Carmel

11 juin 1891 – Albi

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

C'est au jour où la Ste Eglise célèbre la solennité du Coeur adorable de Notre-Seigneur que ce divin Maître, continuant son action crucifiante sur notre Carmel, a appelé à Lui notre bien-aimée soeur Gabrielle, Marie du Sauveur. Elle était âgée de 40 ans et demi et en avait passé 19 dans la vie religieuse.

 

Notre chère Enfant avait puisé dans le sein d'une famille très honorable et très chrétienne la pié­té qui la caractérisa dès ses jeunes années. Ces sentiments se perfectionnèrent et s'affermirent au­près des dignes religieuses de Notre-Dame d'Albi, à qui fut confiée son éducation. Gabrielle goûta leur direction éclairée, dans laquelle son coeur trouvait l'aliment d'une affection sainte et mater­nelle, et son esprit s'élevait par la juste appréciation des choses d'ici-bas et des biens supérieurs de la grâce et de la vertu.

Elle avait connu de bonne heure le choix de Dieu qui la voulait à son service, et un attrait si puis­sant avait accompagné cet appel que la chère Enfant s'était rendue sans résistance, heureuse et fière d'une grâce que sa foi vive lui montrait bien au-dessus des avantages et du bonheur que le mon­de peut offrir.

Dès lors, la vocation religieuse fut comme l'étoile qui dirigea sa vie. Elle y ramenait tout; et son imagination, ainsi que son coeur aimant, la revêtait des plus belles couleurs.

En attendant que l'heure fût venue d'embrasser la vie parfaite, Gabrielle se livra simplement aux joies de famille qui avaient pour elle beaucoup de charmes. Notre-Seigneur n'était point à son égard et il n'a jamais été un Maître sévère et jaloux. II agréait le tribut quotidien d'exercices pieux, de prières ferventes qu'elle lui offrait, et il ne donnait point encore la dure leçon du sacrifice qui porte à sevrer le coeur et à l'immoler dans la mesure voulue par Lui.

Notre bien aimée soeur, ma Révérende Mère, avait atteint ses 21 ans, et tout en envisa­geant l'état religieux comme son but unique, elle ne se pressait point de s'y engager. La mort de son respectable père avait fait un vide douloureux dans sa chère famille. Une de ses soeurs qui l'avait précédée dans l'offrande d'elle-même au Seigneur, en embrassant l'ins­titut des Dames du Refuge de Toulouse, venait aussi de finir saintement ses jours, lais­sant des souvenirs ineffaçables de sa vertu et des qualités exceptionnelles de son esprit et de son coeur. Gabrielle était auprès de sa bonne mère, elle goûtait au foyer les douces jouissances de l'affection et de l'amitié ; et elle attendait...

Enfin, Notre-Seigneur voulut hâter le moment où cette âme serait à Lui. Il ne se ma­nifesta point par un mouvement puissant de sa grâce, ce n'était pas ainsi qu'il agissait avec elle, mais en s'insinuant dans sa volonté. Une parole que lui adressa la Prieure alors en charge dans notre Carmel, fut le moyen dont le Seigneur se servit. « Qu'est-ce que je fais dans le monde, se dit-elle en la quittant, je suis parfaitement libre de me donner à Dieu, j'ai la certitude de mon appel à la vie religieuse, pourquoi retarder encore ? »

Le même jour, elle demandait la permission à sa digne mère de faire une retraite dans notre Monastère, et après de courts préparatifs, elle en franchissait le seuil béni, non pour quelques jours seulement mais pour ne plus nous quitter qu'à l'heure de son départ pour le ciel. Ce sacrifice généreux, soutenu malgré les luttes que ses bons parents vinrent livrer à son coeur, lui attira de précieuses grâces.

Comme nous vous l'avons dit, ma Révérende Mère, notre bien-aimée Soeur avait reçu la faveur insigne de comprendre et d'apprécier notre .sainte vocation. Quand elle se trouva en face des de­voirs qu'elle nous impose; quand le sacrifice, sous toutes ses formes, lui fut présenté comme son pain de tous les jours, elle n'éprouva point de déception. Ce qu'elle estimait, elle l'étudia et le pra­tiqua. On la vit, dès son entrée au Noviciat, s'informer, avec un soin qui quelquefois se portait à un pieux excès, de nos moindres devoirs, coutumes et usages. Elle avait sans cesse en main les livres qui nous en parlent, pour s'en pénétrer et s'en nourrir. Un épanouissement de joie remar­quable se joignait à son exactitude et nous a laissé un souvenir particulier de ses débuts dans la vie religieuse.

Cette âme était vraiment appelée de Dieu et tout, dans la maison du Seigneur, répondait à ses désirs et à ses attraits. Elle n'a point connu les tentations et les difficultés qu'ont à traverser d'au­tres vocations également surnaturelles et divines. Sa voie intérieure était simple et unie. C'est une fidélité soutenue aux petites choses, qui a été sa note caractéristique, et comme le lien mysté­rieux, par lequel le divin Maître s'approchait d'elle et l'unissait à Lui.

Notre bien chère Enfant eut la grâce de prendre le saint Habit et de prononcer ses Voeux aux termes fixés par nos saintes constitutions. Elle fut employée à divers offices et se dévoua à tous, malgré la faiblesse de sa santé qui lui rendait très pénibles les fatigues qui les accom­pagnent. Dans celui de Tierce, qu'elle a rempli à peu près toute sa vie religieuse, sa dis­crétion a été parfaite et sa régularité ne s'est presque jamais trouvée en défaut. Nous avons été constamment édifiées de l'esprit de mort, dans lequel elle s'est toujours maintenue. Nous aimons à rappeler, en communauté, les exemples qu'elle nous a donnés de cette vertu fon­damentale dans notre saint État. Nous ne vous en citerons qu'un trait : lorsque nous reçû­mes la Notice remarquable que les Dames du Refuge ont écrite sur Mlle Noëmie sa soeur, trouvant cet écrit de nature à faire du bien aux âmes, nous le fîmes lire pendant la récréation. Soeur Marie du Sauveur n'était point prévenue. Quand la lecture commença, au­cun mouvement ne trahit en elle l'intérêt particulier qu'elle y prenait. Elle demeura dans cette apparente insensibilité, jusqu'à la fin, et, pendant que nous donnions un libre cours à nos réflexions à ce sujet, la Notice terminée, nous lui demandâmes si elle connaissait la religieuse dont il était question? « Ma Mère, nous répondit-elle avec un aimable sourire, maintenant je ne connais plus que le Carmel. »

Si notre chère Enfant n'a pas été appelée à boire au calice des peines intérieures, elle a eu toute sa vie en partage les souffrances du corps. Peu de temps après sa Profession, une maladie de larynx lui rendit la psalmodie impossible et la priva de remplir les offices du choeur, pour lesquels elle avait une sainte passion. Depuis ce moment, elle fut plus ou moins soumise aux soulagements. Elle venait cependant toujours à nos exercices, assistait à Mati­nes et à l'oraison du matin et ne manquait jamais aux travaux communs.

Elle a été aussi cruellement éprouvée du côté de sa chère famille, que le bon Dieu a frappée par des pertes douloureuses et de grandes afflictions. Notre bonne soeur, tout en se montrant admirablement résignée et forte, en a beaucoup souffert ; car elle était tendrement affectionnée aux siens. La mort d'une soeur bien aimée, qui laissait cinq jeunes orphelins, a été sa plus vive peine. Que de prières n'a-t-elle pas adressées à Dieu, pour l'avenir de ces chers enfants! Ils seront au ciel l'objet de ses plus ardentes supplications.

Dans son désir de réaliser en tout notre sainte vocation, soeur Marie du Sauveur s'intéressait aux besoins des âmes, de celles particulièrement qui nous étaient recommandées. Le mystère de la Flagellation avait pour elle un attrait surnaturel, qui la portait à des pénitences volontaires en union aux souffrances de notre divin Sauveur. Elle prenait part dans la mesure de ses forces, aux exercices pieux accomplis, en communauté pour la sainte Eglise et pour les pé­cheurs. Rien ne la laissait indifférente, et des intentions, souvent renouvelées, portaient en haut ses pensées et son coeur.

Elle était, pour ses soeurs, une compagne obligeante et bonne. Elle fut soumise, ouverte , livrée sans réserve à ses Mères Prieures. L'esprit de foi était la sauvegarde qui retenait son coeur trop aimant, et elle sut y sacrifier ses inclinations naturelles, chaque fois que la volonté du Seigneur le demanda.

C'est dans celte immolation silencieuse et continuelle d'elle-même, ma Révérende Mère, que notre chère enfant a poursuivi sa carrière religieuse. Le Bon Dieu agréait ses sacrifices offerts avec toute l'étendue et la générosité dont elle était capable, et il lui en a donné, avant la mort, une première récompense.

L'été dernier, elle se trouva plus incommodée de ses infirmités habituelles, et elle dut s'arrêter au mois d'octobre. Nous pensions d'abord que cet état serait passager, mais nos efforts et les soins de notre dévoué et excellent docteur ne purent empêcher les progrès du mal. Les humeurs qui la fatiguaient se portèrent sur les jambes et peu à peu lui en ôtèrent l'usage: épreuve bien pénible pour notre bonne soeur 1 Elle avait besoin de l'action et y trouvait une vie à laquelle il lui était dur de renoncer. « Le Bon Dieu me prend par le plus sensible, » nous disait-elle.

La privation de la vie commune ne fut pas la moindre de ses peines. Durant les premières se­maines de son séjour à l'infirmerie, les larmes lui venaient aux yeux, chaque fois qu'elle entendait sonner un exercice : « Je crois que je souffre plus de falloir maintenant me séparer de la communauté, nous disait-elle encore, que je n'ai souffert en quittant ma famille. »

Pour lui adoucir cette épreuve, nous la visitions fréquemment. Souvent nous passions la récréa­tion auprès d'elle, et nos soeurs lui faisaient chacune leur petite visite, à des heures réglées.

Nous ne saurions exprimer ma Révérende Mère, combien elle était édifiante et fidèle, dans cet état crucifiant. Elle connaissait parfaitement les usages qui s'observent à l'infirmerie. Il ne lui est pas arrivé une seule fois de s'en écarter ; elle veillait sur ses paroles, pour rester dans la me­sure prescrite et cela, non avec contrainte mais avec bonheur. C'était bien toujours le type de la religieuse exacte, qui, le regard fixé sur nos devoirs et sur nos règles, y conformait fidèlement ses actions et sa vie.

Du reste, aucune douleur vive ne troublait ce travail de la perfection, qu'elle terminait si tran­quillement sous l'oeil de Dieu. La confiance et la paix régnaient dans son âme. Le divin Maître n'a­vait pas changé de conduite à son égard; il semblait au contraire l'entourer de plus d'amour et la préparer, avec une ineffable miséricorde, à l'union éternelle.

Notre bien chère Enfant a pu être portée régulièrement à la grille, pour la Ste Communion. Elle a reçu souvent la visite de notre Vénéré Père Supérieur. Sa famille l'a également entou­rée de tous les témoignages de son affection ; sur un simple désir qu'elle en avait exprimé cinq jours avant sa mort, un oncle vénérable, qui lui tenait lieu de père, n'hésitait pas, mal­gré son grand âge, à se transporter à Albi, pour la voir une dernière fois.

Une entrevue touchante eut lieu, deux jours après, avec l'intéressante famille de sa soeur bien-aimée. Ces chers enfants ressentaient vivement le nouveau sacrifice qui se préparait. Comme ils étaient émus ! Notre bonne soeur leur adressa ses dernières recommandations ; elle les engagea à chercher toujours au Carmel leur consolation dans les peines, leur conseil dans les besoins de la vie, et puis elle les bénit, épanchant tout son coeur dans ce suprê­me témoignage de son affection si profonde et si dévouée.

La faiblesse croissante de notre chère malade nous engagea à lui proposer les derniers Sacrements.

Elle accepta, avec empressement et reconnaissance, et reçut cette grâce le 27, veille de la Fête-Dieu.

Elle avait sa pleine connaissance, et la pensée d'une mort prochaine n'excitait aucune crainte dans son âme. Notre dévoué Père confesseur lui adressa quelques mots pour l'encourager dans ses pieux sentiments; et il répandit sur elle les bénédictions précieuses que la Sainte Église nous réserve pour les dernières heures de la vie.       

Elle aurait voulu mourir après cette purification complète et aller tout droit dans le sein de Dieu « car, disait-elle; il nous faut le bon Dieu au sortir de l'exil ; ici-bas, c'est notre condition d'être séparée de Lui, mais, dans l'autre vie, c'est un désordre et je ne veux pas le purgatoire»... Elle ajoutait avec une naïve confiance : «Je souffrirai maintenant tout ce que le Bon Dieu voudra pourvu qu'aussitôt après la mort, Il me prenne sans retard avec Lui.

Sa patience et sa -douceur ne se sont pas démenties un instant, malgré que son état fût devenu plus pénible ; nos bonnes soeurs infirmières, qui étaient sans cesse auprès d'elle et qui lui prodiguaient leurs soins avec ce dévouement religieux que rien ne lasse et ne fait reculer, la trouvaient, en toute occasion, docile et simple comme un enfant. Elle nous accueillait toujours le sourire sur les lèvres. Nous sentions qu'elle était comblée de grâces. Pour elle, la lutte était finie, elle l'avait soutenue avec courage pendant la vie ; ce n'était pas sans souffrir qu'elle avait immolé son coeur, combattu sa volonté, accepté les immolations fréquentes que le Seigneur lui ménageait. Maintenant, le divin Maître la prenait dans ses bras, pour ainsi dire, terminait le combat et achevait Lui-même, avec une tendresse de Père et d'Epoux,de poser la dernière fleur à sa couronne et de consommer l'oeuvre de sa sanctification.

Samedi, 6 juin, notre bon Père confesser vint lui renouveler la grâce de l'absolution. Elle conservait une lucidité parfaite, mais elle était très faible et nous comprenions que l'heure de la séparation était proche. Nous réunîmes plusieurs fois nos soeurs pour lui faire les prières de la recommandation de l'âme. La nuit fut calme; notre chère malade perdit connaissance et tomba dans une paisible agonie, qui se prolongea toute la journée du lendemain jusqu'à 5 heures du soir. Au moment où la cloche du monastère sonnait l'exercice de l'oraison, elle s'endormit doucement dans le Seigneur, le communauté et nous présentes.

 Nous aimons à croire, ma Révérende Mère, que le Divin Maître a continué à notre bonne soeur Marie du Sauveur les divines miséricordes dont il l'avait prévenue avec tant d'amour dans tout le cours de sa vie. Néanmoins, veuillez vous joindre à nous pour lui obtenir le bonheur qu'elle a tant désiré: de se réunir sans retard à son Dieu. Et avec les suffrages de notre Saint Ordre, daignez lui accorder la grâce d'une communion de votre sainte communauté, d'une journée de bonnes oeuvres, avec les indulgences du Via Crucis et des six Pater. Nous vous demandons encore le Magnificat en action de grâce de sa vocation et quelques invocations au Sacré Coeur de Jésus, au Coeur immaculé de Marie et à saint Antoine de Padoue, objet de sa particulière dévotion.

Notre bien aimée soeur vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui sommes heureuse de nous dire, au pied de la croix de notre divin Sauveur et dans son Coeur adorable,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble Soeur et Servante,

Soeur MARIE de SAINT GÉRARD

De notre Monastère de l'Immaculée Conception et des SS. Anges, sous la protection de notre Père Saint Joseph, des Carmélites d'Albi.

Le 11 Juin 1891.

 

ALBI. — Imprimerie-Reliure des Apprentis-Orphelins.

 

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