Carmel

12 février 1894 – Limoges

 

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE,

Que votre volonté se fasse, ô mon Dieu sur la terre comme au ciel!

 Telle est la grande parole que nous prenions avec nos chères filles, comme programme de cette nouvelle année 1894, afin de nous stimuler au travail de notre perfection : car la Volonté de Dieu est le thème sur lequel nous aimons à revenir sans cesse et notre plus ardent désir est de la voir accomplie dans notre monastère comme au ciel.

En nous livrant ainsi à la sainte Volonté de Dieu nous ne nous doutions pas des épreuves crucifiantes par lesquelles le Divin Maître devait nous faire si promptement passer. Maintenant que la Croix pèse sur nous, c'est avec le même amour que nous répétons notre chère devise ; malgré la douleur profonde avec laquelle nous venons vous annoncer la perte irréparable que nous avons faite en la personne de notre très honorée et regrettée mère Marie, Jeanne, Judith, Thérèse de Jésus et de saint Jean de la Croix, ancienne prieure et pierre fondamentale de notre Carmel. Cette bonne mère nous avait toutes vu entrer; nous avait presque toutes for­mées à la vie religieuse et avait reçu les voeux de plusieurs d'entre nous. Une bronchite, épi­démie régnant dans notre monastère, nous l'a enlevée en trois jours. Elle était âgée de quatre-vingt-un ans, six mois, dix-sept jours et avait de Religion cinquante cinq ans, dix mois et huit jours.

Le bon Dieu ne pouvait nous envoyer une plus grande affliction : elle était pour nos coeurs tout un monde de souvenirs, une relique vivante du temps passé ; le type ancien de la Carmélite ; austère et véritable anachorète ; aussi ce sont les saints Pères du désert, objets de sa particulière dévotion, qui sont venus chercher sa belle âme pour l'introduire au ciel. Lundi quinze janvier, fête de saint Paul premier ermite, à dix heures du matin, elle a quitté l'exil pour la Patrie et le dix-sept, en la fête de saint Antoine, son patron de l'année, sa précieuse dépouille a été déposée dans la solitude de la tombe, où elle attend dans la paix et comme dans une profonde retraite, le grand jour des manifestations. La pensée de son bonheur et la soumission à la Volonté divine tant aimée, peuvent seules adoucir l'amertume de nos regrets.

Notre digne mère a reçu le jour non loin de la petite ville d'Argentat (Corrèze), le 28 juin 1812, dans une de ces familles où l'esprit chrétien ne le cède en rien à la noblesse du sang. Ses vertueux parents se virent entourés d'une couronne de neuf enfants, qui furent toujours leur honneur et leur gloire. Le père, homme de devoir avant tout, donnait à ses fils les exemples à suivre : c'était lui qui disait le Benedicite et les grâces ; ne manquant pas un jeûne et observant toutes les lois de l'Église. Notre bonne mère aimait à nous raconter avec quelle franche gaieté il disait le soir du mercredi des Cendres, après une légère collation : trente-neuf... C'était pour encourager ses enfants dans la voie de la pénitence et leur faire comprendre que quarante jours seraient vite passés.

La mère était la femme forte dont parle l'Écriture, mettant la main à tout dans sa mai­son et joignant aux qualités exquises du coeur, les vertus mâles qui en faisaient un modèle accompli. Deux vénérables aïeules vivaient encore et toute cette aimable jeunesse, en les entourant du plus profond respect, aimait à leur entendre raconter les histoires du bon vieux temps ; les services rendus à l'Église par leur famille pendant les tristes jours de la Révolu­tion, etc. Un des souvenirs que l'on aimait surtout à rappeler était la faveur insigne d'avoir, parmi les pauvres qu'on assistait avec tant de charité, reçu, logé et nourri le saint mendiant Benoît-Joseph-Labre, qui est maintenant sur les autels. Après les longues causeries, la troupe joyeuse s'en allait pleine d'ardeur au travail, dirigée par un précepteur, qui donnait à chacun les leçons convenant à son âge. Notre petite Irma, l'une des plus jeunes, avait un caractère tout à la fois sérieux et enjoué; son coeur si tendre pour tous les siens s'attachait surtout à sa mère. A l'âge de cinq ans, après en avoir été éloignée pendant quelque temps, elle fut tout heureuse de se voir placée le dimanche à la messe qui se disait dans la chapelle domestique, devant cette mère bien-aimée, et crut ne pouvoir mieux faire que de se retourner pour la con­templer à. son aise. Quelle ne fut donc pas sa surprise lorsque sa mère, la prenant par les épau­les, la tourna du côté de l'autel, en lui faisant signe que c'était Jésus qu'il fallait regarder. Toujours soumise la pauvre enfant se contenta de verser quelques larmes et se mit à faire ses petites prières. Elle grandissait au milieu de ses frères et soeurs, partageant leurs bruyants ébats. Une pieuse tante, qui était comme l'ange gardien de cette intéressante famille leur disait sans cesse : « Mes enfants, vous faites votre paradis en ce monde. » Tout souriait à la jeune Irma à cette époque de sa vie, mais Dieu avait déjà ravi son coeur; malgré l'affection dont elle se voyait entourée elle se disait intérieurement : Si je ne devais pas être à Dieu telles et telles choses me plairaient : mais non, je ne dois aimer que Jésus. Se sentant appelée à la vocation religieuse, elle gardait chèrement son secret et nul ne le savait que Celui qui lit au fond des coeurs. Elle fut préparée à sa première Communion par un oncle prêtre, (cette famille de bénédiction comptait plusieurs membres consacrés à Dieu). Nous aimons à croire qu'au jour solennel Jésus parla plus fortement encore à cette jeune âme qu'il s'était choisie et qu'il en prit une entière possession.

Irma fut ensuite mise au pensionnat des Ursulines, communauté dont elle a toujours gardé le meilleur souvenir. Ses dignes maîtresses, comprenant qu'elle n'était pas faite pour le monde, désiraient la voir fixer son choix sur leur maison : mais ce n'était pas vers les con­grégations enseignantes qu'elle se sentait attirée : il lui fallait la solitude. Sans connaître encore le Carmel, elle disait souvent : Si je me fais religieuse, j'irai dans un Ordre bien cloî­tré : Je veux tout, ou rien.

Cependant elle revint près de son père et de sa mère chérie. Ses frères et soeurs avaient grandi ; le bonheur était complet ; mais il n'est pas de longue durée sur la terre : bientôt sonna l'heure de l'épreuve, l'heure des séparations déchirantes : Le fils aîné qui venait d'achever à Paris de brillantes études fut enlevé subitement à la tendresse de cette famille éplorée. Peu après une de ses soeurs, âgée de dix-huit ans, jeune fille accomplie sous tous les rapports, fut atteinte d'une terrible maladie qui résista à tous les soins, à toutes les prières. Cette mort fut pour notre chère Irma un coup si violent qu'elle eut à travailler une année entière pour accep­ter son sacrifice : elle aimait tant cette soeur à peu près du même âge !... Néanmoins cachant son chagrin à tous les siens, elle faisait leur consolation, surtout celle de sa tendre mère, qui se plaisait à la former, à en faire comme elle une vraie femme forte et la providence des indi­gents. Cette vertueuse dame ne se doutait pas des desseins de Dieu sur sa fille chérie.

A cette époque notre vénérée mère Thérèse-Madeleine du Calvaire, de si douce et sainte mémoire fondait son cher Carmel de Tulle ; on en parlait beaucoup : c'est ainsi que Mademoi­selle Irma apprit l'arrivée des Carmélites et de leur sainte Prieure, dont on disait tant de bien. Elle résolut aussitôt d'aller consulter cette mère, pour qui elle éprouvait déjà tant d'es­time et de confiance. Accompagnée d'un de ses frères, elle fit le voyage de Tulle. Notre vénérée mère ne l'eut pas plutôt entrevue que comprenant la solidité de cette vocation et le trésor que le ciel lui envoyait ; elle l'assura que Dieu l'appelait ; qu'il n'y avait pas à hésiter et qu'elle devait en parler sans retard à ses parents. Puis elle lui donna dès cette première visite son beau nom de Thérèse de Jésus.

Fortifiée par de si sages conseils Irma repartit heureuse et contente d'avoir parlé pour la première fois à celle qui devait être sa mère et qui avait dissipé eu un instant toutes ses incertitudes. Le Carmel lui apparaissait désormais comme terme de ses désirs ! ..

Mais que d'angoisses intimes devaient être le prix de son bonheur !... Comment surtout plonger le glaive dans le coeur d'une mère dont elle se sent trop aimée et qui fait reposer sur sa chère Irma toutes ses espérances?... Tremblante mais courageuse, elle s'achemine vers la chambre maternelle ; à chaque marche elle récite avec ferveur un Ave Maria, car il lui semble qu'elle va défaillir ; enfin elle entre et confie à sa bien-aimée mère le secret de sa vocation. Celle-ci ne répond d'abord que par ses larmes... elle supplie sa chère fille de ne pas la quitter avant de lui avoir fermé les yeux ; lui promettant de la laisser complètement libre pour toutes ses dévotions... Le coeur si sensible d'Irma en est brisé, mais elle demeure ferme et obtient enfin le consentement désiré. Quelques mois après la généreuse aspirante, accompagnée de son frère aîné, quittait l'antique demeure paternelle, cette fois c'était pour ne plus revenir.

Notre vénérée mère Thérèse-Madeleine du Calvaire étant à Tulle, voulut garder plusieurs jours auprès d'elle sa nouvelle fille. Elle entra donc dans ce petit Bethléem, où tout manquait encore. Que de fois nous a-t-elle raconté les impressions de cette première nuit passée au Car­mel : On l'avait fait coucher dans une petite mansarde où l'on avait serré des noix que les rats mangeaient et remuaient en tout sens. Entendant ce bruit notre chère postulante se disait : C'est sans doute le diable qui n'est pas content de ma vocation et veut m'enlever le saint habit. (Notre vénérée mère le lui avait prêté à la prière de nos soeurs de Tulle, qui dési­raient la voir habillée en Carmélite). Le sentant donc là, plié sur sa chaise ; elle le touchait disant à l'auteur supposé de tout ce vacarme : Tu ne l'auras pas.

Après deux ou trois jours notre mère Madeleine la destinant à Limoges l'envoya ici par notre tourière, qui l'avait elle-même accompagnée à Tulle. Il en coûta beaucoup à notre chère soeur Thérèse de Jésus pour se séparer si vite de sa mère vénérée ; mais généreuse dès le début, elle n'en dit rien et le 7 mars au soir 1838, elle arrivait à Limoges. « En entrant, dit-elle dans cette chère chapelle N. S. me fit sentir d'une manière bien sensible que c'était là que sa tendresse me voulait ; aussi lui ai-je dit d'abord : Mon Dieu me voilà après des poursuites bien peu méritées ; accomplissez en ma pauvre âme votre adorable volonté; prenez-moi et faites que je sois toute vôtre pour jamais !... » Le lendemain Monseigneur Prosper de Tournefort, alors évêque de Limoges et supérieur immédiat de notre communauté vint, tout heureux l'introduire dans notre monastère. Ce fut aussi ce vénéré prélat qui lui donna plus tard le saint habit et le voile béni des Professes. Nos bonnes anciennes ouvrirent avec une joie bien vive la porte de clôture à la nouvelle arrivée, dont notre vénérée mère leur avait fait le plus grand éloge. Cependant tout fut rude et difficile pour elle, vu son âge de vingt-six ans et la vie dont elle avait joui jusqu'alors. Notre cher Carmel se relevait avec peine des ruines de la Révolution ; la pauvreté y était grande, les privations nombreuses, le travail assidu; mais rien ne put ébranler son courage; elle souffrait en silence car elle voulait être à Jésus, qui pourtant ne la consolait pas. Une des plus pénibles épreuves lui était encore réser­vée : la maîtresse des novices était une sainte religieuse, fervente comme un séraphin, mais Dieu permit que la pauvre Thérèse de Jésus sentit son coeur se fermer : il lui paraissait impossible de s'ouvrir à cette maîtresse qu'elle aimait et estimait néanmoins beaucoup. La sous-prieure qui remplaçait alors notre vénérée mère absente, avait au contraire toutes ses sympathies : il lui semblait que si elle l'avait eue pour maîtresse tout aurait été pour le mieux. Ce fut là pour notre chère postulante une source de bien des luttes intimes, mais elle en triompha par l'obéissance. Notre vénérée mère, instruite des combats de sa chère fille, lui écrivit sans retard et, avec la sagesse dont elle était douée pour la conduite des âmes, lui fit comprendre que tout au Carmel est fondé sur l'esprit de foi et de simplicité, que par consé­quent si elle voulait être Carmélite et sa petite Thérèse de Jésus, elle devait faire taire ses répugnances naturelles, pour ne voir que Dieu dans la personne qui était chargée de la con­duire. Cette leçon fut un trait de lumière pour la docile Thérèse ; prenant sa lettre en main, elle va la porter à sa maîtresse, la priant de la lire et se jetant dans ses bras, lui promet d'être désormais simple comme une enfant. Le tentateur était vaincu ; dès ce jour elle s'attacha de tout coeur à sa maîtresse et marcha d'un pas ferme dans la voie qui s'ouvrait devant elle. La communauté satisfaite de ses bonnes dispositions la reçut au temps ordinaire à la grâce du saint habit.

Le dix-huit juillet 1838, eut lieu la cérémonie de sa vêture. Comblée des grâces les plus abondantes, l'heureuse novice ne savait comment remercier N. S. Elle se mit au travail de sa perfection avec un nouveau zèle et le 8 septembre 1839 elle prononça ses saints voeux à la grande joie de son coeur et à la satisfaction générale de la communauté. Son humilité seule mettait une ombre à son bonheur, mais elle se rassurait en pensant : au moins j'ai tout dit à mes supérieurs : ils me connaissent jusqu'au fond. Après la cérémonie, son âme inondée des faveurs célestes s'exhalait en un chant de reconnaissance : « Je sentais, dit-elle, une douce chaîne qui avait lié mon coeur d'une manière ineffable au Dieu doux et immortel. »

Depuis ce grand jour on la vit avancer rapidement : Âme silencieuse et intérieure, elle gravissait avec courage le sentier de la sainteté, surmontant les difficultés qui s'y rencontrent. La solidité de sa vertu et la maturité de son jugement firent que peu après sa sortie du noviciat, notre vénérée mère lui confia le soin des novices. La nouvelle maîtresse se croyait incapable d'une telle charge, mais en véritable obéissante, elle se soumit et se dévoua tout entière à ces chères enfants; tâchant de leur inculquer l'antique esprit du Carmel, esprit de solitude, esprit érémitique, qu'elle possédait si bien. Employée dans tous les offices : provisoi­re, robière, portière, infirmière, sacristine elle donna dans ces emplois l'exemple de son par­fait esprit religieux et s'y dépensa avec la plus complète abnégation pour le bien de ses mères et soeurs. La communauté l'élut deux fois de suite troisième dépositaire sachant que l'on pouvait compter sur elle pour seconder la digne mère qui remplissait la charge de pre­mière. Enfin elle fut élue sous-prieure. A chaque marque de confiance qu'elle recevait notre humble mère s'anéantissait toujours davantage, car elle s'ignorait complètement C'est surtout comme sous-prieure qu'elle donna l'exemple des plus admirables vertus religieuses : son zèle pour l'office divin et pour les rubriques ne connaissait pas de bornes ; tous les livres d'office et de la bibliothèque furent mis par ses soins dans un ordre parfait ; mais la vertu qui brillait en elle d'un plus vif éclat, était sa dépendance et son respect pour sa mère prieure. Dieu visitait notre vénérée mère Thérèse-Madeleine par de continuelles infirmités, lui faisant comme aux grands saints large part de sa croix ; il lui fallait donc en bien des occasions agir par sa sous- prieure. C'est là que notre mère Thérèse de Jésus était vraiment admirable, s'effaçant toujours ; se comptant pour rien ; ne parlant, n'agissant qu'au nom de sa mère prieure, qui pouvait se reposer sur elle en toute assurance, bénissant Dieu de lui avoir donné une telle fille, qui jamais dans sa vie religieuse ne lui a fait la moindre peine. Souvent notre mère Madeleine avait voulu mettre des bornes à la mortification de sa sous-prieure, en la faisant reposer lorsqu'elle la voyait souffrante ; mais celle-ci trouvait toujours moyen de faire tomber les soulagements sur l'une ou l'autre de ses soeurs, dont elle savait bien plaider la cause, disant qu'elles étaient plus malades qu'elle ; alors notre vénérée mère, admirant sa générosité, la laissait marcher quand même, pour ne pas contrarier en elle l'attrait de la grâ­ce. C'est ainsi que cette bonne mère était la consolation de ses supérieurs et l'édification de la Communauté. Elle faisait de plus le charme de nos récréations par son amabilité et les his­toires qu'elle savait si bien raconter, surtout celle des saints ermites et anachorètes. Quand elle était sur ce chapitre on la sentait dans son élément.

En 1862 la bonne mère Marie-Joseph première prieure de notre fondation du Dorat fut attaquée d'une maladie mortelle et malgré tous les voeux adressés au ciel pour sa guérison il devint évident que nos soeurs allaient être orphelines. C'est alors que notre vénérée mère Madeleine, de concert avec notre si saint et regretté père Hervy et Mgr Gay, fondateur du cher Carmel du Dorat, qui avaient l'un et l'autre une profonde estime pour la mère Thérèse de Jésus, jetèrent les yeux sur elle pour remplacer la bien-aimée malade. Dieu seul put mesurer la grandeur du sacrifice que fit notre vénérée mère et avec elle toute la Communauté, en donnant un sujet qui paraissait si nécessaire à Limoges ; mais il ne fut pas moins grand pour celle qui s'éloignait de son berceau religieux, de ses soeurs bien-aimées et surtout de cette mère incomparable qu'elle entourait d'une vénération sans bornes et de la plus filiale tendresse. Prosternée au pied du Tabernacle, elle y puisa la force d'accomplir un tel sacrifice et au milieu de nos larmes, elle partit. A son arrivée dans le cher petit couvent elle trouva la digne prieure mourante, mais souriant de bonheur de la voir et de remettre entre ses mains son troupeau désolé. Après l'avoir assistée à ce moment suprême et lui avoir rendu les der­niers devoirs avec une charité plus que fraternelle, la bonne mère Thérèse de Jésus mit tout son coeur à se dévouer pour le cher petit Nazareth (C'est le nom que Mgr Gay et notre vénérée mère ont donné à leur fondation du Dorat.)

On la vit alors prodiguer à ses filles toutes les tendresses maternelles : consolant les coeurs, soignant les santés, bien affaiblies par les longues veilles que l'on avait passées. Elle trouva ainsi le secret d'essuyer les larmes ; bientôt plusieurs postulantes vinrent combler les vides faits par la mort et la bonne mère eut la grâce de donner à Jésus deux nouvelles épouses dont elle reçut les voeux. Sous sa douce houlette la joie revint dans le pauvre petit bercail si éprouvé et les âmes prirent un nouvel élan vers la perfection. Maintenant nos bien-aimées soeurs la pleurent avec nous et ne peu­vent assez nous dire leurs regrets et leur reconnaissance pour tout le bien qu'une si bonne mère leur a fait pendant son trop court passage dans leur monastère.

La lettre de remerciement que Monseigneur Gay lui écrivit après son retour nous dit assez ce qu'elle a fait pour sa chère fondation.

Après dix-huit mois la mère Victime de Jésus, qui l'avait remplacée ici comme sous-prieu­re, étant mise par la maladie hors d'état de remplir cette charge, le retour de la mère Thérèse de Jésus fut décidé et nos supérieurs la rappelèrent à Limoges; après avoir pourvu au gou­vernement des Carmélites du Dorat. La séparation fit couler bien des larmes de part et d'au­tres ; mais l'obéissance avait parlé, rien ne pouvait arrêter celle qui voyait l'expression de la volonté de Dieu dans la voix de ses supérieurs ; malade, par suite de pieux excès ; elle partit quand même, ne songeant pas qu'elle exposait sa vie.

Quelle profonde émotion quand elle revit son Carmel, ses chères soeurs et surtout cette bien-aimée mère Madeleine, qui toute radieuse de retrouver la fille chérie sur laquelle reposaient ses espérances, la serra dans ses bras en chantant son Nunc dimittis !

Ce fut une joie indicible pour nous toutes que le retour de la bonne mère Thérèse de Jésus, qui reprit sa charge de sous-prieure !... Mais la Croix n'était pas loin: au mois d'août la mère Victime de Jésus partait pour le ciel, et au mois de décembre notre vénérée et tant aimée mère Thérèse-Madeleine du Calvaire nous était enlevée subitement. Quel coup pour tous nos coeurs et surtout pour celui de notre bonne mère sous-prieure ! Dans une circons­tance si douloureuse, elle eut besoin de toute la force d'âme dont elle était douée. S'oubliant elle-même, cette digne mère s'efforçait de nous consoler et d'adoucir l'amertume de nos regrets. Bientôt nos élections la placèrent à la tête de ses chères soeurs, qui la regardaient comme leur ange tutélaire et dont elle avait déjà la confiance et tous les coeurs. Devenue prieure, elle allait plus que jamais nous donner les preuves d'un dévouement sans bornes : mère dans l'acception du mot, elle ne pensa plus qu'au bien spirituel et temporel de ses filles.

Notre monastère avait alors besoin de réparations urgentes que le manque de ressources avait empêché de faire ; la bonne mère se mit à l'oeuvre : bientôt nos cloîtres, notre réfec­toire, nos cellules, nos jardins furent transformés, tout en restant bien pauvres. De dévots ermitages furent construits : le cher enclos prit l'aspect d'une vraie Thébaïde, dont l'air était embaumé par le parfum de mille fleurs cultivées avec soin. Là, une grande allée d'arbres verts, nommée désert de Ruben ; ici les grottes de notre Père saint Elie, de saint Jean-Bap­tiste ; plus loin, dans un enfoncement, elle fit de ses propres mains de petites cellules sépa­rées, où elle plaça les saints ermites, ses chers amis. Les jours de fête, elle était si heureuse de nous mener les visiter, ayant toujours quelques naïves industries pour exciter notre fer­veur. Par ses soins, un oratoire dédié au Sacré-Coeur fut élevé au fond de notre jardin ; c'était l'accomplissement d'un voeu. Notre digne mère se dépensa pour cette construction avec un zèle infatigable ; bientôt ce cher sanctuaire fut achevé ; elle nous en fit faire la dédicace par une touchante fête appelée par elle : Le triomphe du Sacré-Coeur et le tombeau du moi. De nouveau elle consacra notre monastère et toutes nos âmes au divin Coeur.

Elle voulut soigner elle-même ce lieu béni : chaque jour nous la voyions s'y acheminer, non seulement une, mais plusieurs fois, y portant les plus belles fleurs de notre parterre. Elle y aurait passé sa vie ; et là, que de colloques elle faisait monter vers son bien-aimé Jésus pour le triomphe de la sainte Eglise, pour notre Très Saint Père le Pape, pour Monseigneur notre Évêque et notre cher diocèse, pour ses Supérieurs, pour la France, les pécheurs, pour notre saint Ordre et notre communauté en particulier ; mais quand arrivait la fête du Sacré-Coeur, son amour ne connaissait plus de bornes : elle savait trouver mille moyens de l'honorer et de le faire honorer.

C'est ainsi que s'écoulèrent les deux priorats de notre mère tant aimée, et quand les limi­tes prescrites par nos saintes Constitutions étant passées, il plut au divin Maître de faire tom­ber la charge sur nos faibles épaules, nous ne pûmes voir sans une vive émotion cette vénérable mère, qui nous avait ouvert les portes au jour trois fois béni de notre entrée, nous pro­diguer les marques du plus profond respect et nous entourer des plus délicates attentions. Elue dépositaire, elle se mit au travail, sans compter avec ses forces, que l'âge avait certai­nement diminuées, et veillait à tout ce qui concernait l'entretien de la maison. Elle n'oubliait rien ; les offices étaient pourvus à temps, et prenant pour elle les travaux les plus pénibles, afin de les épargner aux autres, elle trouvait le moyen de pratiquer bien des actes de charité. C'est ainsi que cette bonne mère a continué parmi nous son oeuvre de dévouement, remplis­sant alternativement jusqu'à la fin de sa vie les charges de dépositaire, de nouveau prieure, sous-prieure, maîtresse des novices et troisième dépositaire ; autant de titres qui lui ont acquis des droits à notre éternelle filiale gratitude.

Le 8 mars 1888 arriva l'époque de ses noces d'or. Longtemps à l'avance cette cinquantaine si désirée faisait les frais de nos récréations fraternelles : on formait de si beaux projets !... La digne mère, tout abîmée dans le mépris d'elle-même, ne voulait pas qu'on lui en parlât, mais répondait invariablement à nos joyeux propos : « Ah ! vous n'aurez pas à faire cette fête : on m'aura portée à ma dernière demeure avant d'avoir à y penser. Quand nous vîmes approcher le jour si désiré, chacune de nous se mit au travail. Les unes faisaient des fleurs pour les guirlandes, d'autres s'occupaient aux poésies, presque toutes travaillaient pour l'em­bellissement du cher Oratoire dédié au Sacré-Coeur, car on savait ne pouvoir faire un meilleur plaisir à la vénérée jubilaire. De son côté, elle se prépara par une fervente retraite de dix jours à cette grande action. Il serait trop long, Ma Révérende Mère, de vous raconter en détail ces douces fêtes ; mais ce que nous pouvons dire en toute simplicité, c'est que ce fut le plus complet triomphe de la charité : tous les coeurs battaient à l'unisson et le ciel paraissait des­cendu parmi nous. Notre bonne mère tenait à renouveler ses voeux au Chapitre, témoin de ses premières promesses ; elle le fit entre nos mains avec des sentiments si humbles et un accent si pénétré que les larmes s'échappaient de tous les yeux.

La cérémonie extérieure fut très solennelle, la messe chantée en musique par les Frères des Écoles chrétiennes, toujours si empressés à nous rendre service ; le pieux et éloquent prédicateur fit la plus heureuse application de ces paroles de la sainte Écriture : Ecce odor filii mei, sicut odor agni pleni, à la longue et si belle vie religieuse de la vénérable jubilaire. Pour elle, toute perdue en Dieu, elle reçut le bâton et la couronne de la main de notre vénéré Père Supérieur, ne pensant qu'à s'unir davantage à Jésus son Époux bien-aimé. Il lui fallut ensuite se mon­trer au parloir, où une foule de parents et d'amis l'attendait ; chacun réclamait ses prières et lui demandait sa bénédiction avec une foi touchante. Enfin, elle revint toute radieuse, rece­voir nos voeux et les témoignages multipliés de notre tendresse et de notre reconnaissance. Nos chers Carmels de Tulle, du Dorat et du Puy rivalisèrent avec nous pour fêter cette bonne mère. Un grand nombre de Carmels et d'amis voulurent contribuer par leurs dons, souvent accompagnés de poésies pleines de délicatesse et de grâce, à notre joyeuse solennité : nos coeurs, surtout celui de la bien-aimée jubilaire, en ont été vivement émus. Chaque jour apportait de nouveaux présents, à tel point qu'il nous fallut faire une véritable exposition.

Le soir, une députation des saints ermites vint la féliciter, la bénir et lui offrir quelques fruits du désert ; les fruits spirituels ne manquèrent pas non plus et furent les mieux reçus : saint Jean Climaque portait son Échelle de la perfection ; Cassien, ses Conférences ; saint Pacôme, la règle qu'il reçut du ciel de la main d'un ange, etc. Enfin on chanta en choeur de touchants couplets, dernier écho de notre tendresse, dont nous nous permettons de citer le refrain :

‘Trop vite elle a passé, cette fête chérie, Elle a fui ; mais pour nous, chères enfants de Dieu, Jamais des saints bonheurs la source n'est tarie. L'écho béni De la Patrie Bien haut redit : Il vivra dans les Cieux. Ce jour trois fois béni revivra dans les Cieux '.

Nous lui demandâmes ensuite de nous bénir. Ainsi se termina cette douce fête de famille, ces jours de sainte dilection que nous aurions voulu prolonger, et nous disions : Si le monde voyait la charité qui règne dans les monastères, comme il les jugerait différemment !

Depuis la grâce de son jubilé, notre bonne mère nous parut toute rajeunie et renouvelée Les vertus qui la caractérisaient brillèrent d'un nouvel éclat : c'était d'abord comme nous l'avons dit, son humilité, son obéissance parfaite, son esprit de pauvreté poussé au plus haut degré, sa mortification continuelle ; jamais on ne l'entendit, dans sa vie religieuse, se plain­dre de ce qu'elle souffrait, soit peine de corps, soit peine de l'âme ; tout se passait entre Dieu et elle. Son amour était ardent pour la personne adorable de N, S. J.-C. Après une maladie qui l'avait longtemps privée de la sainte Communion, elle sentait un tel désir de ce pain céleste qu'elle aurait passé, nous disait-elle, au milieu des lances et des flèches les plus aiguës pour aller le recevoir.

Les plaies adorables de Jésus étaient sa demeure habituelle. Ce doux Sauveur les lui avait montrées comme des châteaux forts et une retraite inexpugnable, où son âme était en sûreté. Chaque jour de la semaine elle honorait un des mystères de N. S. et récitait avec une fidélité parfaite bon nombre de prières qu'elle s'était imposées.

Après sa dévotion au Sacré-Coeur de Jésus, celle qu'elle portait à la Très Sainte Vierge tenait dans son coeur le premier rang, et nous savons qu'elle reçut de cette divine Mère de très grandes grâces.

Elle honorait aussi d'un culte tout filial notre père saint Joseph et lui a fait élever un modeste ermitage où nous aimons à aller l'invoquer.

Enfin les saints Anges, notre sainte mère Thérèse, notre Père saint Jean de la Croix, tous les saints de notre Ordre, surtout, comme nous l'avons dit plus haut les saints cénobi­tes et solitaires : saint Pacôme, saint Macaire, saint Paul premier ermite, saint Antoine, etc. La lecture de leur vie faisait ses délices. Jusqu'à ses derniers jours, elle s'en faisait relire les traits qui la ravissaient. Ah ! qu'il était touchant, aux grandes fêtes, de voir cette vénérable mère parcourir notre béni désert et porter à chacun de ses célestes amis une couronne, une fleur, un bouquet. Il faut avouer que ses présents avaient le cachet de son amour pour la pauvreté, car elle faisait des fleurs avec ce qui ne paraissait boa à rien; mais sa ferveur était si grande, sa dévotion si vraie, que ses hommages devaient être agréables aux heureux habitants du ciel.

Notre bonne mère avait un grand amour pour sa vocation, et nous disait souvent que dans sa longue vie religieuse elle n'avait pas éprouvé le plus petit moment d'ennui. Chaque jour elle renouvelait ses voeux et le contrat particulier de donation qu'elle avait fait avec son divin Epoux.

Depuis plusieurs années, une grande privation lui avait été imposée : celle de ne pouvoir dire son bréviaire, qui avait fait jusqu'à lors une des plus chères consolations de son âme. La cataracte avait entièrement voilé un de ses yeux et l'autre voyait à peine. C'était sa grande souffrance, mais jamais elle n'en parlait. Son amour du travail lui faisait trouver le moyen de s'occuper quand même et surtout elle priait beaucoup.

Malgré son grand âge et ses infirmités, cette bonne mère, toujours aimable et gaie, faisait comme jadis le charme de nos récréations. Nous l'entourions de notre amour filial, de notre respect ; elle remplissait notre vie. C'était notre conseil, notre appui, notre mère ; nous ne pouvions entrevoir la pensée de la perdre. Toutes nos soeurs lui prodiguaient les marques de leur vénération, de leur dévouement ; nos jeunes novices surtout, qu'elle aimait tant, étaient heureuses de recevoir ses conseils, de la conduire dans ses pieux pèlerinages, de l'en­tendre parler des solitaires avec un goût toujours nouveau, car les années en affaiblissant ses forces ne diminuaient en rien sa ferveur.

Nous avions été heureuses à la fête de Noël de la voir assister à nos Messes de minuit, venir chanter à la crèche, etc., car sa dévotion pour le saint Enfant Jésus était si grande, qu'en ces douces solennités elle nous ravissait toujours par son entrain à chanter les Noëls les plus dévots et les plus anciens. Au commencement de cette nouvelle année, elle vint comme de coutume nous offrir ses voeux ; et nous, dans le fond de notre coeur, nous demandions à Jésus de la garder encore longtemps. Nous bénissions le bon Dieu de la santé qu'il donnait à nos chères filles : toutes, excepté quelques infirmes, pouvaient suivre les exercices de la Communauté ; lorsque dans la seconde semaine de janvier il plut à notre divin Maître; de nous visiter par une épidémie de rhumes et de bronchites. Plusieurs d'entre nous out été atteintes d'abord sans gravité, nous espérions que ce ne serait rien. Le jeudi onze, notre pieux Évêque, revenant de Rome, daigna nous porter lui-même la bénédiction demandée pour son Carmel à notre Très Saint Père le Pape et nous entretenir de son pèlerinage avec une bonté, toute paternelle."Notre chère mère Thérèse de Jésus, déjà un peu souffrante, ne voulut pour­tant pas se priver dé la bénédiction de notre saint Evêque ; comme nous toutes elle en revint bien consolée. Le soir même, elle fut prise d'une grosse fièvre; notre bon Docteur, appelé de suite, déclara qu'elle était atteinte d'une bronchite et qu'à son âge tout était à craindre ; néanmoins il ne trouva pas de danger. Prise en même temps de la même maladie et consi­gnée au lit, nous fîmes porter notre paillasse près d'elle, car nous ne voulions pas la quitter ; Jésus ne pouvait nous envoyer une plus grande peine que de nous rendre malade en ce moment. Dans l'après-midi du Vendredi, notre dévoué aumônier entra pour la confesser et nous dit de le faire appeler si le danger devenait pressant. Le samedi, notre bon père supérieur, en qui elle avait la plus entière confiance, vint lui apporter sa paternelle bénédiction et réconforter son âme par ses paroles toujours si pleines de Dieu. Dimanche matin elle nous parut plus mal ; alors, craignant une surprise, nous fîmes appeler notre digne aumônier. Il vint de suite lui renouveler la sainte absolution et lui donner le Saint Viatique et l'Extrême Onc­tion. Notre bonne mère avait toute sa connaissance, elle comprenait très bien son état et nous avait dit avec une sérénité parfaite, lorsque nous lui avions proposé de la faire administrer : "Je suis donc bien mal puisqu'on veut me donner le sacrement des mourants ?" Lui ayant ré­pondu affirmativement, elle avait ajouté : J'ai bien assez vécu... 81 ans au mois de juin... Ce n'est que pour vous que je regrette de mourir.  Elle savait quel coup sa mort allait être pour notre coeur!

La cérémonie fut très touchante ; elle offrit elle-même ses mains pour les saintes Onctions et reçut son Jésus pour la dernière fois. Elle seule eut le secret de cette suprême action de grâce, car la parole devenait embarrassée et nous avions peine à la saisir.

L'après-midi un léger mieux s'étant manifesté dans son état, nous réunîmes toute la communauté autour de son lit. Ce fut un échange d'adieux les plus émouvants.. Je quitte la terre pour le ciel, nous disait-elle, je vais voir l'Eternel, l'Immuable, etc. Nos larmes ne ta­rissaient pas. L'ayant priée de nous bénir, elle le fit avec une maternelle tendresse. Toutes nos soeurs s'approchèrent les unes après les autres ; chacune réclamait sa bénédiction, se re­commandait à ses prières quand elle serait près de Dieu. Elle avait à la main un rameau de buis qu'elle trempait dans l'eau bénite, et avec sa douce voix, son air de paix, elle bénissait et consolait chacune par les paroles les plus affectueuses. Quand les petites novices vinrent à leur tour, elle les bénit avec une nouvelle effusion, leur disant : Soyez toujours bien humbles, bien obéissantes ; je vais là-haut où je ne vous oublierai pas. Les chères enfants ne pouvaient retenir leurs sanglots.

Nous admirions le calme de cette vénérable mère. A notre prière, elle bénit encore nos bonnes soeurs du Dorat, de Tulle et du Puy où elle était si aimée, sa chère famille et toutes les personnes auxquelles nous nous intéressons. Elle offrit ensuite le sacrifice de sa vie aux grandes intentions pour lesquelles elle avait vécu et voulait mourir : Le Saint Père, l'Église, la France, la conversion des pécheurs, etc.

Enfin, après avoir récité les prières du manuel, chacune se retira le coeur brisé mais con­solé. La pauvre mère avait besoin d'un peu de repos.

Le soir, vers huit heures, ses yeux devinrent plus fixes et l'oppression plus forts. A une heure du matin, la poitrine se remplissant, nous fit douloureusement comprendre que l'agonie commençait : la chère mourante ne donnait plus aucun signe de connaissance et ne répondait point à nos invocations répétées. Nous fîmes lever toutes nos soeurs, excepté celles que la maladie mettait dans l'impossibilité absolue de se rendre, car plusieurs étaient gravement malades. Nous commençâmes les prières du manuel, que nous avons réitérées, bien des fois pendant sa longue et douloureuse agonie. Notre bon aumônier entra après la messe pour faire avec nous les prières de la recommandation de l'âme et la bénir. Combien nos coeurs étaient brisés de voir tant souffrir cette mère vénérée ! La prière ininterrompue était notre seule force : nous récitâmes le Rosaire, objet de sa grande dévotion. Notre bon et vénéré Père Supérieur revint près de sa chère fille agonisante, il lui portait la meilleure bénédiction de Monseigneur, ainsi les secours spirituels ne lui ont pas manqué.

A dix heures la respiration devint de plus en plus haletante et enfin un dernier soupir nous annonça que notre mère tant aimée nous avait quittées pour la Patrie éternelle. Nos lar­mes coulèrent résignées, car la volonté de Dieu s'accomplissait parmi nous.

Son visage prit après la mort un air de beauté majestueuse ; elle paraissait dormir, d'un paisible sommeil. Le bon Maître nous a fait la grâce de pouvoir, avec tout l'amour filial de notre coeur, la revêtir nous-même de sa dernière parure et déposer sur son front, que les années avaient respecté, la couronne de sa cinquantaine ; elle était toute composée de pensées et de coeurs.

C'était le lundi quinze janvier, fête de saint Paul, premier ermite. A l'office nous avions récité cette leçon consolante qu'on peut si bien lui appliquer : « Nous savons que si cette maison de terre que nous habitons vient à se dissoudre, Dieu nous donnera dans le ciel une autre demeure, une maison qui ne sera pas faite par la main des hommes et qui durera éternellement. »

Le lendemain nous l'avons exposée au choeur. De tous côtés de pieux amis s'empressèrent de nous envoyer des bouquets. Notre fidèle jardinier, qui avait pour cette mère vénérée un tout respectueux attachement (c'était elle qui l'avait toujours guidé dans son travail), lui porta des gerbes et des couronnes de camélias blancs, qu'il arrosait de ses larmes. Enfin c'était un concert unanime de regrets !... Nos ouvriers, à qui elle avait donné de si bons conseils, la pleuraient avec nous. De toute part s'élevait l'éloge de notre bonne mère.

Les obsèques ont eu lieu le mercredi dix-sept. Dans notre humble chapelle, une foule sympathique, parmi laquelle on remarquait les nièces de notre regrettée défunte et un grand nombre d'amis, s'unissait à nos prières. Notre digne aumônier et plusieurs ecclésiastiques, religieux et religieuses nous ont fait l'honneur d'assister aux funérailles. Le deuil était con­duit par notre vénéré Père Supérieur. Nous avons eu nous-même la grâce de pouvoir présider au choeur malgré la maladie, et de déposer sur son vénérable front notre dernier et respec­tueux baiser ; mais quand il nous fallut baisser son voile pour la grande retraite et nous rési­gner à la voir sortir de ce cher Carmel pour lequel elle a tant travaillé, tant souffert, ce fut pour notre coeur un dernier et bien douloureux sacrifice. Il nous eut été bien doux, en effet, de garder à l'ombre de ce pieux oratoire du Sacré-Coeur qu'elle a tant aimé les restes mortels de notre bonne mère.

Maintenant qu'elle nous a quittées, nous la voyons partout, et notre consolation est de penser que déjà s'accomplit en elle ce verset du Psaume XVI qui la faisait tressaillir chaque fois qu'on le récitait à Matines : Je serai rassasié quand votre gloire m'apparaîtra.

Ne nous est-il pas permis de présumer aussi que les saints Pères du désert, qu'elle a honorés toute sa vie par une si constante dévotion, sont venus la consoler au redoutable pas­sage du temps à l'éternité et accompagner son âme au tribunal du Souverain Juge.

Nous espérons donc que notre très honorée mère a trouvé pleine de douceur cette rencontre avec l'Époux des Vierges et que ce Jésus qu'elle a si vaillamment servi pendant plus d'un demi-siècle, l'a fait boire à longs traits à la source des joies éternelles en lui ouvrant son Divin Coeur. Cependant comme il faut être si pur pour paraître devant le Dieu trois fois Saint, qui trouve des taches dans ses anges mêmes ; nous vous prions, ma révérende mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres ; le chemin de la Croix ; les six Pater de l'Imma­culée Conception ; une prière au Sacré-Coeur de Jésus ; une invocation à notre sainte mère Thérèse, dont elle était si heureuse de porter le nom ; à notre père saint Jean de la Croix ; à saint Paul, premier ermite ; à saint Antoine et à tous ses chers pères du désert. Son âme si bonne et si reconnaissante vous le rendra certainement, ainsi que nous qui avons l'honneur de nous dire au pied de la Croix et avec un profond respect,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante,

Soeur Marie-Baptiste

Rel. Carm. ind.

De notre Monastère de la Sainte Mère de Dieu et de notre Père saint Joseph, des Carmélites de Limoges.

Ce 12 février 1894.

 

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