Carmel

11 Mai 1895 – Bordeaux

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur qui vient de cueillir un fruit mûr dans notre Carmel et d'imposer à nos coeurs un douloureux sacrifice en enlevant à notre religieuse affection notre chère Soeur Marie-Thérèse, doyenne de nos Soeurs du voile blanc. Elle avait soixante-sept ans, cinq mois et treize jours d'âge, et de religion, quarante-sept ans et six mois.

Ame de foi, de parfaite régularité et de dévouement, notre regrettée Soeur, résumait elle-même sa vie au Carmel, pouvait dire avec vérité, à la veille de son départ de ce monde : « Je me suis donnée... » Oui, elle s'est donnée durant sa longue carrière religieuse : donnée à Dieu qui a pu réduire sa riche et énergique nature au point où son amour voulait la réduire; donnée à sa bien-aimée Communauté qui a bénéficié, pendant près d'un demi-siècle, des précieuses qualités dont le Ciel avait si libéralement doté cette âme à la fois délicate et virile.

Le divin Jardinier, préparant de longue main la terre où devait germer cette plante destinée au Carmel, fit naître notre bonne Soeur Marie-Thérèse, le 18 novembre 1827, dans le Lot-et-Garonne, au sein d'un foyer modèle qui tenait à honneur de perpétuer lès traditions chrétiennes du passé, et où se gardait comme un titre de gloire le souvenir du dévouement des aïeux au salut des prêtres persécutés pendant la tourmente révolutionnaire de 1793.

D'intéressants épisodes auraient ici leur place, si nous ne craignions de dépasser les bornés d'une circulaire. Mais ce que nous pouvons dire sans sortir de nôtre sujet, ma Révérende Mère, c'est que ma Soeur Marie-Thérèse faisait remonter la grâce insigne de sa vocation au zèle de ses grands-parents pour la défense des confesseurs de la foi, qu'ils cachaient au péril de leur vie : attirant ainsi les bénédictions d'En Haut sur leur postérité.

Le beau nom de Marie fut donné à notre bien-aimée Soeur, sur les fonts du Baptême, l'avant-veille de la fête de la Présentation de la Sainte Vierge. Ce premier gage de la protection de l'auguste Reine des Cieux fût le prélude des faveurs dont la divine Mère entoura son, enfant du berceau à la tombe.

Vers l'âge de onze ans, la chère petite faillit être enlevée à la tendresse de ses bons parents par des fièvres continues. Mais Dieu, qui la réservait pour notre Saint Ordre et pour une longue vie de luttes et de mérites, fit jouer en sa faveur les ressorts de son admirable Providence : deux mendiants inconnus furent l'instrument dont II se servit pour lui rendre la santé, après dix-huit mois de maladie.

C'était au temps de la moisson. A l'heure où le père, la mère, les deux jeunes soeurs et le petit frère de Marie prenaient leur repas, un homme "et une femme, vêtus à la manière du pays, se présentèrent sur le seuil du logis et demandèrent l'aumône. Leurs habits quoique pauvres étaient d'une exquise propreté ; leur attitude modeste et digne avait un charme indéfinissable. — «Mes bons amis, leur dit l'excellent chef de la famille en leur présentant du vin et quelques aliments, je regrette de ne pouvoir faire davantage pour vous. En ce moment; je suis un peu gêné. Depuis un an et demi j'ai fait de grandes dépenses pour soigner ma fille aînée que vous voyez là, pâle et amaigrie. Je ne sais plus que faire... Elle refuse de prendre toute espèce de nourriture ; cela nous désole!... » — A ces mots l'étranger jeta sur la jeune malade un regard de tendre compassion et d'affectueuse bienveillance dont elle garda l'impression jusqu'à la fin de ses jours, puis, s'adressant au père affligé : « Si vous étiez riche, lui dit-il, je ne ferais rien pour vous; mais vous ne l'êtes point et vous donnez quand même aux pauvres ; aussi je vais vous indiquer un remède qui guérira sûrement votre fille. Alors, désignant une plante qui croissait dans le voisinage et marquant la manière simple et facile d'en faire une salutaire boisson, il rouvrit à l'espérance le coeur de la mère en larmes, et après avoir béni avec son humble compagne la charité de ses hôtes, il s'éloigna.        

Le lendemain, Marie prit le breuvage prescrit et à l'instant, totalement guérie de la fièvre, elle sentit revenir 1'appétit et des forces qui en firent la plus robuste jeune fille du pays.  

Quant aux mystérieux inconnus dont le père eût tant voulu retrouver la trace, nul ne les avait vus, aucun des groupes de moissonneurs qui remplissaient les champs d'alentour n'avait eu connaissance de leur passage.

Plus tard, au souvenir de cette scène qui lui avait laissé dans Pâme une si pro­fonde empreinte, notre chère Soeur se plaira à penser que les deux mendiants du Boa Dieu n'étaient autres que la Sainte Vierge et Saint Joseph. Quoi qu'il en soit de sa pieuse conjecture, il nous est doux de voir l'intervention divine se manifester à l'égard de celle qui devait si bien répondre aux desseins du Ciel.  

Occupée à seconder sa vertueuse mère dans les soins du ménage et à aider son père dans son métier de tisserand, Marie parvint à l'âge de quinze ans sans avoir con­senti à se rendre à l'école où ses parents désiraient la voir aller. — « Je n'irai, disait- plie, que lorsque des religieuses feront la classe dans notre commune ». - Était-ce un instinct secret qui la faisait s'obstiner ainsi à ne vouloir être instruite que ' par des âmes consacrées ? On pourrait le penser. Toujours est-il que, déjà grande, elle se mit sur les bancs de l'école, dès que les Soeurs de la Doctrine Chrétienne en eurent pris la direction, et que, grâce à son intelligence vive et pénétrante, elle sut en fort peu de temps ce que d'autres n'apprennent qu'en plusieurs années.

Bien que respectueuse envers les siens, la jeune Marie savait faire prévaloir son énergique volonté. C'était le trait saillant de son caractère. La piété ne la distinguait pas encore de ses compagnes d'adolescence. Cependant l'heure de Dieu ne devait pas tarder à sonner pour cette âme peu ordinaire ; mais auparavant une lutte allait s'en­gager : lutte vigoureuse entre la nature et la grâce, lutte couronnée d'un triomphe qui la jetterait sans retour dans les bras miséricordieux de son Sauveur.

Placée par ses parents chez une demoiselle, orpheline très riche et absolument indépendante. Marie devint bientôt l'objet de l'affection de celle-ci et la paya largement de retour. Malheureusement la maîtresse était mondaine et ne songeait qu'à se divertir. Toujours accompagnée de sa jeune et chère suivante, elle se livrait avec entraînement aux plaisirs. Toutes deux ne faisaient qu'une pour courir de fête en fête.

Un jour, peut-être pour changer de passe-temps, elles allèrent entendre la prédication d'un sermon. Quand le prêtre fut descendu de chaire, Marie, fortement pressée par une inspiration soudaine, voulut entraîner sa maîtresse au confessionnal où l'approche de Pâques leur faisait un devoir de se rendre. Ce fut en vain. Alors, suivant seule l'impulsion de la grâce, elle entre au Tribunal de la pénitence, se jette à genoux et, remuée jusqu'au fond dé l'âme par une touche secrète de l'Esprit Saint, fond en larmes et déverse aux pieds du prêtre sa conscience tout entière. C'était la victoire de Dieu. Transformée, renouvelée, elle n'était plus au monde, plus à elle- même : elle était à Jésus pour toujours.

Il fallait rompre les chaînes si douces qui la liaient, rentrer résolument dans sa famille pour s'y livrer aux exercices du travail et de la piété. L'énergique jeune fille n'hésita pas. Malgré les déchirements de son coeur, elle quitta tout, ne désirant plus qu'une chose : trouver Dieu et Dieu seul dans la vie religieuse.

Son excellent curé l'ayant confirmée dans sa vocation et ayant même obtenu le consentement de sa chrétienne famille, lui proposa d'entrer dans l'une des congrégations établies au sein des paroisses environnantes. Ce genre de vie ne répondant point aux aspirations de Marie, elle préféra attendre que la volonté de Dieu se mani­festât plus clairement à son égard. Elle se plaça de nouveau, choisissant cette fois des maîtres chez lesquels son âme pût suivre sans obstacle ses inclinations pour la piété devenue son unique attrait.

Préservée du naufrage où sa vertu aurait pu périr, la future fille de sainte Thérèse se sentait pressée de devenir apôtre et de ramener à Dieu les âmes qui s'éloignaient du salut. C'est ainsi qu'à cette époque de sa vie nous la voyons au chevet d'un mou­rant dont l'avarice tenait le coeur enfermé dans ses coffres. L'heure pressait... La mort semblait avancer à grands pas... Marie, comme un bon ange, veillait et disputait à Satan cette proie. A force de supplications elle fit accepter au moribond une médaille miraculeuse de l'Immaculée-Conception. Dès lors les dispositions de cet homme changèrent : il remit à sa femme la clé de son trésor, demanda et reçut les sacrements dé l'Eglise avec une profonde consolation et ressentit jusqu'à son dernier soupir une joie bien vive toutes les fois que la pieuse jeune fille vint le visiter.

Un autre fait qui nous paraît de nature à montrer plus encore son zèle pour la con­version des pécheurs, est celui-ci : Une jeune femme de sa connaissance qui vivait dans le désordre, fut atteinte, à l'âge de vingt-huit ans, d'une maladie de poitrine dont la marche rapide la conduisit en peu de temps aux portes du tombeau. Marie sut par le médecin que deux mois de vie restaient à peine à la malheureuse. Navrée de voir cette âme courir à sa perte, elle résolut de la sauver à tout prix. Renouvelant ses instances auprès de son Directeur, elle obtint enfin la permission d'aller la voir. Aussitôt, elle franchit la distance de plusieurs lieues et, accompagnée seulement de son petit frère, un enfant de neuf ans, se présenta un jour de fête -locale, sur le seuil de l'auberge tenue par la pauvre égarée. La salle était remplie de gens avinés dont le seul aspect aurait fait reculer toute autre moins résolue qu'elle. — « Où est la maîtresse de la maison ? dit-elle avec son air imposant ; j'ai besoin de lui parler. » A la vue de cette grande et belle jeune fille, si fièrement retranchée dans sa dignité comme dans une tour inac­cessible, ces hommes se lèvent respectueusement et assistent silencieux à une scène d'un genre bien nouveau pour eux. La coupable est là, pâle, défaillante, subissant malgré elle l'ascendant d'une puissance mystérieuse. Marie lui parle des jugements de Dieu, de l'Eternité, où elle ne tardera pas à entrer, de son âme qu'elle précipite aux abîmes par sa conduite criminelle... C'en est fait : la pauvre femme est touchée jus­qu'au fond du coeur, et, chose merveilleuse ! l'ignoble bande qui l'entoure s'incline avec elle devant les, énergiques remontrances de la jeune fille devenue apôtre. Le len­demain, la scandaleuse auberge était fermée et la brebis égarée retournait au bercail de sa famille, où Marie lui avait ménagé un bienveillant accueil. Deux, mois après, elle s'éteignait dans les plus consolantes dispositions, en bénissant avec reconnaissance sa dévouée bienfaitrice.

Marie allait atteindre sa vingtième année; son Directeur voulant seconder ses désirs de vie cloîtrée, lui parler des Trappistines, des Clarisses, des Carmélites, lui laissant le choix de l'Ordre qui lui conviendrait davantage. Lille n'en connaissait aucun ; mais se souvenant qu'un jour de fête de N.-D. du Mont Carmel, elle avait entendu, au sortir de l'Eglise, deux femmes s'entretenant des avantages du Saint Scapulaire et se réjouis­sant à la pensée que des religieuses vouées à la prière et à la pénitence portaient ce saint habit et associaient à leurs mérites ceux qui en étaient revêtus, la chère aspirante répondit spontanément à son vénéré pasteur : « C'est Carmélite que je yeux être. »

Carmélite, et parfaite Carmélite, elle devait l'être en effet. Présentée à notre Carmel par son digne Père spirituel elle fut acceptée, et notre regrettée Mère Catherine, de sainte et si douce mémoire, comprit, en la recevant, quel trésor le Ciel nous donnait. Elle entra dans la clôture le 6 Novembre 1847 et fut appelée du beau nom de Soeur Marie-Thérèse. Sous les auspices de ses deux Mères d'En Haut, la vaillante enfant parcourut à grands pas la carrière de son postulat et de son noviciat. Traitée en âme forte par notre vénérée Mère, elle franchit les obstacles sans s'arrêter dans sa course et prit le saint Habit le 13 Novembre 1848. L'année suivante, au mois de, Septembre, elle eût le bonheur d'être admise à la grâce de la Sainte Profession et de passer son. examen. Jusque-là une intime assurance lui faisait penser qu'elle toucherait infaillible­ment au port. Mais Dieu se plut à substituer l'épreuve de la crainte aux joies de la confiance.

Son année dé probation terminée, elle suppliait souvent notre bien-aimée Mère Catherine de lui faire prononcer ses saints Voeux. Cette habile Maîtresse des âmes, sachant sur quel terrain elle édifiait, feignait de trouver la novice trop indigne et me­naçait de la renvoyer. Sept mois bien longs pour la Fiancée du Christ s'écoulèrent ainsi. Les réparations qu'avait nécessitées notre ancien Monastère (seul motif de ce retard), étant achevées, ma Soeur Marie-Thérèse fût appelée enfin à célébrer ses Epousailles mystiques avec Jésus, le 5 mai 1850, en la fête de Saint Ange, notre glorieux martyr.

Quarante-cinq ans plus tard, la même date devait marquer pour elle le jour de son admission au banquet des noces de l'Eternité.

Arrivée au premier terme de ses voeux, l'heureuse novice était bien payée de ses labeurs et de son attente : Se lier irrévocablement à Dieu étant tout son désir. De son côté, la Communauté voyait avec bonheur cette jeune Soeur devenir définitivement sienne. Elle avait tant fait déjà pour sa famille religieuse !

Il n'était pas jusqu'à nos vénérées devancières, depuis longtemps descendues dans la tombe, qui ne lui dussent de la reconnaissance.

Le caveau de notre vieux Carmel avait eu besoin, comme 1$ reste des bâtiments, de réparations urgentes. Pour les réaliser il fallait exposer la dépouille de nos chères défuntes aux mains plus ou moins profanes des ouvriers. Cette pensée ne put être admise par l'une de nos Soeurs, qui s'offrit à accomplir seule ce funèbre labeur. Mais le coeur lui ayant manqué après une heure d'essai, notre courageuse novice demanda à l'aider, et durant plusieurs jours, avec une force d'âme admirable, elles vécurent dans cet asile de la mort, touchant un à un les ossements que ne recouvraient plus les cercueils vermoulus et s'inspirant de cette vue salutaire pour méditer les vérités éternelles.

De telles impressions se gravèrent si profondément dans l'âme sérieuse de notre bien-aimée fille que, peu de jours avant de nous quitter, elle nous disait ressentir encore ce qu'elle avait éprouvé dans ces heures pleines de mystère où le créé lui paraissait si loin et les choses de l'autre monde si près.

Ma Soeur Marie-Thérèse avait bien mérité de la Communauté, vous le voyez, ma Révérende Mère. Elle n'était pourtant qu'au début de cette longue carrière reli­gieuse que nous voudrions vous dépeindre sous son vrai jour, avec ses travaux incessants, ses constantes fidélités et ses crucifiantes épreuves.

En elle apparaissait un de ces types anciens de Soeur du voile blanc qui ne sont qu'esprit de foi devant Dieu et devant les Supérieurs, respect devant les Soeurs du choeur et dévouement toujours.

C'était une Règle vivante, une âme de devoir et de devoir parfaitement accompli. L'ordre, la propreté reluisaient à la cuisine et dans tous les offices confiés à ses soins. Sans jamais avoir l'air de s'empresser, elle atteignait à tout, servait ponctuellement la Communauté, remettant à mesure chaque chose à sa place et laissant ses compagnes dans une perpétuelle admiration devant son organisation vraiment hors ligne.

Dure à elle-même, attentive aux besoins des autres, exacte à pratiquer la sainte pauvreté, elle était irréprochable dans l'accomplissement des devoirs de son humble état.

Tout ce qui sortait de ses mains (et Dieu seul a pu compter ce qui en est sorti), avait un cachet de perfection inimitable. Rien ne paraissait avoir été touché dans ses ouvrages ; aussi ne contrôlait-elle jamais sans y voir un défaut le travail des jeunes Soeurs qu'elle formait : ce qui désespérait souvent la bonne volonté de ses élèves et leur faisait trouver bien rigide sur ce point leur vénérée doyenne.

Le désir de la perfection en tout que son adresse extraordinaire lui permettait d'atteindre avec facilité, était la cause de ses exigences en cette matière. De plus, sérieuse par caractère, elle ne comprenait pas qu'une âme appelée à la vie religieuse, fût-ce une novice de dix-sept ou dix-huit ans, fit les choses tant soit peu à la légère. De là, son air sévère qui devenait une leçon en certaines rencontres et mettait du poids, dans celle qui avait donné lieu à la remontrance.

Hâtons-nous de dire que cette rigueur apparente était compensée par une bonté réelle, une charité profonde, dont les témoignages ne consistaient point en paroles, mais en actes.

Lorsqu'il s'agissait des malades, elle n'avait pas de repos que tout ne fût disposé pour leur soulagement. Elle s'ingéniait afin de leur rendre moins pénible la vie d'infirmerie, passait les nuits à leur chevet avec un dévouement qui donnait, sans compter. Robuste, avant que l'infirmité ne vînt la frapper elle-même, elle transportait seule, sur ses bras vigoureux, les Soeurs les plus grandes, et cela avec une telle délicatesse de mouvements qu'on ne se sentait pas touchée, pour ainsi dire. L'ordre, la propreté la distinguaient, là surtout.     

Les services qu'elle a rendus à L'Infirmerie, particulièrement à certaines époques, resteront inoubliables pour celles qui en ont été les témoins ou l'objet. Dieu 1'en récompensera magnifiquement, nous n'en doutons pas.

Notre bien-aimée fille déployait souvent les ressources de son ingénieuse chante pour faciliter à ses chères compagnes leurs travaux les plus pénibles. Métiers, mécaniques, instruments, ustensiles étaient fabriqués ou perfectionnés par elle dans ce but. La veille même du jour où elle s'alita, cet hiver, on la vit parcourir péniblement les endroits du Monastère où elle comptait trouver une certaine pièce de bois destinée dans sa pensée à l'achèvement d'un dévidoir qu'elle termina en effet et que nos bonnes Soeurs du voile blanc aiment à regarder commue le dernier ouvrage de leur vénérée doyenne, tant regrettée.

Rien jamais ne déconcertait le génie inventif de ma soeur Marie-Thérèse. Du même coup d'oeil, son regard embrassait les difficultés et le moyen de les vaincre, et sa ferme et persévérante volonté menait toujours à bonne fin l'entreprise conçue par son intelligence. On eût dit qu'elle avait appris toutes choses. Cette habileté universelle, vous le comprenez, ma Révérende Mère, nous la rendait bien précieuse. Nos chères Filles du voile blanc, qui lui doivent en partie leur science de tous les métiers, ne peuvent assez bénir Dieu d'avoir été formées aux devoirs de leur laborieuse condition par cette incomparable doyenne.

Dans les moments d'embarras elle était leur conseil et leur guide, et la ressource 4e ses Mères Prieures. A l'époque de la translation de notre Monastère, elle aida notre bien-aimée Mère Catherine à tout organiser dans la petite maison de louage ou dut séjourner la Communauté pendant dix-huit mois ; et, grâce à leurs efforts et à; leurs soins réunis, tout fut parfaitement disposé pour l'observance régulière.

11 n'est pas jusqu'à la taille des arbres fruitiers et de la vigne que ma soeur Marie- Thérèse ne sût exécuter, à défaut de jardinier. Ce dernier talent elle le tenait de son père qui, regrettant que l'aînée de sa famille ne fût pas un fils, avait voulu initier sa chère Marie aux travaux de ce genre.

Mais il est un autre travail que notre fille très aimée devait accomplir en même temps dans le jardin de son âme : elle s'en acquitta avec générosité. Douée d'un dis­cernement plein de rectitude et de perspicacité, elle voyait d'un coup d'oeil tout ce qui aurait dû se taire ici ou là. Cependant il fallait garder l'esprit de mort ! Aussi que de luttes intimes sur ce point !... Et quand nous la reprenions d'avoir dépassé les bornes» dans ses jugements, avec quelle humilité et quelle soumission de coeur elle nous remerciait de lui avoir donné la vraie lumière sur son propre compte !

Oui, notre regrettée soeur Marie-Thérèse était une véritable religieuse qui n'a jamais été un sujet de peine pour ses Mères Prieures. Qu'elles fussent anciennes ou jeunes, le même esprit de foi l'animait envers elles et la mettait à leurs pieds et dans leurs mains comme un enfant d'obéissance. L'attitude pleine de révérence et l'air épanoui qu'elle prenait en nous voyant, nous disaient assez qu'elle envisageait Dieu dans la personne de ses supérieurs, et souvent, au début de notre priorat, nous éprouvâmes une religieuse consolation A la vue de cette vénérable ancienne si ouverte, si simplement confiante à l'égard de sa nouvelle Mère. Aussi, malgré la douleur que nous ressentons devant cette tombe à peine refermée, un bien doux sentiment se mêle à nos maternels regrets : celui de la joie d'avoir offert à Jésus une hostie agréable à son divin coeur.

Tant de qualités excellentes dans notre bien-aimée Soeur, avaient besoin d'un contrepoids. Le divin Maître, jaloux de son avancement spirituel, y pourvut depuis le commencement de sa vie au Carmel, jusqu'à la fin, au moyen de la souffrance. Quatre ans après sa profession une première maladie vint l'enlever à ses rudes labeurs tant aimés et l'isoler de ses chères compagnes, L'épreuve fut cruelle pour son âme, encore plus que pour son corps. Mais cette fois-là, Dieu ne prolongea pas de sacrifice. Il se réservait de revenir, plus tard et souvent, à la charge.   

A diverses reprises, en effet, la Croix fut le partage de cette fidèle épouse de l'Agneau. Jetée avec plus de force encore dans le creuset par la main miséricordieuse' du Seigneur, il y a treize ans, elle n'en sortit plus. Des maux exceptionnellement pénibles l'obligèrent à quitter sans retour la cuisine et à recevoir des soins que sa nature sensible et délicate lui faisait trouver bien mortifiants.

Ce n'était pourtant pas le plus amer du calice qu'elle devait vider avant de mourir'. Elle pouvait encore, à force d'énergie, se rendre, appuyée sur son bâton, aux travaux communs et se dévouer pour sa bien-aimée famille du cloître en beaucoup de manières. L'office des alpargates était entretenu par elle avec la perfection qu'elle savait mettre à tout. Elle fit même, avec le concours de ses soeurs, un grand métier pour en tisser la toile, et fabriqua une foule d'autres choses utiles.  

Dans tout cela, il lui était donné de se dépenser, quoique faiblement au gré de ses' désirs, d'aider ses chères compagnes du voile blanc, de leur prêter le secours de sa longue expérience, de mettre ses moyens au service de toutes et de chacune. Mais l'heure devait sonner où la croix nue, écrasant de son poids divin toutes les parties' vivantes de cette forte nature, en ferait la victime du Dieu jaloux.

Auparavant, le Bon Maître voulut lui confier une part de choix : l'office des hos­ties. Ce fut, on peut le dire, sa suprême consolation avant la suprême tribulation. Du matin au soir, pendant près de 6 ans, délicieusement occupée à la coupe des pains d'autel, ma soeur Marie-Thérèse se délectait dans ce mystique travail, nous disant parfois f « Quand je serai au Ciel, je demanderai â couper les hosties destinées à la Communion éternelle des saints. Ce sera pour moi la félicité par excellence. »

La pensée habituelle de l'Agneau immolé dans le divin mystère de nos autels, préparait suavement son âme aux dernières immolations. Une chute qu'elle fit, il y a un an, la condamna pour six mois au séjour de l'infirmerie. Après les amertumes plus senties que jamais d'une inaction forcée, elle put goûter de nouveau les joies de son cher office; mais ce fut pour le quitter définitivement, avec des étreintes de coeur inexprimables, trois mois avant sa mort.

C'était vers la fin de janvier de cette année. L'épidémie de l'influenza sévissait rigoureusement dans notre Carmel. Nous étions toutes plus ou moins atteintes par le fléau : seule ma Soeur Marie-Thérèse paraissait dominer la situation par un privilège exceptionnel; elle la dominait en effet, mais par un effort héroïque dont Dieu seul était le témoin. Vaincue enfin par le mal qu'elle ne pouvait plus dissimule^, elle s'alita la dernière ; et, quand le médecin constata une congestion pulmonaire des plus avan­cées, lé danger nous parut si imminent que nous la fîmes transporter à l'infirmerie, en toute hâte, pour y recevoir, à 8 heures du Soir, les derniers sacrements.

Le lendemain était la fête de la Purification. Notre chère fille, heureuse de penser que les ténèbres de cette vie mortelle allaient faire place à la lumière sans fin, chantait déjà son Nunc Dimittis ! Mais le Seigneur qui voulait, par une purification prolongée, achever de la disposer pour les noces éternelles,'se plut à la laisser au Calvaire encore.

Dire ce que cette dernière maladie, avec ses lueurs dé mieux qui lui étaient parfois l'espoir de quitter bientôt l'exil, eut de crucifiant pour notre Soeur vénérée, ne peut se rendre. — « Il faut y passer, disait-elle, pour savoir ce que c'est que de ne pouvoir ni mourir, ni vivre !»

Les bons soins de notre excellent docteur avaient détourné la congestion des pou­mons; mais le mal s'était généralisé et les infirmités de la pauvre patiente s'étaient de beaucoup accrues. Une enflure considérable avait rendu son inertie complète. Il fallait plusieurs Soeurs pour la remuer et pour panser les plaies par lesquelles, Jésus s'était plu à la rendre conforme à Lui-même.

Cependant les humiliations et les impuissances de la maladie trouvaient son âme résignée, passive sous la main de Dieu, et c'était le plus beau spectacle qui se pût voir. Une admirable transformation s'opérait, à mesure que la grâce gagnait du terrain sur cette nature pleine de vigueur. Sans volonté devant ses jeunes infirmières, elle leur répondait invariablement : « Faites comme vous voudrez. » Et quand une imperfection lui était échappée, les sentiments d'humilité et de contrition sortaient aussitôt de son coeur en des termes touchants. Elle nous suppliait avec larmes de nous faire rendre compte de ses moindres manquements, afin de ne pas lui en passer un et de la reprendre fortement lorsqu'elle aurait mal édifié ses Soeurs.

Chère et regrettée fille ! les sujets d'édification qu'elle nous a laissés pendant son dernier séjour à l'infirmerie, embaumeront longtemps les âmes qui en ont respiré le parfum.

Elle se consumait doucement dans l'abandon à la volonté divine, ne cessant de répéter : « Que Dieu est bon ! mais qu'il est ingénieux pour crucifier l'âme dans ses parties les plus vives ! »

Quand ses jambes vinrent à couler et que, par suite, l'enflure de son .corps dimi­nua, ce fut une joie pour elle de pouvoir se servir de ses mains. — « 11 y a si longtemps que nos pauvres Soeurs me veillent toutes les nuits, disait-elle avec émotion 1 Quel bonheur de leur laisser enfin un repos si nécessaire après,tant de fatigues !»

Notre bonne Soeur avait adhéré â tout, ma Révérende Mère ; l'oeuvre de sa sanc­tification était achevée ; après saint Paul elle pouvait s'écrier : « J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course ; il ne me reste plus qu'à recevoir la couronne. »

Cependant, habituées à la voir toujours échapper à la mort, nous gardions, l'espoir de conserver encore cette vertueuse infirme si religieuse, si régulière, si fidèle, et de célébrer même ses noces d'or. Aussi quand, à la fête de saint Joseph d'abord, puis à celle de la Résurrection de notre divin Sauveur qui était son protecteur du mois d'avril, elle faisait ses préparatifs pour partir, nous n'entrions pas facilement dans ses idées. L'heure de la séparation pourtant était proche et ses pressentiments allaient se réaliser.           

Le soir de la fête du Bon Pasteur, un billet de Jésus, tiré pour elle par la Soeur Infirmière, lui apporta ces encourageantes paroles : « Chère brebis, ne crains pas de voir se fermer pour toi le bercail du Ciel... Je suis la Porte : entre par moi dans le lieu du repos... »    

Sa consolation fut bien vive. A partir de ce moment que devaient suivre huit jours seulement de souffrances, la congestion se localisa de nouveau dans les poumons et la chère malade ne douta plus de sort prochain départ pour le Ciel.

Avec l'abandon d'un petit enfant elle remit son âme entre nos mains, nous assurant qu'elle n'avait aucune inquiétude, qu'elle se confiait pleinement dans les mérites de Notre-Seigneur et que, blottie sous le manteau virginal de Marie dont le beau mois commençait, elle espérait passer par-dessus les flammes du Purgatoire.

« Pourquoi la Sainte Vierge, disait-elle avec son fin sourire, ne ferait-elle pas à Jésus le plaisir de m'amener à Lui tout droit?... J'ai demandé à expier mes fautes sur ce lit de douleurs. Depuis le jour où Jésus m'a dit au fond du coeur de me cacher dans le secret de sa Face et de me noyer dans son précieux Sang, j'ai fait de ces deux dévotions l'élément de mon âme. Puis-je douter des promisses de mon céleste Époux et croire que je trouverai en Lui un Juge et non un Sauveur?... Oh ! je ne lui ferai jamais cette injure ! Je veux espérer en sa Miséricorde, sans réserve... »

Elle se préparait dans ces sentiments et dans un recueillement solennel à célébrer, le 5 mai, l'anniversaire de sa profession religieuse. Ce jour-là, notre dévoué Père Confesseur qui l'avait souvent nourrie du Pain des Forts pendant sa maladie, devait lui apporter le Très Saint Viatique ; mais, voyant qu'elle avalait avec difficulté le peu de liquide qui était son seul aliment depuis longtemps, nous crûmes prudent d'avancer la visite de Jésus Hostie et des lui procurer cette grâce la veille. ...

La Saints Communion lui fut donc apportée samedi matin. Elle demanda pardon à la Communauté en des termes vraiment humbles, l'assura de son attachement dont aucune n'aurait pu douter, et passa cette journée et la nuit suivante dans le désir du Ciel et dans l'attente de la venue de l'Époux. Pour nous, trompées par son étonnante lucidité d'esprit, malgré des symptômes reconnus, nous né la croyions pas si prés du terme.

Dimanche, après la Messe de Communauté, en souvenir de l'heure où, quarante-cinq ans auparavant, elle avait eu le bonheur de se lier à Dieu et à notre Carmel par d'irrévocables engagements, elle fut heureuse de tenir dans sa main le cierge bénit et de nous voir nous réunir autour d'elle pour réciter les belles prières du Manuel.

Le soir à cinq heures et demie, notre vénéré Père Confesseur vint les réitérer avec nous et donner à notre chère fille une dernière absolution, après laquelle elle renouvela ses saints Voeux entre nos mains. Au sortir du réfectoire la Communauté revint prier encore auprès de cette couche de douleur et d'édification que nous n osions plus quitter, sentant bien que la vie de la mourante s'éteignait par degré. En pleine connaissance toujours, elle nous disait de l'assister à cette heure suprême, si redoutable pour tous.      

Sa paisible agonie paraissait visiblement protégée par notre glorieux Père saint Joseph dont le patronage achevait de se solenniser dans l'Eglise et dans le Carmel.

Si doux fut son dernier soupir que nous pûmes à peine nous en apercevoir. Il était sept heures et demie. L'impression de paix que cette mort a laissée dans nos âmes, le baume d édification que nous respirons au souvenir de la patience, du dégagement, de la piété et de l'abandon de notre Soeur très aimée, le renouvellement dans l'amour de nos saintes observances que chacune de nous éprouve; nous font croire que cette fidèle Epouse de Jésus a été admise sans délai aux noces de l'Agneau et qu'elle nous obtient ces grâces sensibles de la Bonté de Dieu. Elle aimait tant sa Communauté ! Comment pourrait-elle l'oublier Là-haut?... Elle n'oubliera pas non plus sa chère famille, son excellent frère surtout, dont elle nous parlait encore avec affection, quelques heures avant d'expirer. La vie si constamment régulière de ma Soeur Marie-Thérèse, ses purifiantes souffrances endurées pour l'amour de Dieu, sa fin pleine de sérénité sous les auspices de Marie et de Joseph, tout nous porte à aller rejoindre par la pensée son âme au séjour de la lumière et du repos éternel.

Le lendemain de sa mort, tandis que les chants joyeux en 1 honneur de Jésus- Hostie mettaient tout en fête dans notre chapelle et faisaient écho à l'Hosanna triom­phant de la Jérusalem céleste, le prédicateur, inspiré sans doute de Dieu, nous invitait à célébrer cette solennité eucharistique en nous unissant à notre regrettée défunte, entrée déjà, nous disait-il, dans le Lieu par excellence de l'Adoration perpétuelle.

Puisse-t-il avoir dit vrai !        

Malgré notre intime persuasion que ma Soeur Marie-Thérèse est entrée, parée de la robe nuptiale, dans la salle du festin des noces éternelles, nous vous prions, ma Révérende Mère, de faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre à notre bien-aimée fille. Les mystères de la Justice de Dieu sont si cachés ! Veuillez lui accorder aussi, par grâce, une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres; l'Indulgence des six Pater, celles du Via Crucis, une invocation à Jésus, Marie, Joseph, à notre Mère sainte Thérèse sa patronne, elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons l'honneur de nous dire, avec un profond et religieux respect, aux pieds de Notre Seigneur ressuscité,

Ma Révérende et très honorée Mère, votre bien humble Soeur et Servante,

Soeur Isabelle des Anges.

R.C.Ind.

De notre Monastère de l'Assomption et de notre Père Saint-Joseph, des Carmélites de Bordeaux.

Ce 11 Mai 1895.

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