Carmel

12 janvier 1891 – Tarbes

 

Ma Révérende et trés Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ dont la volonté toujours pleine d'amour, alors même qu'elle nous crucifie davantage, vient de nous imposer un douloureux sacrifice en enlevant à notre religieuse affection notre bien chère soeur Thèrèse-Marie de l'Jncarnation, professe du Carmel de Bagnères. Elle était âgée de 59 ans et avait 37 ans de vie reli­gieuse.

 

L'une des quatre premières pierres vivantes de notre petite fondation, qui compte maintenant près de vingt et un ans, notre chère enfant, est aussi la première fleur que le Divin Époux est venu cueillir parmi nous. Nous la Lui avons offerte au pied de la crèche comme les prémices de notre chère famille, avec le coeur brisé, mais avec la douce espérance que ses petites mains, toutes remplies de miséricordieuses bénédictions, se seront ouvertes pour la recevoir et l'introduire au sein des joies éternelles.

Notre chère soeur, ma Révérende Mère, nous ayant demandé de ne lui faire de circulaire que pour réclamer les suffrages de notre saint ordre, nous croyons devoir, dans une mesure, accé­der à son humble désir; aussi est-ce très brièvement que nous allons esquisser les principaux traits de cette âme dont le cachet fut la simplicité.

Deux mots nous semblent résumer parfaitement la vie religieuse de ma soeur Thérèse-Marie de l'Incarnation : Souffrance, et ce qui est presque synonyme : Oubli de soi, et Charité; comme aussi deux paroles de nos saints livres : « Bienheureux ceux qui souffrent! » « Il vous sera fait comme vous aurez fait à votre semblable! » renferment les plus justes motifs de notre con­fiance et comme l'assurance de la récompense que Dieu lui réserve, si déjà elle ne la possède.

Notre chère soeur appartenait à une très honorable famille du diocèse de Carcassonne. Aussitôt après sa profession qu'elle eut le bonheur de faire au temps prescrit par nos saintes constitutions, elle fut atteinte de la maladie de coeur qui l'éprouva douloureusement chacun de ses jours. Grâce à sa rare énergie elle put dominer le mal, et rendre jusqu'à ses derniers moments de nombreux services à sa chère communauté. Employée successivement, et même simultanément au début de la fondation, aux offices de provisoire, d'infirmière et de robière, elle les remplit avec le plus charitable dévouement, ne comptant jamais ni avec la peine, ni avec la fatigue. Un mot de notre part la faisait plutôt voler que courir là où elle savait nous être utile.

 

Attentive à tous les besoins de ses soeurs, surtout de celles qui étaient souffrantes, elle sem­blait oublier parfois qu'elle était la plus malade pour les entourer de ses soins les plus affec­tueux, et trouvait dans son bon coeur mille petites industries pour les soulager.

Réclamer un service de notre chère soeur Marie était l'obliger; toutes les demandes de ses soeurs étaient accueillies par ce doux et presque enfantin sourire qui lui était habituel, et que la mort même ne lui a pas enlevé.

Sa bonne et franche gaieté était la joie de nos récréations ; elle nous faisait profiter des traits édifiants qu'elle rencontrait dans ses lectures, et savait en les racontant leur donner un in­térêt tout particulier. De temps en temps nous aimions à lui faire redire les petites aventures des premiers temps de la fondation ; ramener son souvenir vers ces années passées dans une pauvre petite maisonnette où le plus souvent il fallait faire contre mauvaise fortune bon coeur, était lui procurer un grand plaisir. Alors commençait une série d'histoires narrées avec un naturel si parfait, que l'on reconnaissait les gestes, la voix et jusqu'à l'expression de la phy­sionomie des personnages qu'elle mettait en scène, et qu'elle ne présentait jamais, du reste, que sur le terrain de la plus bienveillante charité. On pouvait d'avance applaudir ses joyeusetés sans crainte d'avoir à le regretter.

La douce paix que nous remarquions en notre chère soeur avait sa source, nous n'en doutons pas, dans son parfait abandon au bon plaisir de Dieu. Très souvent, et particulièrement le soir, quand un étouffement ou un malaise plus fort nous faisait redouter une aggravation de la ma­ladie qui, au dire des médecins, aurait pu nous l'enlever subitement, elle se remettait plei­nement entre les mains de la Providence, attendant avec calme que son bon Maître décide­rait pour elle, et en tous cas les souffrances que chaque nuit ramenait.

Elle se sentait bien malade, mais elle était tellement habituée à souffrir et à voir se succéder des crises qu'on avait pu jusque-là conjurer, qu'elle ne partageait pas nos craintes sur la gra­vité de son état. Nous étions effrayée de la voir si rassurée, et quelquefois, pour lui éviter une surprise, nous lui en exprimions tout doucement notre étonnement; alors elle nous répondait: « Soyez tranquille, ma Mère, je n'en suis pas là, d'ailleurs chaque soir je me prépare à la « mort, n'ayez aucune inquiétude à mon sujet. »

Sa soumission aux volontés divines, quelles qu'elles puissent être pour elle, s'accentuait de plus en plus à mesure que la fin de sa vie approchait. Huit jours avant sa mort, la dernière fois qu'elle put se lever et venir à notre cellule, elle nous parla de son âme. En l'écoutant nous ne pouvions nous défendre d'une impression très vive, nous comprenions que Jésus achevait de purifier son épouse et qu'il ne tarderait pas à se l'unir pour jamais. « Ma Mère, nous dit-elle, j'avais beaucoup à faire pour être pleinement à Dieu ; il m'a demandé de grands et nombreux sacrifices, je le remercie de me les avoir fait faire, je sens que c'était pour mon plus grand bien ; maintenant je ne tiens plus à rien, je suis à Lui, toute à Lui, mon être, ma vie : tout lui appartient, je ne veux que ce qu'il veut, je suis entre ses mains pour tout ce qu'il lui plaira de m'envoyer ! »Une semaine seulement, et Dieu disposait de celle qui s'offrait aussi entièrement à Lui.

Le jour où notre chère soeur nous révélait ses dispositions était le dernier de l'année; le len­demain le médecin trouva son état très grave et ne nous laissa que peu d'espoir de la conserver ; cependant, il avait constaté à plusieurs reprises tant de ressources dans cette constitution en apparence si frôle, qu'il tenta tous les moyens pour amener une crise favorable ; mais tout fut inutile, notre chère malade baissait, baissait toujours. Le samedi 3 janvier notre bon Père confesseur, le digne Curé de notre paroisse, entra pour la confesser, elle ne savait comment nous dire après son départ combien elle était touchée de sa bonté, et se trouvait heureuse et en paix. La parole de ce Père tout dévoué, qui depuis les premiers instants de la fondation ne cesse d'être le conseil et le soutien de nos âmes, l'avait remplie de consolations. Le lendemain, dimanche, il voulut bien lui-même lui apporter le Saint Viatique. Notre chère mourante avait toute sa connaissance, quoiqu'elle ne la manifestât que par intervalles ; à l'approche de son Jésus, elle sortit complètement de son assoupissement, et Le reçut avec la confiance d'une enfant qui se jette dans les bras de son père.

Je n'essaierai pas, ma Révérende Mère, de vous dépeindre les déchirantes émotions de cette heure; votre coeur maternel les a ressenties et vous les dira; la pensée de cette première place qui allait devenir vide parmi nous remplissait tous nos coeurs de la plus vive douleur.

La nuit du dimanche fut très mauvaise, notre pauvre soeur dormait d'un sommeil fatigant, sa respiration était courte et pénible, nous comprenions qu'elle devait beaucoup souffrir, mais nous avions encore la consolation de retrouver tout son bon coeur, même jusque dans son délire; elle redisait en quelques mots entrecoupés sa crainte, qui avait été celle de toute sa vie, de causer quelques peines ou quelques fatigues à ses soeurs.

Le lundi matin, à 6 heures, notre Père confesseur entra pour lui donner l'extrême-onction qu'elle reçut en pleine connaissance. Parler, lui devenait toujours plus difficile; cependant elle tenta un suprême effort, et, d'une voix très distincte, demanda pardon à la Communauté des sujets de mauvaise édification qu'elle avait pu lui donner; ensuite elle nous dit combien elle bénissait Dieu d'avoir permis qu'aucun des secours de notre sainte Religion ne lui manquât, puis de nouveau elle s'assoupit.

De nombreuses et précieuses faveurs consolèrent ses derniers jours et la fortifient pour le dernier passage. Monseigneur l'Evêque de Tarbes , notre premier Père, empêché par une douloureuse indisposition de venir jusqu'à nous, voulut bien lui envoyer sa bénédic­tion par l'entremise de son premier vicaire général, qui est en même temps notre supérieur. Ce vénéré Père l'ayant bénie lui laissa quelques paroles tout imprégnées des saintes espé­rances de notre Foi, dont elle se montra toute reconnaissante. M. le supérieur du Grand Séminaire, notre confesseur extraordinaire, heureux de saisir la moindre occasion de nous prouver son dévouement, voulut bien aussi lui apporter la consolation de son paternel intérêt. , La sainte absolution lui fut plusieurs fois renouvelée et encore deux heures avant sa mort. Peu après avoir reçu cette immense grâce elle fit signe qu'on lui donnât son chapelet, et ras­semblant tout ce qui lui restait de forces elle le prit, et par trois fois en baisa les grains avec une touchante tendresse. Le baiser est le premier et le dernier témoignage d'amour qu'un enfant puisse donner à sa mère, il parle le langage du coeur quand les lèvres sont muettes encore ou fermées par l'agonie. Ce baiser de notre chère soeur, à la couronne de la Vierge, était tout à la fois l'expression de sa tendre reconnaissance envers la Reine du Ciel et une instante prière à cette bonne Mère à laquelle elle avait tant de fois répété sur les grains bénits : « Priez pour nous, maintenant et à l'heure de notre mort. »

Jusqu'à la dernière minute elle conserva sa connaissance ; nous lui suggérions quelques aspirations qu'elle essayait de répéter; elle put dire après nous :  "Oui, mon Dieu, je remets mon âme entre vos mains ! » Puis quelques respirations plus fortes nous firent comprendre que le moment redouté était arrivé, elle inclina la tète sur sa poitrine, et après quelques souffles à peine perceptibles, elle rendit son âme à Dieu, pendant que la Communauté, réunie autour d'elle, récitait les prières de la recommandation de l'âme; c'était le mercredi 7 janvier. Tout était fini pour elle sur la terre, mais tout commençait dans cette vie sans fin où chacune de nos douleurs se changera en d'éternelles délices.

Un nombreux clergé, tant séculier que régulier, vint nous donner le témoignage de sa sym­pathie et rehausser de sa présence les funérailles de notre bien-aimée défunte. Toutes les communautés de la ville y étaient représentées; parmi toutes ces chères soeurs qui nous don­nèrent le témoignage de leur affectueux intérêt, nous devons nommer les Filles de Saint- Vincent de Paul, qui furent comme les secondes mères de notre chère soeur Marie. Orpheline dès son bas âge, elle avait été confiée à leurs soins et elle leur garda toute sa vie la plus pro­fonde et la plus affectueuse reconnaissance. Ces saintes amies de tout ce qui souffre tinrent à remplir près d'elle jusqu'à la fin leur rôle maternel ; elles voulurent la porter elles-mêmes à sa dernière demeure et lui donner une place dans le terrain qui leur est réservé.

Veuillez, ma Révérende Mère, en joignant vos prières au nôtres, nous aider à témoigner notre reconnaissance aux dévoués Pères de nos âmes, à notre si charitable docteur, et à tous ceux qui, au jour de l'affliction, se sont montrés nos vrais amis.

Quoique la vie toute vouée à la souffrance de notre chère soeur Thérèse-Marie de l'Incarna­tion nous laisse remplies d'espérance que Dieu l'aura accueillie dans sa miséricorde, nous vous prions de vouloir bien lui accorder au plus tôt les suffrages de notre saint ordre, par grâce une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence du Via Crucis et des six Pater et Ave, elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, avec un affectueux respect, au pied de la crèche.

 

Votre très humble soeur et servante,

Sr Marie-Ange de l'Assomption

R. C. I.

De notre Monastère du Sacré-Coeur de Jésus, des Carmélites de Tarbes, le 12 janvier 1891.

 

P.-S. Permettez-nous, ma Révérende Mère, de recommander à vos souvenirs aux pieds de Jésus, M. l'abbé Vergez, qui a été notre aumônier pendant 15 ans, et que la maladie retient loin de nous depuis plusieurs années; son désintéressement n'avait d'égal que son dévouement pour nous. Nous vous serons reconnaissantes de nous aider à acquitter notre dette de coeur envers ce bienfaiteur de notre monastère.

 

Tarbes. — Imprimerie Clément Larrieu.

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