Carmel

12 mars 1891 – Poitiers

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, qui vient d'imposer à nos coeurs un douloureux sacrifice en appelant à Lui notre chère Soeur Gabrielle-Olympe-Marie-Joseph de Jésus, Bienfaitrice de notre Monastère. Elle était âgée de 39 ans et en avait passé 37 parmi nous.

 

Ma Soeur Marie-Joseph-de-Jésus naquit à Poitiers d'une famille honorable et chrétienne, où elle puisa avec les principes d'une bonne éducation les éléments d'une solide piété. Privée bien jeune encore de la tendresse de sa mère, elle fut confiée aux religieuses Filles de Notre-Dame par Monsieur son père, qui ne croyait pas pouvoir remettre entre de meilleures mains cette enfant chérie dont l'intelligence et le coeur s'ouvraient facilement aux aspirations élevées. Les soins qu'elle reçut dans cette sainte Maison, si connue et appréciée dans notre ville, furent ceux qu'inspire l'affection la plus maternelle et la plus dévouée : aussi toute sa vie notre Soeur conserva-t-elle pour ses dignes Maîtresses le plus reconnaissant souvenir. Elle se disait l'enfant de Notre-Dame, et elle l'était en effet du plus intime de son coeur.

De retour dans sa famille elle continua la vie douce, pieuse, exempte de dangers qui fut toujours la sienne. Une Prétraité qu'elle suivit alors et où le pré­dicateur dépassa peut-être la mesure eu parlant des rigueurs de la justice éter­nelle, vint jeter l'effroi dans cette âne innocente et portée à la crainte, et, par la permission de Dieu, ouvrit à la pauvre enfant une source de terreurs et d'angoisses qui devinrent le tourment et le mérite de sa vie. Effrayée du compte qu'elle aurait à rendre à Dieu, elle pensa s'abriter dans le port de la vie religieuse. Elle s'en ouvrit à un saint Père Jésuite, son directeur, qui l'y encouragea et la présenta à nos Mères, auxquelles il n'eut pas de peine à la faire accepter.

Notre bonne petite Soeur Marie-Joseph, une fois au Carmel, se trouva tout heureuse an milieu de sa nouvelle famille. Malgré des appréhensions toujours vives, elle reçut le saint Habit et poursuivit son Noviciat avec courage. Bonne, intelligente, charitable, la chère enfant se faisait aimer de toutes, et les voeux de ses Soeurs eussent été comblés si la sainte Profession était venue couronner ses efforts ; mais plus ce grand moment approchait, plus l'engagement qu'elle allait contracter semblait redoutable à la pauvre Novice. Elle demanda du re­tard. Les mois, les années même s'écoulèrent sans amener de diminution à cette crainte excessive. Nos Mères trouvèrent alors le moyen de concilier le désir ardent qu'avait ma Soeur Marie-Joseph de rester au Carmel avec l'impos­sibilité morale où elle était de se lier par des voeux, et consentirent à l'admettre définitivement en qualité de Bienfaitrice.

Nous pouvons résumer la vie de ma Soeur Marie-Joseph parmi nous dans ces deux mots : dévouement et charité. Les conditions dans lesquelles elle avait été reçue entretenaient dans son âme les plus humbles sentiments ; elle se regar­dait comme la dernière de ses Soeurs, et savait saisir toutes les occasions d'en donner des preuves. Une délicate charité était le fruit de cette véritable humilité. Y avait-il un service à rendre, un balayage à faire, une Soeur souffrante à remplacer dans un humble emploi, ma Soeur Marie-Joseph était toujours là, de­vançant le désir de sa Mère Prieure ou surprenant l'attention d'une Soeur qui ne lui aurait peut-être pas cédé sa part de travail. Que de fois nous l'avons vue, le balai à la main presque des journées entières, ne s'accorder de repos qu'après avoir achevé la tâche que s'était imposée son infatigable charité ! Elle se prêtait volontiers à nos petites fêtes de famille, et accueillait toujours aimablement les demandes de composer pour elles de joyeux couplets. Faire plaisir à ses Mères et Soeurs, leur venir en aide, donner quelques soulagements aux malades était le besoin de son bon coeur ; et son âme, fatiguée de ses souffrances perpétuelles, y trouvait un apaisement et un soutien.

Nous parlons de souffrances morales, Ma Révérende Mère, elles firent le martyre de la vie de notre chère Soeur, moins vives cependant depuis qu'elle avait appris, disait-elle, à regarder Jésus comme sa Mère. Une Mère! Ah! son pauvre coeur avait besoin de cet appui, elle le sentait et elle s'était tournée vers Marie comme vers son ancre de salut. Au plus fort de la tempête elle allait se jeter dans ses bras, et près de sa chère Avocate, comme elle l'appelait familièrement, elle retrouvait la paix et la confiance. Fidèle à réciter le saint Rosaire, elle avait fait voeu de dire tous les jours son Chapelet : jusqu'à son dernier soupir elle remplit ce pieux engagement.

La santé de notre chère Fille, naturellement bonne, s'était soutenue jusqu'à ces derniers temps. Rien ne faisait soupçonner le mal qui devait nous la ravir. Dans le courant de janvier, elle se sentit fatiguée, sans cependant vouloir s'ar­rêter. Le médecin, tout en constatant la fièvre et un changement notable dans le teint de son visage, nous dit d'être sans inquiétude. Le malaise augmentant, nous la mîmes à l'infirmerie au commencement du Carême, et en quelques jours le mal, se manifestant par les plus graves symptômes, fit découvrir l'existence d'une tumeur au foie arrivée à sa dernière période. Le danger devenait immi­nent ; le docteur nous conseilla de lui faire recevoir les derniers Sacrements, un vomissement pouvant amener un dénouement fatal. Notre bien-aimée Fille ac­cueillit cette nouvelle avec une paix et un abandon d'enfant. Il fut convenu qu'elle recevrait dans la soirée le Sacrement des mourants ; mais auparavant elle nous demanda d'amener auprès d'elle la Communauté, afin d'exprimer plus librement à ses chères Soeurs les sentiments qui remplissaient son coeur : ce qu'elle fit dans des termes si humbles, si affectueux et reconnaissants, que nous ne pûmes lui répondre que par nos larmes.

L'Extrême-Onction sembla apporter une petite amélioration à l'état de notre chère malade. Le bon Maître nous la laissait encore pour nous édifier par son abandon au bon plaisir divin, son indifférence pour la vie ou la mort, sa con­fiance filiale en Marie. Elle nous avait dit en nous faisant ses adieux: « Mes bien- aimées Soeurs, demandez à Jésus de donner mon âme à la sainte Vierge, et il vous exaucera ! » Cette espérance fut sa force jusqu'au dernier moment. Pen­dant les quelques jours qui suivirent, les secours de notre sainte religion lui furent abondamment prodigués, ce dont elle ne cessait de témoigner sa recon­naissance à notre digne et dévoué Aumônier et à nous. « Oh ! qu'il est doux d'être entourée et soignée par de si bonnes Mères et de si bonnes Soeurs ! » répé­tait-elle sans cesse.

La nuit du jeudi 5 mars fut plus mauvaise. Vers 4 heures du matin on vint nous prévenir et nous la trouvâmes plus accablée. Notre vénéré Père Supérieur, en qui elle avait toute confiance, arrivé la veille, accourut la bénir et l'encou­rager. Il récita avec la Communauté les prières de la recommandation de l'âme auxquelles la chère mourante s'unissait doucement. Au moment de dire : « Profiscere, anima christiana », notre Père lui demanda si elle consentait bien à ce qu'il lui commandât ainsi d'aller à Notre-Seigneur pour qu'il la prît à l'heure qu'il trouverait bon : « Oh ! oui, mon Père, quand il voudra, comme il voudra!" La journée s'écoula ainsi avec des alternatives de suffocations et de som­meil. A 4 heures, la voyant baisser, nous fîmes entrer Monsieur l'Aumônier, qui lui donna une dernière absolution, lui suggéra quelques invocations auxquelles elle répondit jusqu'à ce que, les forces venant à lui manquer, elle ne put plus que baiser amoureusement son crucifix. Sa dernière parole fut : « Mon Jésus, je vous aime, et j'ai horreur de tout ce qui est contraire à votre amour. » Puis elle s'endormit paisiblement entre les bras de ce Jésus à la miséricorde duquel elle s'était abandonnée.

Cette mort si douce nous laisse pleines d'espérance sur le bonheur éternel de notre chère Soeur Marie-Joseph-de-Jésus. Permettez-nous cependant. Ma Révé­rende Mère, de réclamer instamment pour elle vos saintes prières et celles de voire fervente Communauté : elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui aimons à nous dire avec un affectueux respect, au pied de la Croix,

 

Votre humble Soeur et Servante,

Soeur Marie-Emmanuel,

relig. Carm. ind.

De notre Monastère de l'Incarnation des Carmélites de Poitiers, le 12 mars 1891.

 

POITIERS. — TYPOGRAPHIE OUDIN ET Cie.

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