Carmel

12 juin 1896 – Chartres

 

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur.

L'Époux Divin est venu nous ravir notre très chère soeur Marie-Thérèse de Jésus, quand nous y pensions le moins et plus tôt qu'elle ne s'y attendait elle-même. Cependant l'arrivée de l'Époux ne la surprit point, car elle tenait depuis longtemps sa lampe allumée et pourvue d'une abondante provision de l'huile des plus belles vertus religieuses. Aussi avons-nous la confiance que la porte du festin des noces se sera ouverte d'elle-même pour la recevoir.

Notre bien-aimée soeur n'était point avancée en âge ; elle n'avait que 53 ans, mais sa vie religieuse fut bien remplie et jusqu'au jour où elle fut soudainement atteinte par l'affreux mal qui la conduisit au tombeau, elle n'avait pas interrompu un seul jour ses habitudes de parfaite régularité auxquelles elle se montra constam­ment très attachée et très fidèle.

Le bon Dieu l'avait préparée de bonne heure aux desseins de miséricorde qu'il avait sur elle. Il l'avait fait naître au sein d'une famille très chrétienne et sa mère l'avait formée à cette forte et solide piété qui lui mérita d'attirer les regards du Céleste Époux.

Mise en pension chez les religieuses Dominicaines de Sèvres, c'est là que les premières lueurs de sa vocation se firent jour dans son âme. Elle n'avait que treize ans et demi quand sa soeur déjà religieuse dans l'Institut de Saint-Dominique fut appelée par ses Supérieures à partir pour les missions. La pieuse enfant, saintement jalouse de son aînée et comprenant tout ce qu'un pareil dévouement a de sublime, se demandait ce qu'elle pourrait bien faire, elle aussi pour son Dieu, lorsqu'elle crut entendre une voix intérieure qui lui disait : « Tu seras Carmélite pour être unique­ment occupée de moi dans la solitude. » Elle renferma soigneusement cette parole en son coeur, mais avant qu'elle eut le bonheur de la voir se réaliser, bien des années devaient s'écouler.

Rentrée à la maison paternelle elle partagea les occupations de sa digne mère, tout en réservant, dans l'emploi de son temps, une large part aux exercices de piété. A 17 ans elle obtenait de son confesseur la faveur de communier tous les jours en même temps qu'elle était admise dans le Tiers-Ordre de Marie.

Cependant elle sentait toujours intérieurement que Notre-Seigneur réclamait d'elle un don plus absolu et plus parfait, et la vie d'abnégation que l'on mène au Carmel lui semblait seule répondre aux secrètes aspirations de son âme. Elle lit part de ses pensées au R. Père Mariste qui la dirigeait et celui-ci, après une courte mais sérieuse épreuve, lui permit de venir frapper à la porte de notre monastère.

Tout semblait donc sourire à ses pieux projets quand un obstacle sur lequel on n'avait pas compté se dressa tout à coup devant elle. Son père, qui avait déjà donné à Dieu une de ses enfants, sa fille aînée, entendait bien au moins retenir celle-ci près de lui, et rien ne fut capable de l'amener à consentir à une nouvelle séparation. La pauvre enfant dut donc, ma Révérende Mère, se résigner et attendre, s'en remettant de tout, à celui qui tient les coeurs dans sa main et les incline quand il lui plait à sa volonté souveraine.

Elle venait de temps en temps à Chartres relever son courage abattu, auprès de notre vénérée Mère du Mont Carmel, qu'elle ne quittait jamais, sans se sentir plus forte pour supporter l'épreuve. Dix années s'écoulèrent ainsi, sans qu'elle pût arriver à fléchir la résistance de son cher père, dont elle était obligée de ménager la santé fort ébranlée. Elle avait vingt-huit ans quand il plut au Divin Maître de le rappeler à lui. Rien dès lors ne pouvait la retenir plus longtemps dans le monde et pourtant quel sacrifice lui restait à faire ! Le cercle de la famille s'était peu à peu restreint; ses quatre frères avaient l'un après l'autre quitté la maison paternelle et elle restait seule pour remplir tant de vides et consoler sa vénérable mère. Puis la similitude de _ ses goûts avec ceux de sa mère avait tellement rapproché et uni leurs deux âmes qu'elles semblaient devenues inséparables. Mais leur générosité fut égale, comprenant l'une et l'autre que l'heure de Dieu avait sonné, le sacrifice ne devait plus se retarder. Il s'accomplit en effet aux pieds de Notre-Dame de Chartres. La courageuse mère tint à consommer l'immolation en amenant elle-même sa fille au monastère.

Dès que la porte du cloître se fut refermée sur elle, notre nouvelle soeur se trouva de suite dans son élément. Elle aimait la solitude, elle la savoura, elle y prit ses plus chères délices, et fidèle à la première pensée de sa vocation, elle ne s'y occupa que de Dieu seul; âme profondément contemplative, elle passait avec lui dans l'oraison ses meilleurs instants. Son empressement et sa ferveur au Choeur toutes les fois que le Saint Sacrement était exposé, prouvaient vraiment qu'elle s'était donnée tout entière à l'Epoux de son âme.

La récitation de l'office divin était aussi pour sa piété une jouissance et l'on eut dit, lorsqu'elle chantait, que toute son âme passait dans sa voix vibrante et sonore qui ne se fatiguait jamais.

Le Père Céleste qui distribue ses dons comme il lui plaît, ne lui avait pas donné, ma Révérende Mère, d'aptitudes particulières et son défaut de mémoire lui rendait difficile plusieurs offices de la Communauté. Mais à tous ceux qu'elle eut à remplir elle apporta une application, une régularité et un esprit religieux qui ne se démentirent jamais. Elle fut chargée longtemps du pain d'autel, sa foi vive et sa grande piété lui faisaient trouver dans cet emploi une consolation toute particulière.

C'est, vous le voyez, ma Révérende Mère, paisiblement et sans bruit que se sanctifia cette chère soeur. Heureuses les âmes humbles dont la vie est et demeure cachée en Dieu, elles sont comme l'arbre planté au bord des eaux et qui porte ses fruits dans son temps.

En 1891 il lui fut permis de faire le voeu du plus parfait; nous ne voudrions pas affirmer qu'elle y ait été fidèle en toute occasion, mais à ce voeu elle joignit ensuite celui d'abandon et nous avons recueilli de ses lèvres mourantes qu'elle ne croyait pas y avoir jamais manqué. C'est ce qui nous expliqua ce courage et cette force d'âme qu'elle fit paraître au milieu de sa maladie. Aucune d'entre nous ne l'entendit exhaler une plainte durant tout le cours de sa longue agonie.

Sa santé, qui nous avait toujours paru forte et qui n'avait jamais subi aucune atteinte sérieuse, était cependant minée par un mal intérieur qui se déclara soudainement.

C'est le 25 janvier, qu'en arrivant au choeur pour l'Oraison du soir, elle ressentit une première douleur très vive, et malgré tous ses efforts pour continuer de suivre la règle, la gravité de son état ne put nous échapper et même elle s'accrut en peu de temps d'une manière si prompte et si rapide qu'elle nous jeta dans de vives alarmes. La souffrance ne lui laissa bientôt plus de trêve et les crises d'étouffement se succédèrent si fréquentes, qu'il ne lui fut bientôt plus possible de respirer qu'à l'aide de l'oxygène que nous lui faisions absorber. Une consultation de médecins n'eut d'autre résultat que de nous ôter tout espoir de guérison.

Nous avions le désir de procurer à sa chrétienne famille la consolation de la voir une dernière fois au parloir; ce fut pour elle une joie bien douce de pouvoir adresser une parole d'adieu à ses frères et ses belles-soeurs qu'elle aimait tant. La Divine Providence avait ménagé fort à propos cette suprême entrevue, car deux jours plus tard elle n'eut plus été possible.

Si nous avions la douleur, ma Révérende Mère, de nous sentir trop impuis­sante à soulager le corps de notre chère malade, il n'en fut pas de même, grâce à Dieu, pour les secours spirituels qui lui furent très abondamment prodigués. Notre Vénéré Supérieur avait voulu qu'on lui apportât la sainte Communion plusieurs fois la semaine et lui-même venait souvent la réconforter de ses saintes et encoura­geantes paroles. Il l'avait dès le premier moment exhortée à faire le sacrifice de sa vie, et avec une ferveur, qui frappa et édifia beaucoup ce bon Père, elle s'offrit en holocauste pour la sainte Église, pour la Communauté, pour les siens, mais surtout pour les pauvres pécheurs qu'elle eut voulu donner tous au bon Dieu.

Dès que nous vîmes ses jours en danger, nous ne voulûmes pas attendre plus longtemps pour lui faire administrer l'Extrême-Onction. Elle en accueillit la proposition avec joie et elle reçut ce Sacrement avec une foi et une reconnaissance pour Notre-Seigneur, qui nous touchèrent profondément. Elle eut encore quelques jours après le bonheur de gagner la précieuse indulgence du Jubilé. Ainsi venaient s'accumuler dans son âme les grâces les plus insignes. La pauvre crucifiée en avait bien besoin, ma Révérende Mère. Bientôt l'enflure envahit tous ses membres ; des plaies s'ouvrirent aux jambes, les crises de suffocation se répétèrent plus fréquem­ment. Il lui était impossible de garder le lit, et elle demeura la nuit aussi bien que le jour, étendue sur un fauteuil. C'était, du reste, toujours le même calme, la même patience, la même union à Jésus crucifié. A une de ses soeurs qui lui disait qu'elle voudrait bien partager un peu avec elle ses atroces souffrances pour les lui alléger, elle répondit : « O ma soeur, je ne voudrais pas vous en donner la plus petite parcelle. »

Elle s'entretenait sans cesse avec le Divin Maître et lui adressait de brûlantes paroles de résignation et d'amour. Nous n'avions qu'à prononcer le nom de cet adorable Sauveur, pour amener un sourire sur ses lèvres. Cette chère soeur avait toujours eu, ma Révérende Mère, une dévotion très tendre pour le Saint Enfant Jésus et depuis un an, elle était chargée du soin de son ermitage. Nous en avions monté la statue dans l'infirmerie, devant ses yeux, et c'est à ses pieds qu'elle déposait l'offrande continuelle de toutes ses souffrances.

Autant l'agonie avait été longue et terrible, autant la mort fut douce. A une très- grande agitation avait succédé un long assoupissement. Vers 6 heures du soir elle reçut une dernière absolution et nous étions restée avec une de nos soeurs pour passer la nuit auprès d'elle, quand vers 11 heures nous nous aperçûmes que la respiration devenait saccadée et plus lente. C'était la fin et nous n'eûmes que le temps de faire appeler en toute hâte la mère Sous-Prieure et quelques-unes de nos soeurs pour recevoir avec nous son dernier soupir.

Cette mort, ma révérende Mère, a laissé à toute la Communauté une profonde impression de paix et de confiance. Il semble que le bon maître, en la faisant passer par le creuset d'une si cruelle maladif ait voulu achever de purifier une âme qui n'avait vraiment vécu que pour lui. Nous avons assurément bien des motifs d'espérer qu'elle a déjà pu s'acquitter de la plus grande partie de sa dette envers la divine justice. Si cependant elle lui restait encore redevable, nous vous supplions, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Ordre et de demander par grâce à toutes vos chères soeurs une fervente communion pour le repos de son âme, elle vous en sera reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, ma Révérende et Très honorée Mère,

Votre très humble soeur et servante en N.-S.

Sr MARGUERITE-MARIE DU SACRÉ-CŒUR.

R. C. I.

De notre Monastère de l'Incarnation et de N. P. Saint Joseph, des Carmélites de Chartres, le 12 juin 1896.

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