Carmel

12 janvier 1892 – Tarbes

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Noti'e-Seigneur Jésus-Christ. Cet adorable Maître vient, pour la seconde fois en moins d'une année, d'affliger bien profondément nos coeurs en enlevant du milieu de nous, avec une soudaineté qui double notre douleur, notre chère et regrettée soeur Marie-Xavier de l'Immaculée-Conception, professe de choeur de notre Monastère. Elle était âgée de 50 ans et avait 17 ans de vie religieuse.

Notre chère soeur, qui reçut au saint baptême le nom de Catherine, était née au diocèse de Rodez d'une famille modeste selon le monde, mais grande aux yeux de la foi par les vertus qui y étaient héréditaires. Dieu s'y était déjà choisi des privilégiés. Notre chère enfant comptait parmi ses proches un oncle maternel, ardent et saint missionnaire, martyrisé en Chine, et une tante, fervente carmélite, morte dans un de nos Monastères après l'avoir édifié par sa pieuse vie. Placés devant elle par la Providence, ces deux types du zèle des âmes exercé dans le silence et les vertus cachées du cloitre, comme dans les travaux extérieurs et les suprêmes immolations de l'apostolat, semblent avoir donné la forme spéciale à sa vie toute de mortification et de si­lence dont nous pouvons croire que la devise a été : prier, souffrir, se dévouer, se taire! tant ces quelques mots la traduisent parfaitement.

Au foyer, dont avec plusieurs soeurs et un frère, Catherine faisait la joie, on savait que la première, la plus honorable de toutes les noblesses, c'est le nom de chrétien fidèlement porté, et tous les devoirs que ce glorieux titre impose étaient sacrés et inviolablement gardés. Une vénérable aïeule, à la foi simple et profonde comme celle des premiers âges, aidait, par ses exemples encore plus que par ses conseils, les parents de notre soeur dans l'éducation de leurs enfants ; rien ne fut négligé pour leur inculquer à tous les principes solides qui trempent les âmes et développent dans les coeurs les puissantes énergies pour le bien. Le respect envers Dieu avait là la première place, et la moindre infraction à ce grand devoir était suivie plus que d'une sévère réprimande, presque d'un rigoureux châtiment. C'est ainsi que, lorsqu'un des jeunes enfants, oubliant les recommandations paternelles, se permettait à l'église quelque irré­vérence, comme par exemple de tourner la tête, il devait expier par un Jeûne au pain et l'eau la faute que, hélas ! tant d'autres ne se reprochent môme pas. Ce souverain respect de la Ma­jesté divine résultait non d'une crainte servile, mais de cet amour tendre et profond qui ne remonte jamais plus joyeux vers le ciel, que lorsqu'il a consolé des détresses et fait des heu­reux sur la terre ; amour qui se révélait dans cette famille patriarcale par les nombreuses charités que les parents de notre bien-aimée soeur exerçaient envers les membres de Notre- Seigneur Jésus-Christ. Les enfants qu'ils réunissaient pour leur apprendre le Catéchisme, les malades, les mourants qu'ils assistaient de leurs soins et de leurs prières, les pauvres, les com­munautés religieuses auxquels, avec une générosité sans bornes, ils donnaient sans compter, semblaient faire partie de leur famille, tant ils avaient à coeur de les assister, de les soulager.

Dans un semblable milieu les vocations religieuses devaient tout naturellement germer et se développer comme la plante confiée à une bonne terre croît et s'épanouit aux rayons d'un soleil bienfaisant. Catherine atteignait à peine sa 16' année lorsque, devancée déjà dans le cloître par une de ses aînées, elle vint frapper à la porte d'un de nos Carmels, désireuse de se livrer sans retard à Celui qui avait tout son coeur. Mais avant de l'admettre au festin nuptial, Notre-Seigneur voulait ajouter à la parure blanche et virginale de son âme le vêtement de pourpre qui rend l'épouse plus semblable à l'Epoux, et lui donne un avant-goût des délices sanglantes que l'union divine lui réserve. Nol'i'e chère soeur, arrivée au Carmel, n'attendait plus que l'instant désormais bien près oii la porte de clôture allait s'ouvrir pour lui livrer

passage, lorsqu'elle fut rappelée en toute hâte au sein de sa famille pour y prendre sa pari d'un deuil bien cruel et consoler ses parents plongés dans la plus profonde douleur. Son frère, jeune adolescent plein de piété, qui aspirait à l'état ecclésiastique, venait de mourir, tué subi­tement en chargeant une charrette.

Le Carmel que notre chère enfant avait entrevu de si près était maintenant bien loin d'elle ; plus de 16 ans devaient s'écouler avant qu'elle put réaliser ses saints désirs. Calherine, en re­prenant sa place au milieu des siens, y trouva par suite des circonstances de nouveaux devoirs à remplir. Bientôt après, son vénérable père étant devenu infirme, la direction des affaires lui revint entièrement et elle s'y livra avec un véritable dévouement. Nous n'avons presque au­cun détail sur cette époque de sa vie ; fidèle toujours au silence qu'elle gardait sur elle-même, nous n'avons surpris que peu de chose à son humilité ; nous savons cependant qu'elle était alors près des malades une vraie soeur de charité, et qu'elle essaya de suivre, autant que possible, notre sainte règle, se prescrivant une héroïque modestie des yeux, des prières continuelles, et qu'elle dépassa de beaucoup par ses jeûnes rigoureux et ses veilles prolongées, les justes bor­nes de la prudence. Son robuste tempérament se ressentit toujours de ses pieux excès ; malgré cela, grâce à sa rare énergie, elle eut le bonheur de suivre presque constamment nos saintes observances pendant ses années de religion.

Catherine avait 33 ans quand, libre enfin de suivre la voie où Dieu l'appelait, elle se présenta et fut reçue à notre Monastère fondé depuis quatre ans seulement. Sou âge un peu avancé, des habitudes prises, très bonnes en elles-mêmes, mais étrangères à nos saints usages, lui rendi­rent plus pénibles et plus difficiles à surmonter les épreuves inévitables au début de la vie re­ligieuse ; cependant sa bonne volonté, son esprit de foi, ses réelles vertus donnant pleine sa­tisfaction à la communauté elle fut admise au temps ordinaire au saint habit et à la sainte profession. Déjà son esprit de prière était remarquable et faisait l'édification de ses jeunes compagnes de noviciat, moins habituées qu'elle encore à un entretien habituel avec Dieu. Groupées de près comme nous l'étions dans la petite maison qui servit de berceau à notre fondation, ses fréquents élans de coeur, exprimés à haute voix, n'étaient un secret pour per­sonne; une de nos soeurs, novice alors, nous raconte qu'elle trouvait très bon d'être rappelée à la présence de Dieu par les aspirations de ma soeur Marie-Xavier, et de n'avoir, pour prier, qu'à s'unir aux actes d'amour qu'elle faisait avec tant d'ardeur. Ce qu'elle était alors elle le fut toute sa vie ; une de ses principales et de ses plus chères dévotions était l'union constante au saint sacrifice de la messe célébré à chaque heure du jour sur quelque point du globe. Nous pouvons dire en vérité que la prière était sa respiration, chaque marche d'escalier qu'elle montait, chacune de ses allées et venues de sa cellule au choeur, du choeur à son office était marquée par une oraison jaculatoire, par quelques prières spéciales qui, récitées très exacte­ment, lui donnaient de pouvoir gagner presque chaque jour une ou plusieurs indulgences plénières qu'elle mettait avec bonheur dans le trésor des chères âmes du Purgatoire, en faveur desquelles elle avait fait le voeu héroïque.

C'est dans ce continuel coeur à coeur avec Dieu qu'elle puisait la force nécessaire pour supporter sans se plaindre et sans s'arrêter d'incessantes souffrances que son esprit de péni­tence la portait à tenir cachées plus que nous ne l'aurions voulu. Ennemie de tout soulage­ment, elle ne s'approchait jamais du feu pendant l'hiver, dans la crainte, disait-elle, d'accorder quelque chose à la nature ; ce n'était qu'avec peine qu'elle acceptait les soins que parfois nous devions lui imposer, cependant elle s'y résignait, mais toujours pour le moins de temps pos­sible.

Notre chère soeur, ma Révérende Mère, fut constamment employée à l'office des fleurs d'église qu'elle confectionnait avec une grande habileté. Lorsqu'au moment des fêtes elle et ses compagnes étaient surchargées de travail, elle pas.sait les nuits pour terminer à temps les commandes et se montrait heureuse de pouvoir donner ainsi à la communauté des preuves de son dévouement. Dans les travaux communs, que ses infirmités lui rendaient pourtant bien pénibles, elle se dépensait sans compter et presque jusqu'à extinction de force, ne prenant ensuite que difficilement le repos que nous trouvions indispensable. Sa charité pour ses Mères et ses soeurs, qu'elle aimait beaucoup, était touchante ; nous serions presque inter­minable si nous voulions énumérer les mille petites inventions qu'elle savait trouver pour rendre service . A une époque où nos trop modiques ressources ne nous permettaient plus d'avoir pour nos cellules le modeste éclairage en usage au Carmel, elle eût la pensée de se servir des déchets des cierges do la sacristie pour préparer de petites chandelles qu'elle coulait, le moule lui faisant défaut, dans un morceau de roseau creux. Ces sortes de bougies, il faut l'avouer étaient particulièrement brillantes de pauvreté et ne répandaient guère de clarté; mais petit à petit, à force d'observations et de soins,son industrie fit des progrès, nous pûmes lui donner un moule, et la pauvre chère enfant nous fournit toujours depuis les lumiè­res des cellules et celles du réfectoire. Peu de jours avant de mourir elle en avait fait encore une assez grande provision. Son amour de la pauvreté la rendait ingénieuse à un point extrême, il est presque inouï ce qu'elle pouvait faire avec quantité de choses que personne n'aurait su utiliser. Sa charité revêtait toutes les formes, nos âmes étaient l'objet de sa pre­mière sollicitude. Chaque jour elle récitait pour chacune de nous une prière spéciale à laquelle elle ajoutait quelque autre pratique pour celles qu'elle voyait tristes,  ou employées par l'obéissance à des travaux qui les privaient du silence de la cellule, si propre à l'union intime avec Dieu. Nos familles lui étaient chères, elle avait pris note de tous nos douloureux anniversaires pour les faire avec nous et secourir ainsi les âmes de nos bien- aimés défunts.

Suivant à la lettre ce que nos constitutions nous recommandent pour l'observation du silence, ma soeur Marie-Xaxier répondait toujours par signe lorsqu'une parole n'était pas indispensable; à la récréation même elle parlait peu, cherchant là comme partout à donner la plus large part à la mortification. Sous un extérieur qu'une originalité assez marquée ren­dait parfois bizarre, notre chère soeur cachait une âme extrêmement délicate. Lorsqu'elle nous rendait son compte de conscience, elle trouvait une abondance de paroles toutes plus énergiques les unes que les autres pour accuser les légers manquements qu'elle appelait, dans son humilité, et nous adoucissons les termes, « ses énormes fautes. » Alors nous ne pouvions nous empêcher d'admirer les lumières vives et profondes qu'elle recevait de Dieu et qui lui montraient si nettement jusqu'aux plus petites imperfections. Qu'ils sont beaux, ma Révérende Mère, les mystères des âmes et quand il nous est donné d'en pénétrer quelque chose, comme le coeur se sent consolé en voyant avec quelle tendresse notre Jésus se donne aux coeurs qui lui sont fidèles, avec quelle puissance II se fait aimer par eux.

Notre chère soeur, nous vous l'avons dit, endurait de continuelles souffrances occasionnées par un accident qui lui était survenu au pied droit, et des douleurs de névralgies et de rhu­matismes qui, sans cesser jamais entièrement, lui donnaient de temps à autre des crises particu­lièrement éprouvantes. Dix jours à peu près avant sa mort elle fut prise d'une de ces crises qui, pour être plus forte que de coutume, peut-être, ne nous inquiéta pas cependant. Nous l'entourâmes des soins et des précautions nécessaires en pareil cas, et le mieux commen­çait à s'accentuer lorsqu'il plut au divin Maître de frapper le coup dont nos coeurs sont encore écrasés. Nous étions allée, nous-même, le matin, nous assurer de l'état de notre chère enfant et lui avions fait prendre, quand elle était encore au lit, une soupe que son appétit devenu meilleur lui faisait désirer. Après notre passage, l'infirmière vint pour l'aider à s'habiller, mais elle se trouvait mieux et exprima le désir de rester seule. La soeur la quitta pour préparer le feu à la cellule d'infirmerie où elle devait passer la journée, puis retourna vers elle pour l'empêcher de s'aitarder. Ma soeur Marie-Xavier avait déjà quitté sa cellule et s'était rendue à l'infirmerie par un autre passage. L'infirmière revenait sur ses pas quand elle entendit sonner la clochette des malades ; d'un bond elle fut près de la pauvre soeur qu'elle trouva aux prises avec le râle de l'agonie. Avertie aussitôt, nous crûmes d'abord à une syncope; cependant nous fîmes appeler en toute hâte notre Père confesseur et le médecin, hélas ! Lorsque quelques instants après ils arrivèrent, il était trop tard, ils ne purent nous donner que la consolation d'une vraie sympathie toujours bien précieuse dans une aussi terrible épreuve.

Notre chère soeur, ma Révérende Mère, avait demandé à Notre-Seigneur par l'intercession de saint Étienne, auquel elle avait une grande dévotion, de mourir à la porte de l'infirmerie, tout habillée, pour ne donner à ses soeurs que le moins de peine possible . Elle n'a été que trop exaucée pour nos coeurs . Ce qui est assez remarquable c'est qu'on la portait à sa dernière demeure à l'heure même où nous allions faire mémoire dos premières Vêpres de saint Étienne.

Nous renonçons, ma Révérende Mère, à vous décrire ce qui se passa pendant les dix minu­tes que dura l'agonie de notre chère enfant; notre coeur est encore trop meurtri pour qu'il nous soit possible de retracer en détail ces douloureux souvenirs.

D'après l'avis de notre bon docteur c'est une de ces maladies de coeur qu'on ne peut ni prévoir ni arrêter qui nous l'a enlevée. A peine arrivée à l'infirmerie où, nous dit une soeur qui était dans un office voisin, elle se rendait d'un pas très précipité, elle s'assit et fit entendre quelques soupirs si forts que la soeur qui était près de là poussa la porte et entra ; elle vit ma soeur Marie-Xavier d'une pâleur de mort, étouffant et déjà glacée. Appeler du secours et nous voir là toutes réunies ne fut l'affaire que de très courts instants. Notre pauvre mourante nous demanda de lui tenir la tête, de la réchauffer, prit quelques gouttes d'eau de mélisse, puis, comme emportée par une force supérieure, leva les yeux au ciel , après ce regard que nous n'oublierons jamais, tant il était perçant et expressif, ses yeux se fermèrent pour ne plus s'ouvrir c'était fini ! L'épouse avait dit le suprême : Ecce venio, Veni ! de l'Époux, et ce Veni! nous en avons la confiance, était la réponse amoureuse du bon Maître aux ardentes aspirations de son àme, à ce doux Nom de Jésus! qui du coeur de notre chère soeur montait sans cesse à ses lèvres, et s'exhalait vers le ciel comme une pressante supplication.

L'épreuve était consommée, nous n'y pouvions croire, nous continuions à supplier Dieu d'accorder à notre pauvre enfant les quelques minutes qui eussent suffi pour lui procurer les consolations de notre sainte religion... mais-son âme était envolée!,...C'était le 23 décembre, à 10 heures et demie du matin, lorsque nous nous préparions à fêter bien joyeusement le Divin Enfant de la crèche, que le bon Maître est venu si douloureusement nous visiter, nous inviter à honorer les larmes de son enfance, à nous unir aux premières souffrances de son Coeur adoré.

Nous baisons la Main qui nous frappe, mais aussi nous lui demandons de s'ouvrir et de répandre dans nos âmes la force, le courage nécessaires, pour supporter ses amoureuses

La vie de souffrance et de prière de notre chère soeur nous donne la confiance de Notre Seigneur  en la privant des secours si précieux que la Sainte Église réserve à notre dernière heure, aura versé dans son âme les flots d'amour qui purifient et diminuent notre dette envers la justice et qui aura reçue dans les bras de sa miséricordieuse bonté pour l'introduire au sein de l'éternelle gloire. Cependant, veuillez, je vous prie, ma Révérende Mère, ajouter aux suffrages de notre saint ordre que vous lui avez accordés, j'espère, à la réception de notre petit faire-part, une communion de votre fervente communauté, l'indulgence du Via Crucis et des six Pater et Ave, elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, avec un affectueux respect, au pied de la croix de Jésus,

 

Votre très humble soeur et servante,

S' Makie-Ange de l'Assomption. R. C. I.

De notre .Monastère du Sacré-Coeur do Jésus, les Carmélites de Tarbes, le li janvier 1892.

 

P.-S. Nos Mères du Carmel de Bordeaux recommandent à vos prières, ma Révérende Mère, l'àme de leur très chère bienfaitrice, M"" Richard, décédée le 15 septembre 1891 à l'âge de 63 ans.

Nos Mères de la Rochelle recommandent à vos prières l'âme de M. l'abbé Grasilier, vicaire général, leur confesseur et ancien supérieur, qui leur a donné pendant plusieurs années de nombreux témoignages de son paternel dévouement.

 

Tarbes. — Imprimerie Clément Larrieu.

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