Carmel

11 décembre 1894 – Blois

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Paix et très humble salut, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient d'affliger bien sensiblement nos coeurs, en appelant à Lui, notre chère Soeur Julie-Henriette Emélie-Marie de Saint-Albert, professe du voile blanc. Elle était dans la 80e année de son âge, et la 46e de sa vie religieuse.

Pour esquisser d'un trait la vie de Notre chère Soeur, nous vous dirons, ma Révérende Mère, que le caractère distinctif de son existence entière a été le dévouement. Laissez- nous le considérer un instant, sous ses deux aspects les plus édifiants, qui vous donneront une idée exacte de sa grâce, et nous permettront en même temps, de payer un juste tribut de reconnaissance à la mémoire de cette vénérable Soeur, à laquelle chacune de nous est certainement redevable de bon nombre de fraternels services, rendus au prix des plus constants et des plus généreux sacrifices. Nous la verrons donc se dévouant sans relâche, pendant ses quarante-deux ans de vie religieuse, au soulagement de ses Mères et Soeurs, et à la délivrance des âmes du Purgatoire.

Elle naquit à Mézières, petit village du département du Loiret, d'honorables parents, dont les trop modestes ressources l'obligèrent à entrer, dès ses jeunes années, en qualité de femme de chambre au service d'une noble et excellente famille de l'Orléanais. Dans le cloître elle n'oublia jamais ses chers Maîtres, et s'ils ne bénéficiaient plus de ses labeurs, ils peuvent être assurés que leur fidèle Emélie leur garda une place de choix dans son coeur, et leur donna une part notable à ses prières, à ses souffrances et à ses mérites.

Rien n'était plus doux pour elle, que de parler des heureuses années passées à ce foyer, de faire l'éloge de ceux qui l'y avaient accueillie avec tant de bienveillance, et de recevoir les lettres si cordiales et si confiantes des membres de cette famille justement appréciée.

Son bon coeur lui fit encore aimer les pauvres. Selon ses modestes ressources, elle les secourut. Le temple du Seigneur reçut aussi ses largesses. Comme elle aimait à redire la joie qu'elle avait éprouvée, en allant remettre à son digne Pasteur, ses petites économies (200 francs), afin de contribuer, pour une bonne part, à l'érection d'un Chemin de la Croix dans sa Paroisse ; mais à la seule condition que son nom resterait inconnu. Malgré son esprit sérieux, Emélie ne fut pourtant point ennemie du plaisir, ni exempte de vanité ; et si innocents que furent ses divertissements, elle les regrettait souvent, comme un temps perdu pour le Ciel.

Si chrétien et si bon que fut le dévouement d'Emélie pour ses maîtres, il ne suffisait point à son coeur. Elle aspirait à quelque chose de plus haut, capable de la rapprocher de Dieu davantage. Nos Mères d'Orléans ne pouvant alors recevoir une nouvelle Soeur du voile blanc, Emélie nous fut adressée à l'âge de 30 ans. Elle se dévoua de suite à sa famille religieuse avec le même coeur et le même désintéressement qu'elle avait montrés dans le monde. Elle le fit si bien, qu'elle contracta, en pétrissant le pain de la Communauté, une infirmité qui la martyrisa toute sa vie. Mais elle n'était encore que Novice. Son désir d'être consacrée à Dieu lui fit dissimuler son mal au prix d'incalculables souffrances. Nous ne saurions les exprimer, ni même en avoir une juste idée. Peu de temps après sa Profession, on la donna comme aide à l'infirmière. Ce fut toute sa vie l'occasion de vrais prodiges de charité et de dévouement.

L'Apôtre Saint Paul nous trace, dans son épître aux Corinthiens, le portrait vraiment frappant de notre chère Soeur Marie de Saint-Albert : « La Charité, dit-il, est patiente, elle est bénigne. La Charité n'est point envieuse; elle ne s'enfle point. Elle n'est point a ambitieuse; elle ne cherche point ses propres intérêts; elle ne s'irrite point ; elle ne pense point le mal. Elle supporte tout ; elle croit tout ; elle espère tout ; elle souffre tout. » Telle est bien, dans sa vérité et sa simplicité, la physionomie de notre chère défunte. Douée d'un caractère d'or, elle ne se froissait de rien. Rien ne la lassait, ne la rebutait : ni les paroles désobligeantes, ni les travaux les plus répugnants, ni les fatigues, ni ses rudes labeurs, ni les nuits sans nombre qu'elle passa près des malades. Absolument impartiale, elle se dévouait pour toutes, avec un égal dévouement ; et l'on pouvait être en assurance quand on savait les malades et les infirmes entre ses mains. Elle excel­lait en soins minutieux et délicats, pensait à tout., prévoyait tout, se donnait sans compter, accomplissant avec un perpétuel sourire et une inaltérable bonne humeur les travaux les plus pénibles, sans qu'on put jamais soupçonner le moindre ennui ou la plus petite répugnance. Lui disait-on une parole un peu vive, elle n'en était ni moins bonne, ni moins gaie, et ne répondait que par une attention et un nouveau service. Faudrait-il conclure, de là, que la vie de notre chère Soeur fut sans ombre? La perfection n'est pas de ce monde. Parfois, nous eussions désiré un peu plus de régularité, une part plus large accordée à la prière, mais Dieu seul scrute les coeurs, et Lui seul connaît toute la valeur de nos secrètes intentions ; aussi aimons-nous à nous reposer sur cette charité dévouée, qu'elle disait devoir être le caractère distinctif d'une Soeur du voile blanc, et l'occasion de nombreux sacrifices, qui du reste étaient le plus souvent le principe de ses infractions à la règle.

Enfin, ma Révérende Mère, il est une autre forme de dévouement que notre chère- Soeur exerça, avec non moins de persévérance, d'amour et de générosité. Elle semblait liée aux membres souffrants de Jésus-Christ. Après avoir soulagé, sur la terre et selon toute l'étendue de son pouvoir, ses Soeurs et ses Mères, en qui elle eut toujours une égale confiance, et qu'elle ne cessa d'entourer des soins de sa fidèle Charité, elle n'avait rien tant à coeur que de soulager ses bonnes âmes du Purgatoire, comme elle les appelait naïvement. Avec elles et pour elles, elle souffrait, elle travaillait; de sorte qu'elle ne sortait jamais de cette douce atmosphère de Charité, faisant tourner, au profit des défunts, les actes de cette vertu qu'elle pratiquait à l'égard des Membres de la Communauté. Les chères âmes avaient le mérite de tous ses travaux, de ses fatigues, peines et sacrifices. Elle leur confiait tous ses embarras, et vendait même à leur profit, les petits services qu'elle rendait, ou les petites surprises qu'elle ménageait à ses Soeurs. Et puis, elle récitait sans relâche des Pater et des Ave ; et, en retour, elle recevait de ses bonnes amies du Purgatoire aide et secours.

C'est donc dans ce perpétuel exercice d'humble charité que s'écoula sa longue carrière religieuse.

Depuis quelques semaines, l'état de notre vénérable Soeur, sans nous faire soupçonner un danger imminent, nous donnait pourtant des inquiétudes. Elle-même pensait à sa dernière heure, en parlait souvent, et s'y préparait. Elle multipliait ses examens, appor­tait à ses confessions un soin toujours plus minutieux, s'efforçait de ne manquer aucune de ses Communions, et nous redisait souvent à la vue de sa faiblesse physique : « Tout cela m'annonce qu'il faut que je me prépare au grand voyage de l'Eternité ». Cette pensée fut longtemps pour elle singulièrement douloureuse. Cette chère âme si dévouée pour autrui, porta presque constamment la pénible Croix de l'impression de la damnation. Que de fois nous la vîmes en larmes, à la pensée de l'Eternité, nous exprimant sa crainte de tomber en Enfer. « Il faut être si pure, disait-elle, pour paraître devant Dieu, et je suis si loin d'avoir été aussi parfaite que je le devais. » Mais le Dieu de Charité ne pouvait dans ces étreintes crucifiantes, appeler à Lui, celle qui n'avait su que soulager son pro­chain. Par cette peine, Il avait purifié son âme; et quand le Coeur très doux et très miséricordieux de Jésus résolut de se l'unir à jamais, Il la frappa soudainement d'une paralysie, mais lui rendit le calme le plus complet. Sans perdre une minute, la chère Soeur travaillait encore mercredi, 5 courant, pour devancer son infirmière et lui enlever un petit surcroît de travail, lorsqu'elle fut prise d'un grand malaise et sentit son côté gauche immobilisé et sa parole embarrassée. Le mal fit de rapides progrès. La pauvre malade s'en rendit compte, elle demanda elle-même les sacrements de Pénitence et d'Extrême-Onction. Elle ne pouvait recevoir la sainte Eucharistie. Mais vendredi, le premier de décembre, le Coeur de Jésus, fournaise de Charité, lui accorda, sans doute à la prière de sa Mère Immaculée, dont nous venions de chanter les premières Vêpres, la grâce de pouvoir recevoir le Saint Viatique. Grâce à la pieuse sollicitude de Monsieur notre Aumônier, que nous recommandons aux prières de votre Sainte Communauté, la chère mourante reçut son Sauveur avec beaucoup de foi et de piété. Il venait la fortifier dans ses grandes souffrances, qu'elle supporta avec une grande douceur, patience et charité. Malgré ses vives douleurs, ce n'est qu'avec son dernier soupir, que cessa sa constante préoccupation d'éviter toute fatigue à ses Soeurs, et de prévenir leurs besoins qui lui étaient connus, et restaient présents à son souvenir dévoué. C'est dans ces senti­ments que notre bonne et vénérée Soeur Saint-Albert rendit son âme à Dieu, le lundi, 10 de ce mois, à 11 heures du soir, entourée de ses Mères et Soeurs.

Malgré la confiance que nous avons en l'accueil favorable que lui aura fait le Coeur Sacré de Jésus, nous venons, ma Révérende Mère, solliciter pour cette chère défunte les suffrages de notre Saint Ordre ; par grâce une communion de votre pieuse communauté, l'indulgence du Via Crucis, des six Pater, et tout ce que votre charité vous suggérera ; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, dans l'amour du Coeur de Jésus,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre très humble soeur et servante.

Soeur Marie-du-Mont-Carmel,

R. I. Prieure

De notre Monastère de l'Assomption de la Très Sainte Vierge des Carmélites de Blois, le 11 Décembre 1894.

Retour à la liste