Carmel

11 juin 1896 – Auch

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la volonté toujours adorable vient d'enlever à notre religieuse affection notre chère doyenne ma soeur Clotilde-Marie-Joseph du Saint-Esprit, à l'âge de 79 ans 9 mois et quelques jours. Notre bonne Soeur naquit dans cette ville, d'une honnête et chrétienne famille ; sa vertueuse mère surtout l'éleva dans l'amour et la crainte de Dieu. La jeune Clotilde répondit à ses soins maternels et, malgré son penchant un peu prononcé pour la toilette, elle demeura toujours fidèle au Seigneur et à son devoir. N'ayant qu'une soeur plus jeune qu'elle, son père aurait bien voulu l'établir dans le monde, mais notre chère Soeur, qui avait des vues plus élevées, refusa courageusement de s'unir à un époux mortel pour devenir plus tard l'épouse de notre divin Sauveur. Sa soeur s'établit dans le monde. Ma Soeur Marie du Saint-Esprit, plus libre de prendre son essor, eut bien des combats et des épreuves à subir avant d'obtenir le consentement de ses parents; de son père surtout, qui s'y opposait fortement, mais qui, enfin, touché de sa persévérance, lui donna le consentement tant désiré. Notre bonne Soeur, au comble de ses ardents désirs, vint donc alors se présenter à notre vénérée et bien-aimée Mère Saint-Jean de la Croix, de douce mémoire, qui lui ouvrit les portes de notre cher Carmel.

Pendant son postulat et son noviciat, elle eut bien des épreuves à subir; mais, sans se décourager, notre chère Soeur marcha toujours en avant, jusqu'au jour tant désiré de sa profession religieuse, où elle eut le bonheur de s'unir pour toujours à l'Epoux bien-aimé de nos âmes qu'elle avait tant désiré. Elle fut employée, après sa profession, comme seconde sacristine, et c'est là qu'elle déploya son adresse pour la broderie; elle broda plusieurs purificatoires et autres objets qui servent pour nos grandes fêtes et qui sont très bien faits. Plus tard, on l'ôta de la sacristie pour lui donner l'office du lainage : c'est là surtout, Ma Révérende Mère, qu'elle fit paraître son esprit de pauvreté, employant tous les petits morceaux de laine pour arranger les bas ou les corps, ne laissant perdre aucun petit morceau d'étoffe pour les rapiécer. Cet amour de la pauvreté, notre bonne Soeur l'a conservé toute sa vie, voulant toujours les habits où les voiles les plus usés pour tout ce qui était à son usage.

Lorsque notre bien-aimée Mère Saint-Augustin quitta notre cher Carmel, avec plusieurs Soeurs, pour aller relever celui de Montpellier, ma Soeur Saint-Esprit nous fut donnée pour maîtresse des novices; elle s'appliqua surtout à leur faire observer avec exactitude les plus petites choses, surtout à bien s'acquitter des offices de semaines et à se tenir unies au bon Dieu autant que possible en les faisant et dans toutes les autres actions de la journée. Notre bonne Soeur s'acquitta pendant quelques années de sa charge, aussi bien qu'il lui fut possible; plus tard elle lui fut ôtée. Elle rentra alors dans sa cellule, qu'elle aimait beaucoup et où elle est restée jusqu'à la fin de sa vie, s'y entretenant coeur à coeur, avec notre bon Jésus et n'en sortant que pour aller au choeur, au réfectoire et à la récréation.

C'était une aimable ancienne, et qui nous amusait souvent, surtout les jeunes Soeurs, par les plaisantes anecdotes de sa jeunesse que nous lui faisions raconter, et où elle mettait un feu et un ton qui nous égayaient beaucoup.

Notre chère Soeur nous parlait souvent de sa cinquantaine et désirait ardemment voir arriver le jour où nous pourrions lui faire ses noces d'or, dont l'époque était bien passée, lorsque enfin arriva cet heureux jour: ce fut au mois de novembre 1894. Toutes nos Soeurs mirent tout leur zèle pour faire des guirlandes et des couronnes, qu'elles mirent devant sa cellule, avec des pots de fleurs. Au réfectoire et à la récréation

on lui avait fait des arcs de triomphe à la place où elle était assise, et les lieux où elle devait passer étaient jonchés de verdure. Notre chère jubilaire, qui avait ce jour-là rajeuni de dix ans, nous arriva au choeur, le matin, avec son bâton fleuri et sa belle couronne, marchant très lestement, presque comme au temps de sa jeunesse, et fut se mettre à sa place pour entendre la sainte Messe que notre bon Père supérieur allait célébrer pour elle. Le soir, il lui fit à la chapelle de l'infirmerie une touchante instruction, dont nous garderons toujours le doux et pieux souvenir. Aux deux récréations nos Soeurs lui chantèrent de jolis cantiques, dont la chère jubilaire était toute ravie, et ainsi, Ma Révé­rende Mère, se termina notre joyeuse fête, dont le doux souvenir ne s'effacera jamais de nos coeurs qui lui étaient si unis.

Depuis cette époque, la santé de notre chère Soeur se soutenait assez bien, malgré les infirmités qu'elle avait depuis longtemps, lorsqu'il y a à peu près deux mois nous fûmes toutes atteintes d'une mauvaise grippe. Notre bonne ancienne en fut très fortement prise; son âge avancé nous donna tout d'abord de pénibles craintes qui, malheureuse­ment, n'étaient que trop fondées : malgré son robuste tempérament nous voyions tous les jours avec douleur que Notre-Seigneur allait nous demander une nouvelle séparation. 

Pendant sa maladie, notre chère doyenne a enduré ses souffrances avec patience et résignation. Elle a souvent édifié ses infirmières par son abandon à la volonté de Dieu. Ses bonnes Soeurs l'ont soignée avec le plus généreux dévouement, ainsi qu'à nos autres Soeurs malades.

Permettez-nous, Ma Révérende Mère, de recommander à vos prières notre si bon docteur, M. Serres, qui l'a soignée avec un dévouement sans bornes, qui ne nous fait jamais défaut. Veuillez nous aider, aux pieds du bon Maître, à acquitter notre dette de reconnaissance et prier aussi pour sa chère famille. Veuillez prier encore pour les amis de notre Carmel, lesquels, dans les épreuves que nous avons eu à subir, nous ont témoigné leur vive sympathie par leurs abondantes aumônes, dont nous garderons toujours le religieux et reconnaissant souvenir.

Notre vénéré Père Supérieur est entré plusieurs fois pour bénir notre chère malade et lui adresser des paroles de consolation. Nos dignes Pères confesseurs sont venus la visiter, puis la confesser et lui porter le saint Viatique. Elle a reçu aussi l'Extrême-Onction. Depuis ce moment ses forces ont toujours été en déclinant. Elle avait, deux jours avant, renouvelé ses voeux entre nos mains. Le 17 février, après Complies, on vint vite nous chercher; nous nous rendîmes à l'infirmerie. La commu­nauté fut avertie immédiatement et nous lui dîmes les prières du Manuel, jusqu'à neuf heures. Alors, nos Soeurs se rendirent au choeur pour Matines ; nous restâmes près de notre chère fille, avec ses charita­bles infirmières et quelques-unes de nos Soeurs. Après une douloureuse agonie, vers dix heures et demie, son âme fut tout doucement se réunir à son Créateur, qu'elle avait tant aimé.

Nous avons la douce confiance que notre chère Doyenne aura trouvé un accueil favorable près de Celui qui sonde les coeurs ; mais comme il faut être si pur pour paraître devant Dieu, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter, aux suffrages déjà demandés, quelques invocations à notre Père saint Joseph, pour lequel elle avait une grande dévotion, et tout ce que votre charité vous inspirera. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons 1» grâce de nous dire, avec le plus profond respect,

Ma Révérende Mère,

Votre humble Soeur et servante,

SOEUR THÉRÈSE DE SAINT-ALBERT,

R. C. Ind.

De notre Monastère de la Sainte Trinité, de N.-D. des Victoires et de N. P. saint Joseph des Carmélites d'Auch, le 11 juin 1896.

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