfant, avec ton caractère timide, tes idées arrêtées, dis-moi, quelle est ta vie ici ? « Je vis de lutte et d'effort, répondit-elle, mais d'une lutte qui, je l'espère, me fera triompher de moi-même. »Après huit mois de postulat, elle rendait ainsi compte de ses dispositions à son ancien confesseur: « Mon sentier est toujours étroit, le gravir est difficile; mon horizon reste voilé et mon coeur serré au milieu des bontés de tous genres dont je suis entourée. Figurez-vous que je n'ai pas encore appris à parler, malgré la plus maternelle ten­dresse et les plus fraternelles prévenances ».

Si les difficultés ne diminuaient pas, ma Révérende Mère, le progrès cependant s'annonçait. On la voyait, d'une fidélité parfaite à tout ce qui lui était appris; les leçons du Noviciat étaient reçues dans son âme avec respect et grande foi. La pensée que Jésus observe les postulantes et les novices, qu'il éprouve leur fidélité pour en faire la mesure de son amour, l'impressionnait particulièrement. On l'avait chargée, pour la détendre un peu, d'un petit travail au jardin; après plusieurs mois, quoiqu'elle s'y rendît deux fois le jour, elle n'avait pas même aperçu les murs de clôture : la crainte dominait toujours en cette âme que l'amour n'avait pas encore pleinement subjuguée.

• Après une retraite de Saint-Barthélemy, qui fut sa première au Carmel, elle nous écrivit; « Ma Mère, j'ai compris que l'amour-propre est la seule cause de ma timidité, de mon resserrement et de tout ce qui, en moi, gêne la grâce. Je suis résolue à le surmonter, à tout prix. » Ce fut là, comme un nouveau point de départ et le fruit pratique qu'elle sut tirer de cette lumière lui mérita enfin la grâce si longtemps désirée.

La prise d'habit apporta à notre chère Soeur des joies qui lui étaient inconnues. Elle ne s'en servit que pour ac­croître son désir d'être toute à l'Epoux Divin qui la comblait des bénédictions de sa douceur. Plus elle recevait de Lui, plus elle se sentait pressée de lui donner. Cette âme généreuse ne considéra jamais la jouissance dans sa donation : « Je suis venue au Carmel, disait-elle, moins pour jouir de Dieu, que pour me dépenser pour Dieu et lui gagner des âmes ». C'était là son unique but. Pour l'atteindre plus sûrement, elle s'efforça de s'établir dans une parfaite obéissance. « Obéir jusqu'à la mort, nous écrivait-elle, fut le moyen choisi par Jésus, pour opérer la rédemption ; il ne peut y en avoir de plus efficace pour la continuer avec Lui et par Lui. » Le regard de son âme fut désormais invariablement fixé sur le devoir de chaque moment et sur les intentions et les vouloirs de sa Mère Prieure, en qui sa foi voyait surtout la per­sonne et l'autorité de Dieu. Une parole, une simple réflexion étaient respectueusement recueillies et cette âme d'obéis­sance cherchait aussitôt à les réaliser. Prenant, comme pour elle seule, les indications de travail données en commu­nauté, il était difficile, pour ne pas dire impossible, de la devancer à l'exécution, aussi, ma Révérende Mère, était-on en plein repos sur tout emploi qui lui était confié, assuré qu'il serait rempli avec toute la promptitude et la ponctualité désirables. En peu de temps, l'obéissance devint l'unique vue de son esprit, le désir de son coeur, la règle de tous ses actes. Elle ne chercha plus ailleurs sa vertu. Parlait-on des attraits divers: « Je n'en ai point d'autre, disait-elle, que celui de bien obéir. » Déjà, elle pouvait chanter les victoires promises à l'obéissant; c'était à nos yeux une transforma­tion complète: plus rien de cet ancien caractère si raide aux efforts: on la voyait se porter de préférence, avec un dé­vouement sans relâche, aux travaux les plus pénibles, à tout service dont on avait besoin, et cela si humblement, avec si peu de bruit, qu'il fallait l'observer pour s'en apercevoir. Sa charité, basée sur l'estime de ses soeurs, rendait faciles les rapports avec elle. On pourrait dire qu'elle a exploité richement la grâce de l'iota : sa fidélité ne faisait pas moins de cas de la plus petite chose que de la plus importante, y apportant même application; pour elle, c'était un acte égal d'obéissance. Notre chère soeur était devenue délicieuse en récréation, toujours prête alors à donner, à ses frais, quelque réjouissance à ses soeurs. Là aussi, elle savait recueillir la grâce, ingénieuse à trouver dans une réflexion d'une com­pagne un profit spirituel et pratique. C'est ainsi que l'obéissance avait agi sur notre chère Novice qui pouvait dire en vérité: « Seigneur, vous avez dilaté mon coeur. J'ai couru dans la voie de vos ordonnances ».

Son attrait de dévotion était Jésus au Tabernacle. Elle reçut une grâce particulière d'union à ce mystère dans sa retraite de Profession, et dès lors elle y appliqua sa vie et ses actes jusque dans les moindres détails. C'est là qu'elle puisait et alimentait cette vie intérieure et cachée qui la portait à s'effacer pour ne chercher que le regard de Dieu. Elle était très fidèle à s'unir pendant la matinée aux Messes qui se disent.

Nous pourrions citer beaucoup de choses, ma Révérende Mère, où nous avons admiré l'oeuvre sanctificatrice de Dieu dans cette âme obéissante, mais une circulaire ne peut suffire à faire connaître l'édification et les consolations qu'elles nous a données.

Le travail de la grâce, auquel elle apportait un concours si assidu, fut rapide ; il nous causait une sorte d'étonnement ; nous comprîmes bientôt la sagesse et l'économie des divines Miséricordes ; Dieu se hâtait de mûrir le fruit qu'il voulait cueillir.

Deux mois après sa Profession, elle fut atteinte de l'influenza. A la suite une bronchite se déclara et lui laissa le germe de la maladie qui devait en si peu de temps achever son cours.

Notre bien-aimée Soeur accepta tout, supporta tout, sans désir et sans crainte, poursuivant en maladie comme en santé, dans l'inaction forcée comme dans le travail du dévouement, la voie d'obéissance qu'elle avait choisie comme la plus précieuse part de son héritage. « Plus rien n'embarrasse mon esprit, ne gêne mon coeur, ne trouble mon âme, disait-elle, depuis que je ne fais qu'obéir. »

En effet. ma Révérende Mère, dans ses longs jours de défaillance et de destruction, notre chère malade se tenait, avec un abandon plein de confiance et d'amour, sous la main Divine qui achevait son oeuvre. « J'en suis, en vérité, au rien et au Tout, disait-elle, je ne puis plus rien. Il fera tout. Je commence à prier et tout m'échappe aussitôt ; c'est l'impuissance partout. Oh! quelle douce besogne que de laisser faire Dieu. Qu'il achève, selon sa volonté et ses desseins, l'anéantissement qui doit me faire passer en Lui. » Puis, avec un doux sourire : « Ma Mère, je suis jeune ; et je n'ai point de tristesse de mourir, puisque mourir, c'est la porte qui ouvre le passage pour aller à Dieu. Le jugement... comment le craindre ?... Vous m'avez dit souvent que l'obéissant ne serait pas jugé ; c'est mon assurance, je n'ai cherché qu'à obéir. » Lorsque l'accablement était moins grand, elle reprenait des espérances de vie. Alors, c'était la joie de rester avec sa Mère et ses Soeurs : « Si Jésus veut me laisser encore, je le remercierai, je suis si bien, ici, près de vous, ma bonne Mère, avec mes Soeurs que j'aime ; c'est aussi le Ciel, puisque c'est l'union, la paix, l'amour. » Mais cet espoir durait peu, elle revenait bientôt à la réalité de son état.

La faiblesse augmentant, elle nous supplia de lui accorder la grâce de demander pardon à la Communauté. « Je crois que la fin approche, nous dit-elle, peut-être bientôt ne pourrai-je plus parler, j'ai besoin de dire ma reconnaissance à mes Soeurs. » Elle le fit, en effet, ma Révérende Mère, en toute humilité, affection et tendresse : ce coeur serré était de­venu si dilaté. Nous pouvions librement parler des joies de la Patrie avec notre heureuse mourante, qui en paraissait consolée. Nous lui donnions nos commissions pour le Ciel. Une de nos Soeurs lui dit : Dans votre bonheur, vous n'allez plus penser à nous ? — Oh ! répondit-elle, si je pouvais vous oublier, le ciel ne serait plus la patrie de l'amour. »

Ses derniers jours furent marqués par une souffrance physique qui ne lui laissait plus un .moment de repos. « Qu'il faut souffrir ! disait-elle, pour mourir ; mais c'est avec Jésus... pour l'Eglise, pour la France... La vie... la mort... tout à la gloire de Dieu... au salut des âmes... pour la France... oui, pour la France... Ma Mère, ne me quittez pas, soyez là pour m'aider à finir... Je remets mon âme entre vos mains... » A cinq heures du matin, elle fit le signe de la Croix ; elle prit son Crucifix qu'elle baisa. Elle dit encore : « Tout pour la gloire de Dieu... pour la France... » elle versa ses dernières larmes, fit un grand soupir... et, tout était fini, pour elle, ici-bas.

La vie innocente et toute à Dieu de notre chère Soeur, nous laisse la consolante espérance de son bonheur, mais il faut être si pur... « Nos justices, Seigneur, sont devant vous comme le linge la plus souillé. »

Veuillez donc, ma Révérende Mère, nous aider à procurer à notre bien-aimée Soeur, la purification dont elle peut encore avoir besoin, en lui accordant les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce, une Communion de votre sainte Communauté, l'indulgence du Via Crucis, une journée de bonnes oeuvres et tout ce que votre cordiale charité voudra bien y ajouter. Elle vous en sera reconnaissante, ainsi que nous qui aimons à nous dire, avec la plus fraternelle affection, au pied de la Croix de Jésus,

Ma Révérende et trcs-honorée Mère,

 

Volve Soeur et Servante,

Soeur MARIE-THÉRÈSE-RAPHAEL, DE JÉ3US.

R. C-IND.

De notre Monastère du Saint Coeur de Marie, sons la Protection de notre Père Saint-Joseph et de notre Mère Sainte-Thérèse, les Carmélites de Saint-Chamond, le 12 mars 1892.

 

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