Carmel

10 septembre 1891 – Shanghai

 

Ma Révérende et très Honorée Mère

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, dont l'adorable volonté nous a plongées dans un deuil profond, en rappelant à Lui Notre Révérende et bien-aimée Mère Sophie de St Louis de Gonzague, professe de Laval. Elle avait cinquante-quatre ans et six mois, trente-trois ans de religion; elle était en Chine depuis près de vingt ans.

 

Notre Révérende Mère naquit à Château-Gontier, d'une famille honorable et profondé­ment chrétienne. Elle puisa au foyer domestique cette foi vive et profonde qui fut toujours le cachet spécial de sa piété. La promptitude et la netteté de son intelligence, son heureuse mé­moire, la franchise et la fermeté de son caractère la faisaient tout de suite distinguer des autres enfants de son âge. Cette riche nature avait bien aussi ses défauts : elle était domina­trice, entière et très espiègle. Elle commença son éducation dans une pension séculière où l'on donnait une forte instruction et la termina dans l'excellent pensionnat des Ursulines de sa ville natale. Elle reçut dans cette sainte maison les principes et les exemples de la plus solide vertu, et conserva toujours pour ses dignes maîtresses une affection et une reconnaissance très grandes. Quand elle revint près de ses bons parents, son coeur trouvait déjà dans la piété ses plus douces satisfactions. Son bonheur était d'assister aux offices de l'Eglise, elle aurait voulu n'en manquer aucun, et jamais ils ne lui semblaient trop longs. La grâce divine péné­trait celte âme si droite et la comblait d'abondantes consolations. Elle s'adonnait aussi aux bonnes oeuvres avec abnégation et persévérance. Son intelligence et son esprit pratique la firent apprécier du digne et saint curé de sa paroisse qui faisait souvent appel à son dévoue­ment.

Des pensées de vie religieuse germèrent alors dans son âme, elle pensa d'abord à entrer chez les hospitalières; mais pendant une retraite qu'elle fit dans une communauté de La Flèche, sous la direction d'un Père de la Compagnie de Jésus, elle vit clairement que Dieu la vou­lait carmélite. Déjà, la lecture des oeuvres de notre S" Mère Thérèse avait attiré puissamment son âme vers cette vie de prière et d'immolation. La volonté divine une fois connue, sa déter­mination fut prise d'une manière irrévocable, et elle en poursuivit l'accomplissement avec toute l'énergie de son caractère. Elle se mit tout de suite en rapports avec la R"*' Mère Prieure qui venait de fonder le Carmel de Laval. Celle-ci, d'après les excellents renseignements qui lui furent donnés, accueillit avec joie la jeune postulante et correspondit avec elle pendant près d'une année en attendant le consentement de ses bons parents. Ils étaient trop chrétiens pour refuser à Dieu le sacrifice de leur enfant; mais leur douleur était grande. Enfin le 28 avril 1858, son frère la conduisit au Carmel de Laval.

A peine était-elle entrée dans l'arche sainte, le coeur brisé par la douleur des siens, que le Seigneur, auquel elle se donnait dans toute la générosité de son âme, semblait lui-même l'abandonner et se retirer d'elle. Tout, dans cette vie qu'elle avait tant désirée, lui était matière à épreuve : plus de ces belles cérémonies reli­gieuses, de ces chants sacrés, de ces cantiques mélodieux auxquels elle mêlait sa belle voix avec tant de bonheur; mais pour les remplacer, un chant austère qui ne se déployait que sur deux notes. Les murs de clôture lui semblaient l'étouffer en l'enserrant dans leurs étroites limites. Une voiture, dont elle entendait le roulement, la faisait tressaillir en lui donnant l'en­vie de s'enfuir au loin. Les humbles et simples emplois d'une novice n'avaient pas de quoi occuper son activité : l'ennui l'envahissait de toutes parts, il la poursuivait jusque dans la prière, dans l'oraison devenue sans attrait et sans consolation. A travers ce voile épais qui enveloppait son âme, les personnes mêmes lui déplurent. Tout, en un mot, était contraire à ses goûts, à sa nature, à ce qu'elle s'était figuré. Une âme moins fidèle et moins énergique eut certainement succombé à une pareille épreuve, qui, plus ou moins violente, dura jusqu'à sa profession.

Elle eut le courage de suivre le conseil de St Ignace, et de ne rien changer pendant la désolation à la résolution prise pendant le calme et la consolation. Elle avait vu, à la lumière divine, que Dieu la voulait Carmélite, un guide éclairé l'avait assurée qu'elle ne s'était pas trompée, que telle était pour elle la volonté de Dieu, elle l'accomplirait quoi qu'il dût lui en coûter. Sa parfaite franchise lui faisait avouer à son directeur et à sa mère Prieure tout ce qui se passait dans son âme. Elle ne leur cachait rien de ses répugnances, et si on avait pu lui dire qu'elle n'avait pas vocation... et la renvoyer... il lui semblait qu'on l'eût délivrée du poids qui l'écrasait... mais cette parole, nul ne put jamais la prononcer. Quant à elle, elle était fermement décidée à ne pas se retirer d'elle-même... elle préférait souffrir le martyre toute sa vie plutôt que de se soustraire à la volonté de son Dieu.. Témoins de cette énergique fidélité, de cette inébranlable fermeté, ses supérieurs, après avoir prolongé son pos­tulat de quelques mois, crurent pouvoir l'admettre au saint habit. Elle le prit dans ces mêmes dispositions. Peu après, Dieu ajouta encore à son épreuve : elle fut atteinte d'une extinction de voix, sa santé s'affaiblit et l'on dut recourir aux soulagements... N'était-ce pas Dieu, qui montrait enfin par là que son sacrifice avait assez duré, et qu'il ne voulait pas qu'elle s'enga­geât dans la vie du Carmel? Elle consulta de nouveau son ancien directeur, et un autre Père Jésuite très expérimenté, le Père Lejariel, qui était confesseur extraordinaire du Carmel de Laval. Il lui fut conseillé de rester tant qu'on voudrait bien la garder, et de ne pas même hésiter, si plus tard on lui accordait cette faveur, à se lier par la sainte profession. «Ce n'est qu'alors, lui dit-on, que vos tentations cesseront.» Cette prédiction devait se réaliser à la lettre. C'était un de ces sujets qu'une communauté est heureuse de s'adjoindre. Douée d'un excellent jugement, d'une capacité rare, elle avait prouvé surabondamment qu'elle ne fléchirait jamais dans la route du devoir, on pouvait concevoir d'elle les plus légitimes espérances. Sa santé se remettait peu à peu. Après plus de six mois de retard, elle prononça ses saints voeux, le 8 sep­tembre 1860. Elle fit ce grand acte dans l'amertume de ses répugnances et l'obscurité d'une foi nue. Le Seigneur semblait attendre cet effort suprême de sa généreuse fidélité. Les tentations s 'évanouirent, et jamais depuis lors, elle-même nous l'a redit bien des fois, elle n'en eut contre sa sainte vocation; chaque jour, jusqu'à la fin de sa vie, elle l'apprécia davantage, ne sachant comment remercier Dieu d'avoir daigné l'y appeler. Sa profession faite, délivrée de ses cruelles angoisses, ma Sr. Sophie se livra au travail de sa perfection sous la sage et sainte direction de la Rde Mère Marie du Sacré-Coeur, à la fois Prieure et maîtresse des novices. Le travail fut parfois rude, chez elle tout était fort, la volonté surtout; mais elle cédait aussitôt que celle de Dieu lui était clairement connue.

 

L'accomplissement de cette divine volonté était l'objet de tous ses désirs, elle la cherchait sincèrement et toujours; aussi l'obéissance devint- elle sa vertu de prédilection, et l'on peut dire qu'elle y excella.

Peu après sa sortie du noviciat, elle fut élue 3° dépositaire. Dans cette charge, elle soulagea beaucoup nos anciennes mères par son activité, son dévouement et son aptitude aux affaires. Cette aptitude se montra mieux encore quand elle fut 1ère dépositaire. Elle eût pu remplir n'importe quel office. Quelque chose ou quelque emploi qu'on lui confiât, on était sûr qu'elle y réussirait. Son coeur avait soif de se dépenser pour la gloire de Dieu. La lecture des Annales de la Propagation de la Foi l'enflammait d'ardeur, elle enviait le bonheur des mis­sionnaires. Aussi quand elle apprit la fondation do Saigon se sentit-elle remuée jusqu'au fond de l'âme; mais elle resta tranquille. Elle n'eût jamais voulu faire un pas, surtout en matière si grave sans être bien sure de la volonté de Dieu. Elle pria. Le désir de se sacrifier au salut des infidèles, était un trait que le Seigneur lui-même avait enfoncé dans son coeur et qui n'en sortit plus. Cinq ans plus tard. Mgr Languillat, de sainte mémoire, à son retour de Rome en 1867, était venu célébrer la sainte messe au Carmel de Laval. Dans la visite qu'il fît ensuite à la communauté, il exprima son intention de fonder un Carmel dans la mission du Kiang-nan, et demanda à nos mères, si elles pourraient lui fournir des sujets. La communauté était jeune et nombreuse, l'élan était dans tous les coeurs; mais l'entreprise était grave et devait être pesée mûrement. Après avoir tout examiné dans sa haute sagesse. Mgr de Laval donna son consente­ment. Mais quelles seraient les heureuses élues?. Le coeur de ma Sr Sophie était enflammé de saints désirs... Hélas! elle ne fut pas choisie... On ne lui laissait pas même l'espoir de rejoin­dre un jour les fondatrices..

Le coup fut rude; mais énergique toujours, habituée à se vaincre, elle se soumit généreusement et sans hésitation, garda quand même l'espérance invincible d'al­ler retrouver plus tard la petite phalange dont elle enviait le bonheur. Selon sa coutume, elle pria beaucoup, se tut et se mit courageusement au devoir du moment. Trois années s'écoulè­rent, pendant lesquelles St Joseph fut le confident de ses voeux les plus chers. Il ne devait pas tromper sa confiance. La petite fondation demanda du secours à ses mères et soeurs. Cette fois, ma Sr Sophie fut désignée. Dieu récompensait sa constance et sa soumission. Il l'avait longuement et fortement éprouvée. Il en avait fait cet instrument docile dont il voulait se servir pour accomplir son oeuvre. Par une coïncidence heureuse et qu'on n'avait pas cherchée, le départ de Marseille eut lieu le jour même de la fête de notre Ste Mère Thérèse. Le jour de la fête de l'Apôtre St André 1871, elle abordait sur cette terre de Chine tant désirée. Le lende­main, qui se trouvait être le 1er vendredi du mois, le Coeur de Jésus comblait les nôtres de joie par son arrivée et celle de sa compagne.

Tout de suite, elle se mit à l'oeuvre et sut se rendre très utile. En trois mois, elle savait assez de chinois pour se faire comprendre. Aux élections qui eurent lieu peu après son arrivée, elle fut nommée 1ère dépositaire. Pendant les six années qu'elle exerça cette charge, eut lieu la bâtisse de notre monastère; elle s'occupa de tous les détails avec activité et entente. La tâ­che, du reste, lui était rendue bien facile par l'habileté et l'entier dévouement de l'excellent frère architecte de la mission. Le soin des novices lui fut aussi confié, elle s'y dévoua tout entière, et aidée de la grâce qu'elle implorait par de continuelles et ardentes prières, elle par­vint à faire de ses chères enfants, de vraies et solides religieuses. Toutes avaient pour elle la plus entière confiance avec un amour plein de respect.

En 1878, elle fut élue Prieure pour la première fois. Ce fut alors surtout qu'elle se révé­la tout entière. Son coup d'oeil était sûr et prompt. Esprit organisateur, elle mettait partout l'ordre et la paix. Elle examinait les affaires sous toutes leurs faces, savait attendre jusqu'à ce qu'elle y vit clair, et prendre alors une décision ferme autant que sage. Pleine de zèle pour la régularité, elle mit tous ses soins, non seulement à faire observer la règle et les constitutions, mais encore autant que possible, tous les anciens usages de l'Ordre, prenant des informations dans nos plus anciennes maisons de France. Elle aurait voulu que N. S. eût pu avoir, dans l'humble Carmel chinois, comme à St Joseph d'Avila, un petit Paradis de délices pour son Coeur.

Quand arrivèrent les fêtes du troisième centenaire de la mort de notre Ste Mère Thérèse ; elle déploya le plus grand zèle, n'épargna ni démarches, ni soins, ni fatigues pour leur donner le plus d'éclat possible. Son unique but, fut de glorifier Dieu en faisant honorer, connaître et aimer la sainte réformatrice du Carmel. Elle réussit au-delà de ses espérances.

L'élan de la dévotion des fidèles fut vraiment surprenant. Les RR PP Jésuites avaient prêté un concours empressé. Les Mères Auxiliatrices avaient orné elles-mêmes notre chapelle avec goût et élégance, nous donnant comme en toute occasion, la preuve de ce dévouement fraternel, de cette union cordiale qu'il est si doux de rencontrer, surtout sur la terre étrangère et que notre bonne mère savait si bien apprécier.

Comme notre Ste Mère Thérèse, notre mère avait un coeur profondément reconnaissant, et elle était constamment fidèle dans sa reconnaissance comme dans l'amitié. Elle le montrait plus par ses actes, quand elle le pouvait, et au moins par ses prières, que par ses paroles; elle était naturellement très retenue dans l'expression de ses sentiments.

Mais chez elle, jamais aucune petitesse, ses rapports étaient toujours empreints de cette parfaite franchise et de cette entière droiture qui faisait le fond de son caractère. Son dévouement se cachait, il semblait avoir une certaine pudeur à se montrer, sa foi était des plus vives : c'était une foi antique qui la portait au plus profond respect pour le culte divin, pour les moindres cérémonies de la sainte Eglise, comme pour tout ce qui émanait d'une autorité légitime. Elle voyait vraiment Dieu dans ses supérieurs. Cette foi la conduisait naturellement à la confiance en Dieu et au saint abandon ; aussi, en toute occasion, l'avons-nous vue inébranlable dans son espérance. Dans toutes ses difficultés, elle se réfugiait dans la prière et attendait de la Providence un secours qui ne lui manquait jamais. Quant à sa charité, N. S. ayant dit : «Celui qui fait ma volonté, c'est celui-là qui m'aime.» Nous pouvons dire que notre mère aima beaucoup, car elle eut tout sacrifié et se fût sacrifiée elle-même pour accomplir la divine volonté. La gloire de Dieu lui était extrêmement chère et elle était très sensible à tout ce qui la blessait, comme à toutes les persécutions de la sainte Eglise.

Envers le prochain, elle avait un coeur grand et généreux, elle aimait à donner. Elle oubliait facilement les torts qu'on pouvait avoir eus envers elle, et ne parlait qu'avec la plus grande charité des personnes qui l'avaient l'ait souffrir.

Nous avons déjà dit quelque chose de son amour pour nos saintes observances: il se mani­festa surtout lorsque parut la nouvelle édition du cérémonial. Elle en fut d'autant plus heureuse qu'elle l'avait plus désiré. Elle se mit tout de suite à l'étudier, en sorte qu'elle le possédait à fond; et son bonheur fut grand en voyant l'élan unanime de la communauté pour s'y confor­mer. Elle mit tous ses soins à ce qu'il fût ponctuellement observé, ainsi que le papier d'ex­action que nos mères du couvent, pour lesquelles elle éprouvait une si grande reconnaissan­ce, ont aussi fait imprimer. Ce fut là sa dernière oeuvre. Elle semblait dire son Nunc Dimittis. Mais l'épreuve allait venir : l'incendie et le pillage dévastèrent notre chère mission, ses plus beaux établissements furent réduits en cendres, ainsi qu'un grand nombre de chapelles, d'écoles et d'orphelinats; les travaux de l'apostolat rendus impossibles en beaucoup d'endroits, et l'oeuvre du baptême des enfants païens presque entièrement arrêtée. Notre mère ressentit vive­ment tous ces désastres et surtout la perte des âmes.

D'autres sollicitudes vinrent encore s'y joindre : le danger semblait se rapprocher; nous en vînmes à craindre d'être obligées de quit­ter notre chère clôture. Nos Mères Auxiliatrices nous offraient, dans leur maison de Shang­hai, la plus fraternelle hospitalité. Tout était préparé pour nous recevoir avec une délicatesse dont notre bonne mère fut touchée jusqu'au fond de l'âme. On nous avait réservé la moitié d'un étage, avec un oratoire privé, où nous aurions eu la sainte messe tous les jours; en sorte que nous eussions pu vivre comme en clôture et en pratiquant tous nos exercices. Ce souvenir, comme bien d'autres, ne s'effacera jamais de nos coeurs.

De notre côté, nous nous tenions prêtes en cas d'alerte. Notre mère nous avait divisées en trois bandes et avait déterminé ce qu'il y aurait à faire si nous étions attaquées ou envahies. Avec sa sûreté de jugement, elle avait réglé tout ce qui pouvait se régler d'avance, et laissé le moins possible à l'incertitude du moment. Mais surtout, elle avait prié et fait prier, elle voulait que notre prière fut incessante pour obtenir la fin et la réparation de tant de désastres. Elle fit un voeu, au nom de la communauté, au Coeur transpercé de douleur de la très sainte Vierge, puis elle se tint ferme et tranquille dans son espérance. Toutes nous partagions sa confiance, la paix la plus entière régnait dans nos coeurs. Notre Mère du ciel daigna nous exaucer : les troubles cessèrent peu à peu, sans que nous ayons eu à quitter notre chère solitude.

Nous étions au mois de Juillet. Chaque année, les excessives chaleurs de l'été au Kiang-nan faisaient beaucoup souffrir notre bonne mère. Depuis cinq ans surtout c'était pour elle un vrai martyre, une fièvre accompagnée de vomissements très fréquents, la retenait pondant deux mois à l'infirmerie sans qu'il lui fût possible de rien faire, ni même d'avoir lu consolation de recevoir la sainte communion. L'automne la remettait; mais ces secousses brisaient son tempérament naturellement maladif, et ce qui ajoute beaucoup à ses mérites, c'est que tout ce que notre bonne mère a fait, elle l'a fait avec un corps infirme, sujet à de continuelles douleurs qui allaient parfois à l'état aigu. Cette année, nous étions arrivées à la fête de Notre-Dame du Mt Carmel avec une chaleur relativement modérée. Notre mère, quoique souffrante, était debout. Elle avait pu faire la sainte communion, bonheur dont depuis plusieurs années elle était privée en ce beau jour.

Monseigneur avait eu la bonté de venir célébrer dans notre chapelle. Après la messe, la communauté vint au parloir remercier Sa Grandeur. La conversa­tion tomba naturellement sur les désastres de la mission : «Dieu peut tirer le bien du mal, nous dit Monseigneur, mais pour convertir la Chine, je crois qu'il lui faut des victimes; des carmélites conviendraient bien.» — «Nous sommes toutes prêtes. Monseigneur,» reprit aussitôt notre mère, avec un élan qui partait du coeur. Notre-Seigneur daigna sans doute l'accepter; car moins de huit jours après, la chère victime était immolée. Le lendemain, elle put encore communier. Ce fut la dernière fois. La fièvre devint plus forte, les vomissements survinrent et la privèrent cette cette consolation. Le dimanche, quoique bien malade, elle assista encore à la messe. La fièvre augmentait toujours. Le mardi matin, l'inquiétude nous gagna. Jusque-là son état n'avait pas paru plus grave que les années précédentes. La nuit du mardi au mer­credi, elle n'eut presque pas sa connaissance. Elle lui revint le matin, et elle en profita pour prier notre Rd Père Supérieur, qui était venu la visiter, de vouloir bien la confesser. Le dan­ger ne paraissait pas encore imminent. Après le départ de notre Père Supérieur, elle ne parla presque plus; mais elle semblait prier, on remarquait de temps en temps un doux sourire sur ses lèvres. L'infirmière lui ayant adressé quelques mots : «II faut prier » lui répon­dit-elle; ce furent ses dernières paroles. Vers midi, nous crûmes remarquer les symptômes d'une mort prochaine; aussitôt nous envoyâmes prévenir notre Père Supérieur et notre confesseur, qui arrivèrent ensemble. La communauté tout entière était réunie autour de notre mère; mais hélas! elle n'avait déjà plus sa connaissance, et notre bon Père Supérieur ne put que lui administrer l'extrême onction. Il était temps... Car pendant la dernière onction à 2 h. moins dix minutes, elle rendait si doucement son dernier soupir que nous pûmes à peine le saisir. Aussitôt après le Sub venite, notre Père Supérieur daigna adresser quelques mots de consolation à la communauté qui en avait bien besoin... Après sa mort, le visage de notre mère bien-aimée prit une expression de douceur et de sérénité qui avait quelque chose de céleste. Toutes, nous en fûmes très frappées. Les plus jeunes restaient auprès d'elle sans aucune frayeur; on ne pouvait se lasser de la contempler, ni se décider à la quitter. Le len­demain, notre bon Père Supérieur, accompagné de plusieurs autres Pères, vint présider aux obsèques. Nous avons la consolation de garder dans notre enclos cette dépouille si chère.

Cette mort si rapide n'a pas été imprévue. Il semble que Dieu en avait donné connais­sance à notre bonne mère. Le jour de la fête de notre glorieux Père St Joseph, comme nous tirions les testaments, St Joseph lui laissa sa sainte mort. Quelques jours après, elle dit en confidence à l'une de nous, qu'à ce même moment, elle avait compris qu'elle mourrait dans l'année. Depuis lors, cette persuasion ne la quitta plus, elle répéta plusieurs fois à la même soeur : «Vous verrez que je mourrai cette année.» Elle prit toutes ses dispositions comme pour mourir. Nous étions frappées de son avancement dans la perfection; son abandon surtout, et sa confiance en Dieu nous semblaient avoir acquis un degré rare.

Nous ne pouvons qu'avoir la douce confiance que notre bonne mère a reçu un accueil favorable du souverain juge; cependant comme nous ignorons les secrets jugements de Dieu, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui accorder, outre les suffrages déjà demandés, une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, le chemin de la croix, les indulgences des six Pater, Ave et Gloria et quelques invocations à Notre- Dame des Sept Douleurs, à notre Père S' Joseph et à notre mère S'" Thérèse, objets de sa tendre dévotion. Veuillez croire à toute notre reconnaissance et au profond respect avec lequel nous sommes en Notre-Seigneur,

Ma Révérende Mère

 

Votre très humble soeur et servante

Sr Therése-Xavier de St Stanislas

RCI Sous-Prieure

De notre monastère de St Joseph des Carmélites de T'ou-sè-wè près Shang-hai, ce 10 Septembre 1891.

                       

ZI-KA-WEI. — TYP. DE LA MISSION CATHOLIQUE.

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