Carmel

11 Mars 1893 – Dorat

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble Salut en Notre Seigneur Jésus-Christ.

Nous avons déjà réclamé les suffrages de notre Saint Ordre pour l'âme de notre vénérée et bien-aimée Mère Apollonie-Marie-Thérèse du Saint Enfant Jésus, première professe de notre Monastère ; elle était âgée de 63 ans, et avait 36 ans de vie religieuse.

Nous voudrions aujourd'hui, ma Révérende Mère, nous édifier avec vous au récit de cette vie toute faite d'humilité, d'abnégation, de dévouement. La mort de notre chère Mère fait parmi nous un vide immense que nous sentons chaque jour davantage, mais elle laisse cependant dans nos âmes, avec nos plus vifs regrets, des pensées pleines d'espérance et de consolation.

Notre vénérée Mère appartenait à une excellente famille de Montmorillon. Son père et sa mère étaient deux vaillants chrétiens d'ancienne race, qui n'avaient rien tant à coeur que d'élever leurs enfants dans les principes d'honneur et de piété qui les caractérisaient et dont ils étaient les parfaits modèles. Ils furent d'abord cruellement éprouvés; leurs premiers enfants, accueillis avec une si vive joie, vécurent seulement

assez pour recevoir le Saint Baptême. La jeune femme surtout était désolée; un jour qu'elle épanchait sa douleur dans le coeur d'une Sainte Religieuse, celle-ci lui dit : « Ayez confiance, persévérez dans vos prières, Jésus les exaucera. » Cet encouragement devint une prophétie. Cette femme si forte, si généreuse, devait se voir plus tard l'heureuse mère de douze enfants doués des plus riches qualités du coeur et de l'esprit.

Notre chère Apollonie était la plus jeune de ses soeurs, qui la nommaient leur Benjamine ; sa santé était si délicate qu'il fallut l'entourer durant sa première enfance de soins continuels. L'aînée de ses soeurs, sa marraine, fut chargée de sa première éducation, tâche aussi attrayante que facile, car l'enfant était d'une intelligence très précoce, avait un coeur excellent, un caractère enjoué, mais plein de douceur. Plus tard, ces souvenirs de son enfance seront un sujet d'humiliation pour notre chère Mère. « Hélas! dira-t-elle tristement, vive comme je le suis devenue, qui reconnaîtrait en moi cette douceur d'ange de mes premières années. » Sa pieuse soeur s'appliqua à lui inculquer de bonne heure une vive horreur du péché, si bien qu'un jour son vénérable père la voyant fondre en larmes et lui en demandant la cause, elle répondit de sa petite voix toute pleine de sanglots : « Ah ! c'est que j'ai sept ans » depuis ce matin, et maintenant je puis offenser le bon Dieu avec entière connaissance de cause.»

Notre Seigneur, qui avait vu la crainte et les larmes de sa petite élue, la préserva de ce malheur, et nous aimons à croire qu'elle ne perdit jamais la grâce de son baptême. Son enfance s'écoulait toute simple et joyeuse au milieu de cette nombreuse et brillante jeunesse, que les amis invités à la table de cette famille vraiment patriarcale se plaisaient à comparer aux jeunes plants d'oliviers dont parle le Roi-Prophète.

A onze ans elle fut admise à la première communion, et de ce jour data pour elle l'appel à la vie religieuse. Elle sentit qu'à celui qui daignait se donner avec cette plénitude, elle devait appartenir sans mesure. Son éducation, confiée aux Dames de l'Union Chrétienne de Poitiers, ne fit que développer ce précieux germe. A la pension, comme dans sa famille, l'esprit élevé de la jeune fille, l'exquise bonté de son coeur, la firent chérir de ses maîtresses, qui la comptaient au nombre de leurs meilleures élèves, et de ses compagnes, qui voyaient en elle une amie toujours prête à leur être agréable.

Rentrée à dix-sept ans dans la maison paternelle, en même temps que cette soeur qui devait être la compagne inséparable de sa vie jusqu'à son entrée dans le cloître, elle gardait dans son âme le secret de sa vocation, qu'elle n'osait confier à ses parents ; car, s'ils avaient été d'abord contristés par les refus constants d'Apollonie aux propositions les plus séduisantes d'un établissement dans le monde, ils avaient fini par s'en consoler, par s'en réjouir même, pensant qu'elle resterait près d'eux comme leur ange gardien, la consolation et le charme de leur vieillesse.

Sa tendresse filiale répugnait d'autant plus à leur enlever cette douce illusion qu'elle n'était pas encore bien fixée sur le choix de l'Ordre qu'elle embrasserait. Le Carmel avait bien ses préférences, et l'une de ses soeurs avait déjà, depuis plusieurs années, revêtu l'austère bure de Sainte Thérèse, mais comment oser aspirer à devenir la fille de la grande réformatrice avec une santé si délicate? Puis comment parler d'une nouvelle séparation alors qu'on ne pouvait évoquer le souvenir de la chère absente, sans provoquer des flots de larmes? Aussi quand, après plusieurs années d'attente et des hésitations sans nombre, la pauvre jeune fille s'ouvrit de son projet à ses proches, en leur demandant leur bénédiction, elle les trouva absolument inflexibles dans leur refus; quelques-uns des prêtres, consultés par elle à ce sujet, lui conseillaient aussi de fermer les yeux à ses vieux parents avant de prendre son essor vers le lieu de son repos. Au dedans, cependant, la voix de Jésus ne cessait de se faire entendre à son âme, et par des touches de grâce, aussi délicates qu'intimes et secrètes. Il la pressait de dire un éternel adieu au monde.

La pauvre aspirante passait par des angoisses indicibles et sans cesse renaissantes, lorsque enfin on lui conseilla d'aller s'ouvrir de sa vocation à Monsieur l'abbé Gay, alors vicaire général de Monseigneur Pie, évêque de Poitiers. Elle trembla bien un peu à cette pensée : elle avait entendu parler de Monsieur Gay comme d'un homme si éminent, qu'elle se croyait audacieuse et téméraire de solliciter ses avis.

Cependant, l'espoir d'une décision favorable à ses désirs lui donna courage, et elle alla frapper à sa porte. Si le grand air du Saint Prêtre l'intimida d'abord, sa bonté toute paternelle la mit bientôt à l'aise; et elle lui exposa avec la plus grande simplicité l'état de son âme, ses aspirations et ses difficultés. Monseigneur Gay reconnut la réalité de son appel à la vie du Carmel, et après mûres réflexions il finit par lui donner une de ces décisions dont il n'avait d'ordinaire ni le goût ni la coutume. Il l'engagea à épargner à ses excellents parents les déchirements des derniers adieux en entrant au Couvent sans retourner dans sa famille.

Restait le choix du Monastère qui, on le sait, a une grande importance. Monsieur l'abbé Gay approuva le sacrifice que voulut faire à Dieu la généreuse Apollonie en n'allant pas rejoindre sa soeur au Carmel de Poitiers, et après lui avoir proposé quelques autres maisons de notre Saint Ordre, voyant qu'elle ne répondait rien, il ajouta : « J'ai bien une petite fondation au Dorat, mais elle est si récente et dans un tel état de pauvreté que je ne vous en parle pas. » Pourtant, sur les instances de notre future Carmélite, il lui donna à lire les premières feuilles de l'humble chronique du nouveau Monastère qu'il écrivait. Cette lecture fit sur la chère postulante la plus vive impression ; à mesure qu'elle avançait, son attrait croissait pour le Carmel du Dorat. Tout la charmait dans ce récit, et le nom de Nazareth, donné par notre Révérende Mère Thérèse-Madeleine du Calvaire, Prieure du Carmel de Limoges et notre fondatrice, de sainte mémoire, achevait de gagner son coeur. Ce nom réalisait son rêve : c'était cette vie de Jésus, humble, pauvre, cachée, laborieuse, toute fermée au monde et tout ouverte à Dieu, pleine de silence et d'adoration, qu'elle avait toujours entrevue; aussi demanda-t-elle à Monsieur l'abbé Gay de vouloir bien l'admettre au nombre de ses nouvelles Filles, ce qui lui fut accordé.

La voie ferrée qui relie Poitiers à Limoges, passant par Montmorillon et le Dorat n'existait point encore, il fallut donc que notre voyageuse prît la voiture publique, qui justement relayait à Montmorillon devant la maison paternelle; aussi, de crainte d'être reconnue, elle cacha son visage sous un épais voile, et son nom sous un pseudonyme. Nous exprimerions difficilement, ma Révérende Mère, le brisement de son coeur quand elle revit pour la dernière fois cette vieille habitation où s'était écoulée toute sa jeunesse; elle nous avouait qu'elle avait failli éclater en sanglots. Arrivée dans notre Carmel, fondé depuis six mois à peine, elle fut reçue par la vénérée Mère Marie-Joseph, notre première Prieure, de si douce mémoire, qui lui ouvrit en même temps et ses bras et son coeur. La postulante s'était fait précéder d'une lettre où, après avoir remercié la Révérende Mère de la charité qu'elle avait de l'admettre, elle ajoutait dans sa modestie, et faisant allusion à sa haute taille : « Vous serez bien étonnée de voir une si petite âme dans un si grand corps. » La Prieure ne fut pas de cet avis, elle devina tout de suite quel sujet d'espérance Notre Seigneur lui envoyait, et, dès ce premier moment, il se forma entre la mère et la fille un de ces liens intimes que les années ne firent que resserrer.

Ma soeur Marie-Thérèse, c'est ainsi que notre vénéré Père Fondateur l'avait nommée à sa grande joie, ne trouva d'abord que des douceurs dans sa nouvelle vie ; l'oraison lui paraissait délicieuse, l'office divin la ravissait; elle ne connaissait pas le latin, mais son intelligence vive et facile lui donnait une telle aptitude pour la langue de l'Eglise qu'elle eût bientôt compris tous les psaumes pour lesquels elle avait un attrait et des lumières particulières. Sa bonne volonté, sa simplicité, sa franche et joyeuse humeur, eussent fait oublier qu'elle allait atteindre sa trentième année si son entente des choses matérielles et une sérieuse expérience des affaires n'avaient rappelé qu'elle touchait à l'âge de la maturité.

Aussi, quand arriva le jour si désiré de sa profession, notre vénéré Père Fondateur prêcha sa prise de voile avec un bonheur d'autant plus grand qu'elle était la première novice qui le recevait de sa main, Monseigneur l'évêque de Limoges l'ayant délégué à cet effet.

Cependant, ma Révérende Mère, le noviciat de notre chère Soeur Marie-Thérèse devait être abrégé à son grand regret; un an après sa profession, elle fut nommée Dépositaire, la soeur qui remplissait cette charge ayant été rappelée à Limoges, son berceau religieux. Notre nouvelle Dépositaire était née pour le maniement des affaires; dans cet ordre de choses rien ne l'embarrassait; avec une habileté rare elle pourvoyait aux besoins de la jeune Communauté, et toujours dans cet esprit de pauvreté qui sera le cachet distinctif de toute sa vie. Ses supérieurs se louaient donc de lui avoir témoigné une confiance qui pouvait sembler prématurée, et elle leur devenait de plus en plus chère. C'était pour son coeur ardent et généreux un bonheur très vivement senti ; aussi, dans des moments de saint épanchement aux pieds de Notre Seigneur, elle s'en plaignait ainsi à Lui : « Mon Jésus, je suis trop heureuse, j'ai honte de tant jouir à votre service, voici mon Père et ma Mère sur l'autel de mon coeur, j'en fais le sacrifice. » Notre Seigneur devait trop tôt accepter le généreux dépouillement. La santé si délicate de la chère Mère Prieure donnait des craintes sérieuses. Soeur Marie-Thérèse, infirmière en même temps que Dépositaire, prodigua les soins les plus intelligents et les plus dévoués à sa Mère chérie durant plusieurs années, mais Dieu avait résolu de rappeler à Lui cette Mère encore jeune et déjà consommée en vertu. La petite famille devenue orpheline sentit vivement sa douleur, mais nulle ne fut atteinte comme notre chère Soeur Marie-Thérèse. Son grand courage porta vaillamment l'épreuve; elle renouvela le sacrifice si généreusement offert à Notre Seigneur et elle se montra pour la vénérée Mère Thérèse de Jésus, envoyée de Limoges à la Communauté désolée, une fille aimante et docile, mais son coeur demeurait brisé           

A peu près vers cette époque, ma Révérende Mère, commença pour cette âme, que Jésus voulait purifier dans le creuset des peines intérieures, une phase si persistante qu'elle devint comme son état habituel. C'était une souffrance intime, indéfinissable et une sorte de sécheresse qu'elle portait à l'Oraison, à la Communion, dans la récitation du Bréviaire; Jésus se cachait inexorablement et des distractions sans nombre l'assaillaient, ne lui laissant aucun instant de répit. Elle ne croyait profiter d'aucune grâce faite à la Communauté : les Retraites, les Expositions du Saint-Sacrement, les visites de notre Père Supérieur et Fondateur la laissaient souvent dans ce cruel état d'âme; aussi ne craignait-elle pas de dire, dans l'intimité, faisant appel à une comparaison toute profane qui rendait bien sa pensée: « Je subis le supplice de Tantale, l'eau de la grâce m'environne, elle monte jusqu'à mes lèvres, mais je ne puis m'y désaltérer.» Alors les tentations les plus pénibles fondaient sur elle avec une violence que personne n'eût soupçonnée, tant elle avait le courage de tout cacher au plus intime de son âme ; elle se demandait si elle était bien vraiment dans sa voie, si elle n'occupait pas la place d'une religieuse plus fervente, si Sainte Thérèse, sa mère et sa patronne tant aimée, ne la renierait pas un jour pour sa fille; et quand elle voulait parler de cette universelle désolation à notre Père, pour qui elle avait une vénération et une confiance sans bornes, elle ne trouvait pas de termes pour la lui exprimer; cette ouverture d' âme, qui lui avait été si douce et si précieuse, devenait son supplice et ne lui apportait aucun soulagement sensible.

Cependant, ma Révérende Mère, après s'être acquittée durant six années de sa charge de Dépositaire avec un zèle qui ne se démentit pas, elle fut nommée Sous-Prieure. Dans ses nouvelles fonctions, elle ne montra ni moins de générosité, ni un moindre désir de se dépenser tout entière : Sa belle voix, pleine de justesse et d'harmonie, conduisait le choeur, et sa Mère Prieure trouvait en elle un dévouement de tous les instants.

Six ans plus tard, malgré ses prières et ses larmes, notre chère soeur Marie-Thérèse fut élue Prieure. Se donner alors à chacune de ses Filles, s'occuper avec la plus touchante sollicitude de nos santés, de nos familles, fut pour elle un soulagement et lui fit supporter avec courage le poids de cette charge dont son humilité se sentait écrasée. Mais bientôt un concours de circonstances imprévues rendit son Priorat tout particulièrement douloureux. Nous vîmes notre pauvre Mère comme accablée de tristesse, offrir à notre Père Supérieur une démission qu'il n'accepta point ; mais ce ne fut qu'à l'expiration de ses trois années de Priorat qu'elle recouvra sa liberté en rentrant dans la charge de Dépositaire, qu'elle a occupée vingt-quatre ans à diverses reprises ; là elle était vraiment dans son élément. Son souvenir rappellera toujours parmi nous le type achevé de la Dépositaire. Il y a douze ans, à l'époque de la reconstruction de notre Monastère, elle étonna les hommes de l'art par ses aptitudes et ses observations aussi fines que judicieuses; et si, parfois, une discussion s'élevait entre elle et notre habile et dévoué architecte, la victoire restait souvent à notre chère Mère Marie-Thérèse.

Avec sa sagacité et son esprit ingénieux, elle sut improviser, de concert et sous la direction de sa Mère Prieure, qui d'ailleurs se confiait pleinement en elle, une véritable clôture qui ne laissait rien à désirer dans la petite maison que nous dûmes habiter pendant dix-huit mois.

Les épreuves intérieures, l'épreuve aussi d'une santé toujours délicate et que de fréquents accès de fièvre rendaient plus précaire encore, ses absorbantes occupations extérieures avaient surexcité la vivacité de son caractère, et, parfois, quelques inégalités d'humeur se faisaient sentir dans les rapports si fréquents que nous avions toutes avec elle, à raison de sa charge. Nulle n'en gémissait plus qu'elle; elle s'en accusait au chapitre avec un accent convaincu et touchant ; elle en demandait pardon à sa Mère Prieure à tout propos, et ce n'était pas sans retenir un sourire qu'on écoutait ses plaintes amères contre elle-même, car la chère Mère réparait ses torts avec tant de spontanéité qu'on demeurait édifiée en la voyant se jeter si facilement aux genoux de celle de ses Soeurs qu'elle croyait avoir contristée.

Mais, ma Révérende Mère, pendant que la chère Mère déplorait si fort ce qu'elle appelait son manque de vertu, et qui n'était qu'un premier mouvement tout-à-fait involontaire et sans gravité aux yeux de Dieu, ce Dieu d'amour affermissait dans son âme, à son insu, les grandes vertus chrétiennes et religieuses ; son esprit de foi devenait de plus en plus admirable ; au plus fort des angoisses de son âme, un mot de ses supérieurs la calmait, sans toutefois supprimer sa souffrance; c'est ce même esprit de foi en l'autorité qui encouragea si fort, il y a douze ans, nous nous en souvenons avec attendrissement et reconnaissance, une jeune religieuse, alors élue Prieure pour la première fois. Quand elle vit Mère Marie-Thérèse se jeter à ses pieds en lui baisant les mains et versant des larmes de joie, elle essuya les siennes, et se dit qu'avec de telles âmes la charge serait bien allégée. En effet, ma Révérende Mère, notre chère Mère fut, pour celle qu'elle avait nommée son enfant, d'une confiance sans bornes et d'une délicatesse de sentiments dont elle avait le secret. Et comme Jésus aime à faire les petits plaisirs des humbles, il exauça, à cette occasion, un des vifs désirs de cette âme; elle n'avait pu jusqu'alors avoir la consolation de composer elle-même les couplets traditionnels qu'elle était si heureuse de chanter à nos fêtes de famille; elle se mit de nouveau à l'oeuvre, et le succès dépassa ses espérances. Désormais, sa voix et ses paroles, en parfaite harmonie, rediront à son gré les sentiments de son coeur, et la joie de nos fêtes sera animée par ses charmants et spirituels couplets.

Elle portait ce même esprit de foi dans ses relations avec sa chère et si nombreuse famille : elle l'aimait d'un amour très tendre, mais très surnaturel ; c'était à cette lumière si sûre de la foi qu'elle jugeait tous les événements heureux ou tristes qui lui étaient annoncés, regardant surtout quelle gloire Dieu pouvait en tirer, quel fruit les chères âmes de ses proches y trouveraient. Elle leur parlait de sa sainte vocation avec un tel accent de conviction qu'ils n'ont jamais eu le moindre soupçon de ses peines intérieures, qui n'atteignirent point en effet cette cime de l'âme, où, malgré les luttes de la partie sensible, elle trouvait un austère et très réel bonheur.

 

Son humilité était très profonde et très vraie : s'estimer la dernière de ses Soeurs, qu'elle regardait comme de grandes contemplatives, tandis qu'elle se croyait à peine une pauvre Marthe, lui semblait si naturel, elle le répétait si naïvement, qu'on ne songeait même pas à l'en dissuader; elle avait le rare talent de prendre, sur le ton de la plaisanterie la plus finement malicieuse et la plus déconcertante, les louanges à son adresse : aussi ne s'avisait-on pas de les lui prodiguer, mais on savait rire de bon coeur lorsqu'à la récréation son heureuse mémoire lui fournissait quelque trait piquant à son désavantage.

La sainte pauvreté resta, nous l'avons dit, ma Révérende Mère, la note dominante de toute sa vie religieuse ; nous gardons comme reliques quelques-uns des objets à son usage : ils rediront aux plus jeunes jusqu'à quel mépris d'elle-même une Carmélite peut pousser cette belle vertu. Et cet esprit de pauvreté ne venait pas chez notre bonne Mère Marie-Thérèse d'étroitesse ou de parcimonie; elle avait le coeur très noble, très grand, très généreux, nous ne saurions trop le répéter; elle donnait- abondamment à nos Soeurs et à leurs offices, comme Dépositaire, ce qu'elle se refusait impitoyablement à elle-même. Peu à peu, et depuis longues années, elle avait si bien insinué à chaque officière que les choses les moins présentables étaient tout à fait de son goût, qu'on avait fini par trouver tout simple de les lui attribuer. Mais si, comme Infirmière ou Provisoire (car elle a été souvent chargée de plusieurs offices à la fois), elle faisait elle-même sa part, c'était bien pis encore, et il fallait souvent que sa Mère Prieure lui fit, sur ses pieux excès, d'amicaux reproches. Il se présente à notre esprit, ma Révérende Mère, de nombreux traits de sa vertu de prédilection, mais, vu leur nature, ils ne peuvent vraiment trouver place dans cette circulaire ; nous n'en citerons qu'un seul. Peu de temps après sa profession, sa soeur chérie, pleine de sollicitude pour sa faible santé et ses bras plus faibles encore, obtint la permission de lui donner des Bréviaires moins lourds et d'une apparence moins austère que les nôtres; cela ne faisait guère l'affaire de notre bonne Mère ; mais l'obéissance parlait, il fallait obéir. Aussitôt élue Sous-Prieure, elle avisa deux petites loupes aux poignets d'une jeune soeur ; elle alla aussitôt supplier sa Mère Prieure de lui permettre de donner ses Bréviaires, assurant qu'à l'aide de feuilles éparses elle en ferait pour son usage de fort convenables et pas lourds du tout. C'eût été la mortifier trop cruellement que de lui refuser cette permission, qu'elle demandait comme une grâce : elle lui fut accordée à la condition que la jeune Soeur rendrait les Bréviaires aussitôt guérie ; mais ce moment venu, il se peignit une telle peine sur le visage de la chère Mère qu'on laissa subsister l'échange, et elle a gardé jusqu'à sa mort ces pauvres vieux Bréviaires, que le grand pauvre d'Assise n'aurait pas désavoués.

Son amour pour Jésus-Christ avait quelque chose de cette pauvreté, de cette abnégation, de ce mépris d'elle-même ; elle l'aimait vraiment pour Lui-même, eu épouse virile, d'un amour plein de dévouement, fort comme la mort ; et quand son humilité lui permettait de se persuader que ce n'était pas sa lâcheté, son infidélité, qui causait l'absence de son Bien-Aimé, elle se réjouissait de le servir à ses dépens ; elle aimait sa volonté avec passion, et l'acclamait à toute occasion; les grands intérêts de l'Eglise et de la France faisaient vibrer jusqu'aux dernières fibres de son âme ; elle aurait voulu se sacrifier pour chacun : au moins se donnait-elle sans mesure à son Nazareth, qu'elle regardait comme le lieu de repos de son Seigneur et Maître ; elle était pour nous une amie sur laquelle nous pouvions toujours compter : elle nous rendait de continuels services. Comme elle avait rempli tous les offices de la maison, et qu'elle était ici dès les débuts de la fondation, elle savait l'histoire et la valeur de chaque objet. Nous n'en avons guère de précieux qui ne soit un don de Monseigneur Gay ; car, non content de consacrer à sa fondation une notable partie de son patrimoine, il voulut encore, par des bienfaits chaque jour renouvelés, compléter le détail de l'ameublement. Le Choeur, l'Oratoire, la Sacristie, la Librairie, devinrent tour à tour, et parfois simultanément, l'objet de sa paternelle sollicitude ; rien n'avait échappé à notre ancienne Mère, et son excellente mémoire avait pris note de toutes choses ; elle aimait à nous raconter au prix de quelles privations personnelles notre Père vénéré nous avait enrichies- pour nous donner tel vase sacré, par exemple, il avait sacrifié une saison d'eaux nécessaire à sa santé, toujours si délicate, tels grands tableaux étaient le prix d'un voyage aussi utile qu'agréable ; ces souvenirs excitaient en elle de tels sentiments de reconnaissance qu'à peine parvenait-elle à contenir son émotion; parfois c'était devant Monseigneur notre Père lui-même qu'elle les rappelait ; il souriait alors de son fin sourire tout empreint de bonté, et si les citations devenaient trop nombreuses : « Arrêtez-vous, Marie-Thérèse, lui disait-il, votre coeur vous égare, vous entrez dans le domaine de l'imagination et de la poésie. » Mère Marie-Thérèse obéissait ; mais, se tournant vers nous : « Plus tard, disait-elle, je vous conterai ce trait. » Notre Père s'en apercevait, lui reprochait d'un ton qu'il ne parvenait point à rendre grondeur l'imperfection de son obéissance, et, donnant le premier l'exemple, l'hilarité devenait générale. Pardonnez-nous, ma Révérende Mère, d'évoquer ici des souvenirs peut-être trop intimes, mais nous savons tant la vénération de notre Saint Ordre pour Monseigneur Gay, qui a eu la joie de lui rendre d'importants services, que nous nous sommes facilement laissé aller au charme que nous trouvons à parler avec vous de celui qui restera à jamais le Père et le Protecteur de notre humble Carmel, où nous n'avons pas de plus chère ambition que d'y conserver son esprit.

Vous le savez, ma Révérende Mère, il y a environ quatorze mois, notre Seigneur a retiré de l'exil son grand serviteur. Notre vénérée Mère Marie-Thérèse ressentit avec nous toutes l'immense douleur de cette irréparable perte; mais le jour môme des obsèques, elle eut une telle impression de la gloire de notre Père, il s'établit entre cette âme bienheureuse et la sienne un lien si intime que sa vie intérieure en fut toute transformée; elle sentait une telle protection et recevait une si grande abondance de grâces par cette intercession puissante qu'elle ne se reconnaissait plus elle-même. Elle pouvait chanter avec le prophète : « Je courrai dans vos voies parce que vous avez dilaté mon coeur », et encore : « Ma jeunesse s'est renouvelée comme celle de l'aigle ». Son détachement devenait plus grand sans que son coeur fût moins chaud ni moins dévoué; de plus en plus embrasée d'un ardent amour pour Jésus-Christ, l'oraison lui était un doux repos; les ouvrages de notre Saint Evêque, qui l'avaient toujours soutenue dans ses laborieux combats, lui semblaient remplis d'une onction plus pénétrante et d'une lumière plus vive; enfin, cette délicieuse vie de ses premières années de religion, qui avait été pour elle comme un avant-goût du ciel, lui était rendue avec tous les surcroîts de mérites acquis durant ses longues épreuves intérieures.

Au mois de novembre, elle fit sa retraite annuelle ; l'influence bénie de notre Père se fit sentir plus forte que jamais durant ces dix jours de solitude, et quand elle vint, au bout de ce temps, renouveler ses saints voeux entre nos mains, elle nous dit d'un air pénétré : « Il ne faut pas que tant de grâces restent sans fruits, apprenez-moi à cultiver généreusement cette union à N. S., à laquelle il m'appelle avec tant de force et de suavité, je me remets entre vos mains comme une toute petite enfant, je veux être votre Bambina », fit-elle en souriant avec une fine pointe malicieuse qu'elle savait ne devoir pas nous être désagréable.

A part cet état d'âme qui ressemblait à une consommation, rien ne pouvait nous faire prévoir que les jours de notre chère Mère étaient comptés. Sa santé nous avait bien donné, il y a un an, de réelles inquiétudes; mais peu à peu elle était sortie de cette crise et avait repris depuis plusieurs mois son niveau presque habituel. La nuit de Noël elle assista encore au choeur et vint chanter avec nous le Saint-Enfant de la Crèche. Elle avait une dévotion spéciale au mystère de Noël ; plusieurs fois, dans les phases douloureuses que son âme eut à traverser, l'Enfant Jésus s'était montré à elle tout éclatant d'une céleste beauté, dans des rêves qui devenaient de vraies grâces. Une nuit même, le Saint Enfant, pleurant sur les péchés des hommes, essuya de son doigt une de ses larmes et en signa le front de sa fidèle épouse, comme pour l'associer à ses douleurs ; elle se réveilla l'âme inondée de consolation. Le lendemain de Noël, notre chère mère fut reprise de son rhume chronique, auquel la fièvre vint se joindre : « C'est ma vieille compagne rhumatismale, nous dit-elle, quelques doses de quinine en auront raison. » Nous pensions comme elle, et n'avions aucune inquiétude; mais nous profitions des grandes licences pour lui faire de fréquentes visites, qu'elle accueillait toujours avec un petit cri de joie. Dans un moment d'intime épanchement elle nous dit : « Je ne suis guère malade, et cette maladie n'ira point à la mort; je pensais pourtant tout à l'heure que le moment serait bien choisi pour faire à Dieu le sacrifice de ma vie. Je suis si heureuse près de vous, notre Nazareth vit dans une si grande union ; ce nombreux et fervent noviciat me réjouit et me rajeunit. » Et nous continuâmes à nous entretenir des miséricordes de Jésus à notre égard. Cependant, ma Révérende Mère, deux jours se passèrent, et la fièvre ne cédait pas; nous priâmes le docteur d'ausculter notre chère Mère ; quelles ne furent pas notre surprise et notre douloureuse émotion quand il trouva l'état de la malade très grave ; une pneumonie se déclarait, et, malgré tous les soins les plus intelligents et dévoués, devait nous enlever en huit jours cette Mère bien-aimée. Comment vous dire, ma Révérende Mère, la générosité avec laquelle elle fit le sacrifice de cette vie à laquelle elle disait tenir deux jours auparavant. Quand nous répondîmes à ses pressantes questions, en lui disant l'imminence du danger, elle accueillit cette nouvelle avec la simplicité d'une enfant : « Que Jésus fasse ce qu'il voudra, dit-elle, sa volonté est le paradis de mon âme; j'ai prié notre saint et vénéré Père d'arranger cette affaire avec lui. »

Elle fut durant cette trop courte maladie d'une patience, d'une dépendance qui touchait aux larmes nos chères Infirmières. Elle était dans une telle paix que sa conscience délicate s'en alarmait : « Mère, nous dit-elle, » croyez-vous que ce calme si profond, cette confiance sans bornes, ne soient pas une illusion dans une âme aussi imparfaite que la mienne ? » Et sur notre réponse que cet état était une grâce exquise de Notre Seigneur à son égard, elle rentra dans sa paix, à laquelle vint se joindre une grande joie à la pensée de quitter l'exil pour la patrie.

Chaque jour aggravait la maladie, et nous crûmes prudent de lui faire recevoir les derniers Sacrements. Quand nous lui en parlâmes, elle nous dit : « Est-il possible que le moment en soit déjà venu ? mais je n'ai pas beaucoup souffert! je voudrais que mon corps fut broyé par la douleur avant de mourir!... » Et il y avait une telle expression de regret dans ces paroles, que nous dûmes, pour la rasséréner, lui faire espérer la souffrance, à peu près comme on console d'ordinaire les malades en leur faisant entrevoir un meilleur lendemain.

Monsieur notre Aumônier, en qui elle avait une confiance toute filiale, vint, avec son dévouement accoutumé, la confesser, lui donner l'Extrême-onction et le Saint-Viatique, qu'elle reçut toute radieuse dans de grands sentiments de foi et d'amour.

Le lendemain, elle paraissait moins mal et put réaliser son désir en écrivant à sa chère famille les plus touchants adieux, leur donnant rendez-vous à tous dans le ciel. Le dernier billet, achevé à grand'peine, elle remit le crayon à sa chère Infirmière en demandant son Crucifix et disant avec un ineffable sourire : « Maintenant, c'en est fini » du côté de la terre, je n'ai plus besoin que de lui ! »

Pendant les deux jours qui suivirent, le mal semblait rester stationnaire, et un rayon d'espoir éclairait d'une pâle lueur notre âme brisée; nous aurions tant voulu conserver encore cette bien-aimée Mère, et nous demandions si ardemment à Dieu sa guérison !      

Monsieur l'abbé Gilbert, vicaire général de Limoges et notre Supérieur, qui semble avoir hérité du zèle de Monseigneur Gay pour notre Nazareth, comme il est l'héritier de son esprit et de sa doctrine, espérait aussi et priait avec nous: il avait tout d'abord distingué notre chère Mère et lui donnait toute son estime. Ses espérances, hélas! comme les nôtres, ne devaient pas être réalisées, et il a dû, comme nous, se résigner à un deuil qu'il a très vivement ressenti.

La troisième nuit fut si mauvaise que, dès quatre heures, nous fîmes donner le signal du réveil, et la Communauté se réunit dans la petite infirmerie qu'elle occupait depuis un an. Nous nous sentons impuissante, ma Révérende Mère, à vous décrire le spectacle que nous eûmes alors sous les yeux : notre bien-aimée mourante, dans la plénitude de ses facultés, toujours fidèle à sa complète abnégation d'elle-même, nous reprocha tendrement d'avoir fait devancer l'heure du lever, et commença, avec nous, les prières des agonisants, que nous avions déjà dites la veille à la même heure ; à mesure que nos soeurs répondaient aux litanies que la Sainte Eglise nous fait réciter à cette heure suprême, elle disait, elle aussi : Ora pro ea, oh ! oui, Ora pro ea, « pour cette pauvre vieille pécheresse si remplie de misères, mais si confiante en son Dieu. Et baisant le Crucifix qu'elle tenait sans cesse entre les mains : « 0 amour, disait-elle d'une voix entrecoupée, achevez votre oeuvre en moi, faites ce que je n'ai pas fait dans ma pauvre vie, c'est en vous que je me confie uniquement. » Puis, à l'exemple de notre Mère Sainte Thérèse à son lit de mort, elle récitait quelques versets du Miserere et surtout ces mots : Cor contritum et hmiliatum Deus non despicies ». Vers cinq heures et demie, elle reçut, pour la troisième fois depuis le commencement de sa maladie, le Saint-Viatique. Quand nous lui annonçâmes cette heureuse nouvelle, elle fut transportée de joie : « Oh! » c'est trop de grâces pour une vieille comme moi ; que je vous remercie. Mère, d'avoir tant de soin de mon âme ».

 

Après une courte et silencieuse action de grâces, les transports de son amour recommencèrent à s'exhaler en paroles brûlantes : « 11 est là, mon Jésus, disait-elle, il m'environne comme d'un manteau de gloire!... 0 amour!... il n'y a que Vous pour combler ainsi une âme ! ! ! Ah! je ne croyais pas qu'arrivée à ce moment suprême il fut si doux de mourir!... 0 amour! 0 amour! qu'il est donc délicieux de ne s'être attachée qu'à vous. » Et comme nous lui rappelions les grâces que notre Père Fondateur lui avait obtenues, regardant toutes nos Soeurs, elle dit, avec un accent pénétré de gratitude : « Oh! oui, croyez-y, et je n'ai pas tout dit, » ajouta-t-elle de son air finement mystérieux. Les heures passaient rapidement; nous étions toutes suspendues à ses lèvres...

Personne ne voulait s'éloigner, et comme la petite infirmerie pouvait à peine nous contenir toutes, l'une de nos Soeurs dit naïvement à ses compagnes : « Si notre Mère me disait qu'il n'y a plus de place pour moi, je demanderais à me blottir sous le lit plutôt que de sortir de cette atmosphère du Ciel. » En effet, ma Révérende Mère, nous sentions toutes une impression de grâce extraordinaire et dont nous n'avions aucune expérience; c'était comme le triomphe et la récompense de l'humilité, de l'abnégation des longues années d'épreuves; aussi, nous proposâmes à la chère Mère de chanter un cantique qu'elle aimait avec prédilection, composé par Monseigneur notre Père; arrivée au dernier couplet, qui traduisait si bien l'état actuel de son âme, une de nos jeunes Soeurs s'approcha tout près de son lit, et, d'une voix douce et pénétrante en même temps, elle chanta :« Tu vois bien que déjà ton amour me dévore ;  J'ai tout mis sous les pieds pour m'envoler vers toi ; Lorsque baigné de pleurs je regarde et t'adore, 0 j'entrevois tout un monde au-delà de ma foi C'est le Ciel qu'il me faut ; le Ciel, c'est ton visage, Le Ciel,c'est ton baiser, le Ciel, c'est ton bonheur, Sois-moi plus qu'un espoir, sois-moi plus qu'une image; Montre-toi, donne-toi, soyons un, mon Sauveur! »

Les lèvres de l'heureuse mourante essayaient de prononcer chaque parole, et son visage rayonnait de bonheur ; elle serrait fortement son Crucifix et tenait de l'autre main le cierge bénit ; alors, toute pleine des grandes pensées du symbolisme liturgique qui nous révèle dans cette cire et dans cette flamme l'image de l'humanité et de la divinité de Notre Seigneur, elle disait, portant ses regards de l'un à l'autre : « L'un , la continuation, l'image de l'autre ! »

 

Les chères novices qu'elle aimait tant voulurent avoir un mot, un conseil d'elle comme dernier souvenir : « Soyez toujours unies à votre Mère et à vos supérieurs leur dit- elle, et voyez Jésus en toutes choses ». Puis, comme nous lui demandions aussi une parole pour la Communauté, elle s'y refusa si humblement que nous n'osâmes pas insister; mais elle dit, en regardant toutes nos soeurs et s'adressant à Notre Seigneur d'un coeur ardent : « 0 amour ! donnez beaucoup de grâces à toutes ces chères âmes en retour de tout ce qu'elles ont fait pour moi ».

Cependant, ma Révérende Mère, sa parole devenait plus embarrassée ; nous la comprenions néanmoins et nous saisissions encore ces mots : « 0 amour!... 0 amour » si consolant, qui pourrait exprimer ce que ressent mon âme à ce moment suprême ! » Mon Jésus, prenez-moi ! » Et de ses deux mains étendues elle fit un de ces gestes si gracieux dont elle avait la coutume, nous disant d'un air absolument radieux et céleste : « C'est fini ! Adieu ! Adieu ! » Et elle regardait le Ciel comme pour nous y donner rendez-vous. Nous répondions par nos sanglots ; mais il se joignait à notre poignante douleur une telle espérance, que nous oubliions le moment de la séparation pour ne songer qu'aux joies éternelles.

L'agonie commença bientôt, et la chère mourante ne pouvait plus donner aucun signe; cependant, comme cet état semblait devoir se prolonger longtemps encore, nous allâmes, au coup de deux heures, entonner les premières Vêpres de l'Epiphanie. Les infirmières nous rappelèrent promptement, et comme nos Soeurs chantaient : « Lève-toi » Jérusalem, sois illuminée, parce que ta lumière est venue », la chère Mère exhalait son dernier soupir, comme pour répondre à cette invitation de son Bien-Aimé et monter — nous en avons la confiance — vers ce divin soleil de justice qui avait été la lumière de sa vie.

Les chers habitants de notre bien-aimé petit Dorat nous donnèrent, à l'occasion des obsèques de notre vénérée Mère Marie - Thérèse, les marques de cet affectueux dévouement qu'ils nous prodiguèrent d'une façon si touchante durant l'épidémie d'influenza que nous eûmes à traverser il y a un an et dont nos coeurs demeureront à jamais reconnaissants.

Chaque Communauté religieuse et chaque famille de la ville voulurent être représentées dans le cortège et se joindre à la nombreuse et pieuse famille de notre chère Mère, qui était venue accompagner à sa dernière demeure terrestre celle qui durant sa vie avait été pour chacun d'eux un modèle et un conseil. Nos ouvriers, qui connaissaient la Mère dépositaire depuis de longues années et en avaient reçu tant de marques d'intérêt, tinrent à honneur de déposer eux-mêmes le cercueil au lieu préparé pour le recevoir.

 

Nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter, par grâce, aux suffrages déjà demandés, une Communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres et l'indulgence du Via Crucis, et d'agréer les sentiments d'affectueux et religieux respect, avec lesquels j'ai la grâce d'être, ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre bien humble Soeur et Servante,

SR Thérèse de Jésus, R. C. I.

De notre Monastère de Nazareth des Carmélites du Dorat, le 11 mars 1893.

 

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