Carmel

10 Octobre 1893 – Nevers

Ma Révérende et très-honorée Mère,

Paix et très-humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la volonté toujours adorable a mêlé cette année une profonde tristesse aux joies que nous apporte toujours la fête de notre Mère sainte Thérèse. Notre chère et vénérée Soeur Anne - Marie - Madeleine de Saint-Joseph, professe et doyenne de notre Communauté, vient d'être enlevée à notre religieuse affection. Elle était âgée de quatre-vingts ans moins deux mois, dont cinquante-trois passés en religion.

Notre chère Soeur était née dans les montagnes de l'Auvergne, d'une famille vraiment patriarcale, composée de dix enfants. Ses parents, vrais chrétiens des anciens temps, ne négligèrent rien pour leur enseigner ces principes héréditaires de foi et de piété. Afin de les aider dans cette tâche difficile, ils prirent chez eux une personne pieuse qui, tout en les instruisant, sut développer dans ces jeunes coeurs l'amour du devoir et de la vertu. Notre chère Soeur grandit ainsi dans la piété sous cette sage surveillance, et quand vint le moment de faire sa première communion, elle n'eut pas besoin d'autre préparation ; elle la fit seule dans la petite église de sa paroisse. Comme on sortait de la Révolution, les exercices du culte n'avaient pas encore été rétablis régulièrement.

Notre chère Soeur parlait peu de sa vie de jeune fille, mais nous savons qu'elle fut toujours pieuse ; cependant les plaisirs du monde la tentèrent un instant et, échappant un jour à la vigilance maternelle, elle se rendit à une fête ; mais à peine y fut-elle arrivée qu'elle en reconnut la vanité, en fut dégoûtée et n'y retourna jamais. Notre-Seigneur la gardait pour Lui et l'appelait à la vie religieuse sans lui donner de ces attraits sensibles et de ces consolations qui sont souvent nécessaires pour soutenir dans les difficultés que rencontre presque toujours la vocation reli­gieuse, surtout la vocation du Carmel.

Placée comme pensionnaire chez les Ursulines d'Ambert pour terminer son éducation, sa vocation s'y affermit, et elle sollicita son admission dans notre Monas­tère. Comme sa cousine, notre vénérée et regrettée Mère Marie de la Trinité devait entrer prochainement, nos Mères l'engagèrent à en profiter pour venir â Nevers, afin de mieux s'assurer qu'elle était vraiment appelée au Carmel. Satisfaites de ses bonnes dispositions, elles la reçurent en même temps que sa compagne. Mais que leurs voies devaient être différentes ! Tandis que celle-ci savourait les joies sensibles d'une tendre piété, celle-là n'éprouvait que sécheresses et impuissances. Comme cette âme généreuse savait que les sentiments ne sont pas les seules preuves de l'amour, dès lors elle résolut de servir le bon Maître â ses dépens par l'exacte observance de nos saintes Règles. Elle entrait ainsi dans la voie qu'elle devait suivre pendant toute sa vie religieuse. Les deux Postulantes furent admises au saint Habit et à la Profession aux époques ordinaires.

Bientôt on put remarquer dans notre bien-aimée Soeur Madeleine de Saint- Joseph spécialement un grand amour du Saint Office et son zèle à observer les plus petites cérémonies. Elle avait reçu vraiment un don particulier pour l'intel­ligence des rubriques ; rien ne lui échappait, et plus d'un an à l'avance elle pou­vait dire les changements qu'on aurait à faire dans l'Ordo. Cette aptitude, ma Révérende Mère la désignait pour la charge de Sous-Prieure qu'on ne tarda pas â lui confier ; elle la remplit pendant douze ans à différentes époques.

Fervente et régulière, on la voyait toujours la première à tous les exercices ; malgré ses occupations, elle savait s'arranger de manière à n'être pas en retard, trouvant que les emplois ne sont pas incompatibles avec la régularité. « Lorsqu'on le vent bien, » disait-elle, « on peut toujours arriver à temps. » Aussi ne la voyait- on pas au Choeur, dès le commencement de l'office, c'était comme un petit événe­ment, et on pensait bien vite que quelque chose d'extraordinaire devait être arrivé, puisque ma Soeur Madeleine de Saint-Joseph n'était pas là. Telle fut sa parfaite ponctualité pendant toute sa vie ; dans ces derniers temps surtout, elle nous donna encore de plus touchants exemples de son amour pour la régularité. Notre vénérée Doyenne savait faire ses petites combinaisons afin d'arriver toujours la première aux exercices de Communauté.

Malgré son état pénible de sécheresse continuelle, notre bonne Soeur était très assidue au Choeur ; les dimanches et jours de fêtes elle n'en sortait presque pas. En vraie fille de notre Mère sainte Thérèse, tous les intérêts de la Sainte Eglise et des âmes la touchaient fortement. Pour toutes ces intentions elle avait des prières spéciales qu'elle faisait avec une piété persévérante; malgré cela, elle croyait ne rien faire, et durant toute sa vie demanda l'esprit de prière, ne se doutant pas qu'elle le possédait à un bien haut degré.

Douée d'un jugement droit et solide, elle était un appui pour ses Mères Prieures, qui aimaient à la consulter, trouvant dans ses conseils une véritable lumière et un vrai secours. Mais s'agissait-il d'elle-même, notre vénérée Soeur disait ne rien savoir, ne rien comprendre, se soumettant avec la plus humble docilité, et cela jusqu'à sa mort. Il y a peu de temps nous lui avions fait une petite recommandation ; malgré la gêne qu'elle en éprouvait, à notre insu, elle l'observait scrupuleusement, « parce que, » disait-elle, « notre Mère l'a dit. »

Sa soumission, son respect, son obéissance envers ses Supérieurs étaient on ne peut plus exemplaire ; elle ne cessait d'en recommander la pratique aux jeunes Soeurs, aimant à leur répéter que là seulement se trouvent, pour l'âme religieuse, le bonheur et la sécurité.

Profondément pénétrée de son néant, elle se regardait comme la dernière de toutes et n'était jamais empressée à donner son avis.

Toute dévouée à sa chère Communauté, notre bonne Soeur Madeleine de Saint- Joseph se dépensa dans tous les offices où elle fut placée, n'épargnant ni son temps, ni sa peine pour que les choses fussent bien faites. Pendant de longues années elle se livra avec une pieuse assiduité au travail des ornements, qui fut longtemps une des principales ressources de la Communauté. Dans sa vieillesse, qu'il était édifiant de voir cette vénérée Soeur prendre part à tous les travaux communs ; par exemple, les jours de lessive, arrivée la première, elle ne quittait le lavoir qu'après s'être assurée que tout était fini. Ces dernières années, obligée par ses infirmités de s'appuyer sur un bâton, elle s'y rendait aussi exactement que par le passé, ne se retirant que lorsque nous l'y obligions.

Son fort tempérament secondait son besoin de dévouement et lui a permis de garder jusqu'à la fin, dans toute leur rigueur, nos saintes Règles, pour lesquelles elle n'a cessé de professer l'amour, le respect le plus religieux.

Cependant ce n'était pas sans souffrances que notre chère Soeur observait les jeûnes ; souvent après complies la pauvre collation ne se sentait plus ; il fallait pourtant attendre le dîner du lendemain, en comptant les heures et même les minutes ; mais jamais la pensée ne lui vint de demander un soulagement ou une exemption.

Notre bien-aimée Soeur, ma Révérende Mère, avait une telle vénération pour nos saints Usages qu'elle aurait voulu voir, dès leur début, les Novices et même les Postulantes n'y manquer jamais. Leur démarche, souvent un peu précipitée, était en particulier l'objet d'une réprimande qui parfois ne manquait pas de sévé­rité ; aussi les chères enfants tâchaient-elles d'éviter sa rencontre, et se surpre­naient-elles marchant un peu vite, elles regardaient si la chère Doyenne n'était pas là, sûres que ce petit oubli ne passerait pas inaperçu. Son zèle seul la faisait agir ainsi, et son bon coeur savait bien, du reste, faire oublier la manière un peu trop franche avec laquelle la réprimande avait été faite.

Le bon Maître, qui mesure ordinairement nos souffrances à notre amour, ne laissa pas cette âme sans sa part de croix ; Il lui demanda il y a environ vingt ans un sacrifice qui devint pour elle la source de beaucoup d'autres. Sa vue s'affaiblit et donna même de sérieuses inquiétudes ; le médecin déclarait un commencement de cataracte. Elle confia sa peine à la Sainte Vierge, lui demandant deux faveurs : garder ses yeux assez pour dire le Saint Office et se conduire elle-même; cette dernière grâce lui fut accordée jusqu'à la fin de sa vie. Dans les desseins de la Providence il n'en fut pas de même pour la première ; sa vue alla toujours en s'affaiblissant, et depuis cinq ans le sacrifice le plus pénible pour son coeur lui fut demandé. Nous n'oublierons jamais avec quelle profonde douleur elle vint nous apporter ses livres d'office, disant que désormais, hélas ! elle ne pouvait plus s'en servir.

Le 1er mai 1892, fête du Bon Pasteur, nous eûmes la consolation de célébrer les noces d'or de notre chère Doyenne, ainsi que celles de sa cousine, notre si regrettée Mère Marie de la Trinité. Tandis que celle-ci était retenue à l'infirmerie par son état de grande faiblesse, notre bonne Soeur Madeleine de Saint-Joseph, encore bien vaillante malgré ses soixante-dix-huit ans, recueillit tous les honneurs de cette petite fête. Le vénéré Pasteur de notre paroisse Saint-Etienne voulut bien, malgré ses nombreuses occupations, venir présider la cérémonie religieuse et adresser à la chère Jubilaire une touchante allocution. Puis, après lui avoir remis la couronne et le bâton bénits il entonna le Te Deum, pour remercier le bon Maître de toutes les grâces accordées à notre bien-aimée Soeur pendant ces cinquante années. La fête de famille se continua toute la journée; il nous était si doux de prodiguer à nos vénérées Soeurs les témoignages de notre fraternelle affection et de notre reconnaissance pour leur long et persévérant dévouement à notre chère Communauté.

Mais, ma Révérende Mère, depuis plusieurs années le travail de la grâce dans l'âme droite et simple de notre chère Soeur Madeleine de Saint-Joseph avançait sensiblement. Notre-Seigneur, content, sans doute, de la fidélité avec laquelle elle l'avait toujours servi, malgré la privation de toute consolation sensible, l'éclaira sur certains points de perfection qu'elle n'avait pas compris jusqu'alors.

Ses Confesseurs et sa Mère Prieure n'avaient qu'à lui indiquer ce que la grâce lui demandait pour qu'aussitôt elle se mit â l'oeuvre sans jamais discuter, et se soumettait aveuglément à leur conduite. Peu à peu les petits mouvements de nature disparurent sous l'action divine, et une sensible transformation s'opéra en elle. A mesure que son corps s'affaiblissait, son âme semblait rajeunir et s'em­bellissait de plus en plus pour le Ciel.

Ma Soeur Madeleine de Saint-Joseph, ma Révérende Mère, avait puisé au foyer paternel une tendre dévotion envers la Très-Sainte Vierge ; elle prit un nouvel accroissement depuis son entrée au Carmel, et en toute occasion elle aimait à confier à sa bonne Mère ses petits embarras et ses peines. Depuis que sa mauvaise vue ne lui permettait plus de lire, la récitation du saint Rosaire lui tint lieu de toute autre prière. On ne la rencontrait jamais que son chapelet à la main. Même dans son agonie, elle l'égrenait encore, et sa bonne Mère du Ciel était l'objet de ses touchantes invocations; sans cesse elle la priait de venir la chercher.

Après Pâques l'influenza ayant visité notre Communauté, notre bien chère Soeur Madeleine de Saint-Joseph en fut atteinte, mais n'y fit pas grande attention.

Cependant, à partir de ce moment ses forces diminuèrent visiblement; l'appétit et le sommeil disparurent presque complètement, ses pauvres jambes lui refu­sèrent leur service ; mais, toujours éprise du plus sincère amour pour nos saintes Règles et Observances, elle n'a cessé de faire les plus pénibles efforts pour se rendre â tous nos exercices, sans excepté les Matines. « Je n'y fais rien », disait- elle, « mais du moins je suis là, près de Notre-Seigneur et en communauté. » Pour s'y tenir debout elle était obligée de s'appuyer sur une béquille.

Mais, hélas ! à partir de la fête de saint Jean-Baptiste elle dut renoncer à se rendre à cette partie de l'office. Dès lors, presque chaque jour de nouveaux sacrifices lui furent demandés. Que n'eut-elle pas à souffrir pour attendre l'heure de faire la sainte Communion et se rendre au Choeur afin d'éviter tout dérangement.

A la fin du mois d'août, le docteur nous ayant dit que son grand âge et sa faiblesse toujours croissante mettaient sa vie tout à fait en danger, nous nous empressâmes de la faire administrer. Cette touchante cérémonie se fit à l'Oratoire, où notre bonne Soeur Saint-Joseph, assise dans un fauteuil, reçut l'Extrême-Onction avec sa foi vive et le coeur surabondant d'actions de grâces.

Son unique soin désormais, ma Révérende Mère, fut de garder son âme bien pure et toujours prête à répondre à l'appel du Bon Maître, dès qu'il lui ferait signe. La grâce envahit de plus en plus son âme et sa vie ne fut désormais qu'un acte continuel d'abandon. Combien nous étions édifiées de voir notre vénérée Soeur, toujours humble et docile, se livrant entièrement entre les mains de ses infirmières, ne laissant jamais paraître ni goûts ni répugnances. Aux offres qu'elles lui faisaient pour la soulager, sa réponse invariable était celle-ci : « Comme vous voudrez ! » Une seule fois, la seconde infirmière, nouvelle dans son emploi, ignorait une précaution à prendre pour lui rendre un service ; notre chère malade se permit alors une petite réflexion. Mais bientôt elle se la reprocha, et à notre première visite elle s'en accusa dans des termes si humbles et si contrits que nous en fûmes touchée, édifiée et confuse. Son mépris d'elle-même, qui l'avait toujours tenue si petite à ses propres yeux, prit un nouvel accroisse­ment ; elle savourait la pensée de son néant, nous priant de lui obtenir de garder ce sentiment jusqu'à la fin, l'estimant plus que tous les autres dons. Sa vie, toute de fidélité, lui semblait remplie de fautes et d'imperfections, et elle ne se lassait pas de dire qu'elle n'avait rien fait pour le bon Dieu. « Mais, disait-elle, j'ai les mérites de mon Jésus, et je m'abandonne à Lui. »

Nous étions étonnée et en même temps pieusement ravie en voyant les lumières qu'elle recevait en ces derniers jours, sur la perfection, la pureté de l'âme et la sainteté. Morte â tout le créé, elle n'avait plus d'autres désir que d'accomplir la volonté de Dieu, d'aller bientôt s'unir à Lui et de mourir dans un acte de parfait abandon. Ne pouvant plus prier vocalement, â cause de sa grande faiblesse, elle ne disait plus que ces courtes invocations : « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Mon Dieu, je vous aime ! Mon Dieu, je m'abandonne ! »

Notre bien-aimée Soeur, ma Révérende Mère, était arrêtée depuis un mois à l'infirmerie. Elle eut la grâce de recevoir abondamment tous les secours et les consolations dont notre Mère la sainte Église entoure ses enfants â cette heure suprême. Notre-Seigneur réalisait en sa faveur la promesse faite à sainte Gertrude de récompenser au moment de la mort tout ce qu'on aurait fait sans consolations pendant la vie.

Notre bon Père Aumônier, si dévoué pour le bien de notre chère Communauté, lui prodigua tous les secours de son saint ministère. Elle reçut encore le Saint- Viatique jeudi 12 octobre, et la grâce de l'absolution lui fut renouvelée lundi 16 en pleine connaissance. Notre bon Père dit avec nous les belles prières de la recom­mandation de l'âme et la bénit une dernière fois. Ce ne fut que vers dix heures du soir qu'elle cessa de donner signe de connaissance, et â trois heures un quart du matin, 17 octobre, elle rendit paisiblement son âme à Dieu, une partie de la Commu­nauté et nous présentes.

Sa physionomie avait pris, dès la veille, une expression toute céleste qu'elle garda après sa mort ; elle semblait nous sourire, et les personnes qui la virent à la grille du choeur furent frappées de son air si calme, si serein, si heureux. Cette mort si visiblement sainte, tout en nous consolant, nous laisse cependant une peine profonde. Nous sentons que notre petit Carmel vient de faire une perte irréparable dans cette vénérée Soeur, qui avait si bien conservé l'esprit de nos anciennes Mères. Nous espérons que du haut du Ciel notre bien-aimée Soeur continuera, par ses prières et sa protection, à faire du bien à sa famille religieuse, qu'elle a tant aimée et si longtemps édifiée par ses vertus et sa vie sainte.

Quoique nous ayons la confiance, ma Révérende Mère, que la constante fidélité de notre regrettée Soeur Madeleine de Saint-Joseph lui aura mérité un accueil favorable du Divin Maître, comme il faut être si pur pour entrer au Ciel, nous vous prions de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce, une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Chemin de la Croix, celles des six Pater, et quelques invocations aux Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie, à notre Père saint Joseph, à notre Mère sainte Thérèse, à sainte Anne et à sainte Madeleine ; elle vous en sera très-reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, en union de vos saintes prières, au pied de la Croix de notre Divin Sauveur,

Ma Révérende et très-honorée Mère,

 

Votre bien humble servante,

Soeur Marie-Marguerite de l'Enfant-Jésus,

R. C. I.

De notre Monastère de l'Assomption de la Sainte Vierge sous la protection de notre Père saint Joseph des Carmélites de Nevers, le 10 octobre 1893.

 

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