Carmel

10 Novembre 1893 – Pau

Ma Révérende Mère,

Paix et humble salut en N. S. qui, pendant notre retraite annuelle, et la veille de la fête de la Maternité de la Ste-Vierge, a enlevé à notre religieuse affection, notre chère Soeur Marie Aimée de Jésus, âgée de 58 ans, après 26 ans de vie religieuse.

Nous avons trouvé un billet où, pénétrée du sentiment de son obscurité, elle exprime le désir qu'il ne soit pas fait de circulaire à son sujet. Nous transcrivons ici cet écrit, qui révèle la profonde humilité et l'ardente générosité de notre chère Soeur.

« Je désire et demande en grâce que les suffrages soient sollicités pour mes chers « défunts et pour les âmes du Purgatoire auxquelles j'ai tout abandonné. On ne fera pas de circulaire, il n'y a rien de bon à dire. Je ne suis qu'une misérable pécheresse. La Ste-Mère de Jésus s'est montrée ma mère, j'attends tout de son coeur et du sang précieux de son très cher fils. Je demande pardon du fond de mon âme à nos très chères Mères et Soeurs de tout ce que je leur ai donné à souffrir par ma nature orgueilleuse. Je les remercie de tout ce qu'elles ont fait et feront pour la très indigne et imparfaite Soeur Marie Aimée de Jésus ».

C'est avec la plus grande émotion que nous avons lu ces lignes, ma Révérende Mère. Notre bien-aimée Soeur, proclame qu'elle n'est qu'une pécheresse, expression dont elle se servait toujours dans son humilité; mais elle ne dit pas combien elle a aimé Jésus et combien elle a été aimée de Lui.

Nous aurions voulu accéder à son humble désir ; toutefois nous ne voulons pas, ma Révérende Mère, nous priver de la consolation de vous entretenir quelques instants de notre chère Soeur, qui a été si généreuse pour le bon Dieu, et si édifiante pendant sa dernière maladie.

Née dans le département de la Haute-Saône, elle appartenait à une de ces familles honorables et chrétiennes dans lesquelles la Foi et la Piété sont héréditaires. Aujourd'hui encore, malgré le malheur des temps, ses nombreux parents continuent ces saintes tradi­tions et se distinguent par leur fidélité à Dieu et aux pratiques de la vie chrétienne.

C'était une des grandes joies de notre chère Soeur.

Elle était fort jeune lorsqu'elle perdit son Père. A l'âge de seize ans, Notre Seigneur, lui demanda le sacrifice de sa bonne mère, qu'elle aimait beaucoup. Elle était inconsolable de cette perte, car elle comprenait combien elle aurait eu besoin encore de ses conseils.

A l'exemple de notre Mère Ste-Thérèse, elle alla se prosterner aux pieds de la Reine du Ciel et la supplia d'être désormais sa mère. Marie a toujours veillé sur son enfant d'une façon vraiment extraordinaire.

De son côté, notre chère Soeur, a toujours eu un grand amour pour la mère de Jésus et une confiance filiale en sa toute puissante protection. Sa dévotion préférée était la dévotion à N. D. du St-Rosaire. Combien n'en a-t-elle pas égrené dans sa vie! Aussi, la Reine du St-Rosaire, lui a-t-elle accordé la grâce de mourir pendant son mois béni, et la veille de la fête de sa Maternité. Nous avons constaté, une fois de plus, que la dévotion à la Très Ste-Vierge, est un signe assuré de prédestination et qu'on ne l'invoque jamais en vain.

Après la mort de sa mère, notre chère Soeur, resta ce qu'elle avait été jusqu'alors ; c'est- à-dire le modèle de la jeune fille sérieuse, bonne, chrétienne et même très pieuse.

Elle avait tout ce qu'il faut pour réussir dans le monde; aimable, gracieuse, pleine de coeur, elle était aimée et recherchée. L'idée de la vie religieuse qui la poursuivait déjà, l'empêcha de se lancer dans ce monde pervers qui promet le bonheur, mais qui ne laisse que de l'amertume dans le coeur.

Elle avait toujours le désir de se donner à Jésus ; mais comment se dérober à sa famille qui l'aimait tendrement? D'un caractère ardent, généreux, énergique, capable de grandes choses, elle n'était pas de celles qui se laissent arrêter et vaincre par les obstacles lorsqu'il s'agit d'accomplir la volonté de Dieu.

Quelques années se passèrent ainsi, dans de grandes luttes, lorsqu'elle tomba gravement malade. Les médecins lui ordonnèrent les Eaux-Bonnes et l'envoyèrent dans les Pyrénées. Arrivée à Pau, où elle passa plusieurs hivers, elle prit pour confesseur un digne prêtre, vicaire de la paroisse St-Martin, aujourd'hui curé-doyen et qui était en relation avec notre Monastère. Elle lui ouvrit son âme et lui manifesta le désir d'être carmélite.

Mais comment avec une santé délicate qui exigeait des ménagements continuels et les soins les plus minutieux, affronter les saintes austérités de la règle du Carmel ? Elle ne pouvait aller à l'église sans se condamner à garder la chambre pendant des mois entiers. Une des conditions essentielles pour entrer dans la vie religieuse, n'est-ce pas d'avoir une santé .suffisante afin d'en remplir les obligations ? Faut-il, dès le premier jour, prendre possession de l'Infirmerie, ne vivre que de dispenses et devenir un embarras pour la communauté ? — Ces sages réflexions, de son Directeur, calmaient pour un instant les aspirations de notre chère Soeur. Mais bientôt le désir du Carmel revenait plus fort, plus véhément. C'était comme une sainte obsession, qui troublait le repos de ses jours et de ses nuits. « Si je ne puis y vivre, disait-elle, j' y mourrai ; mais qu'on me laisse entrer. »

Monsieur l'abbé Terrès, vint la présenter à notre Révérende Mère Elie, de vénérée mémoire, à titre d'essai. Il fut convenu qu'il ne serait fait aucune exception pour elle et qu'on la soumettrait dès la première heure à toutes les prescriptions de nos saintes règles.

Notre postulante entra la veille au soir de la fête de notre Père St-Joseph, sous les auspices de ce glorieux Patriarche, pour lequel elle avait la plus tendre dévotion. Elle se mit énergiquement à faire comme toutes les autres Soeurs et à suivre tous les actes de la communauté. Quelques jours après, son confesseur vint la voir, et quel ne fut pas son étonnement de la trouver joyeuse, contente, et même dans un excellent état de santé ! Cette résurrection était comme le témoignage authentique de la volonté de Dieu.

En religion, notre chère Soeur, fut ce qu'elle avait été dans le monde. Ardente, animée d'un grand amour de Dieu, généreuse dans les sacrifices, mortifiée, s'oubliant elle-même pour ne procurer que la gloire de Dieu et le salut des âmes. Avec sa nature aimante, Dieu seul sait ce que lui coûta de luttes, de combats la séparation de sa famille bien aimée. Mais elle s'était faite religieuse pour le salut de leurs âmes, elle ne reprit jamais rien de son sacrifice.

Elle aimait beaucoup aussi les parents de ses mères et soeurs ; chacune de nous, sait toutes les prières, les actes de mortification, les pieuses industries de sa charité, pour leur obtenir des grâces de conversion et la faveur plus appréciable encore d'une bonne et sainte mort. Elle s'intéressait aux besoins de l'Eglise, des âmes et du peuple chrétien ; elle aurait voulu sauver tous ses frères et les savoir heureux à l'exemple de son céleste Epoux. Profondément humble, elle ne se croyait bonne à rien. Quand il lui échappait des

imperfections, des vivacités, elle en avait une telle contrition qu'elle réparait amplement sa faute par son acte d'humilité.

Elle avait un grand esprit de Pauvreté. Tout ce qui lui était confié était l'objet de ses soins assidus et portait le cachet d'un ordre parfait. Au début de sa maladie, elle me remit toutes les fournitures qu'elle gardait pour faire des petits ouvrages et elle me dit: « Tenez, ma mère, je crois que je ne me relèverai pas, je veux me dépouiller de tout, pour paraître bien dégagée devant mon Jésus. Je veux mourir en vraie pauvre. »

La santé de notre chère Soeur s'est maintenue assez bonne pendant de longues années. Depuis l'hiver dernier elle se trouvait plus souffrante, sans toutefois sentir le besoin de s'arrêter complètement. Elle toussait beaucoup; et cette toux, que rien ne pouvait calmer, la fatiguait énormément. Cependant les médecins ne trouvaient rien de grave dans son état.

Au mois de juillet dernier ayant soulevé une table trop lourde pour ses forces, elle sentit que quelque chose venait de se rompre à l'intérieur. Depuis ce moment, elle commença à souffrir du coeur, et ses pieds enflèrent. A cette maladie de coeur, vint s'ajouter une phtisie aiguë; les deux poumons étaient atteints ; le danger devenait imminent. De grandes souffrances, endurées avec une patience et une résignation admirables, de nombreuses grâces spirituelles, allaient achever, en peu de temps, l'oeuvre de sanctification dans l'âme de notre chère Soeur.

Vers le 25 août, elle s'alita définitivement. Notre dévoué docteur, qui venait la voir tous les jours, constatant que le mal faisait de rapides progrès, nous crûmes prudent de lui faire recevoir l'Extrême-Onction. Elle reçut ce Sacrement avec un calme parfait et une piété très grande. D'ailleurs, très abandonnée à la Ste-Volonté de Dieu, vivre ou mourir lui était indifférent. Elle parlait de la mort, du ciel, comme qui parle de faire un voyage. - Notre Seigneur, lui ménagea la consolation de revoir le digne prêtre qui l'avait intro­duite au Carmel. Monseigneur notre Evêque aussi, vint lui porter sa paternelle bénédiction. Elle fut si contente et si heureuse de ces grâces inattendues, qu'elle ne savait comment en exprimer sa reconnaissance.

Pendant quelques jours le mal sembla se ralentir un peu ; et nous eûmes l'espoir de la conserver longtemps encore. Le 5 Octobre, vers minuit, elle éprouva des douleurs intoléra­bles au coeur. L'infirmière, qui couchait auprès d'elle, croyant qu'elle allait mourir, vint nous avertir ainsi que la Mère Sous-Prieure. La nuit se passa dans de grandes souffran­ces ; le lendemain matin ces douleurs aiguës disparurent complètement.

A 10 heures, nous fîmes entrer le Révérend Père Jésuite, qui nous donnait la retraite, pour la confesser et lui faire la recommandation de l'âme. Puis, s'approchant d'elle, le Révérend Père, lui fit faire le sacrifice de sa vie pour l'Eglise, la France, notre Saint-Ordre. « Oui mon Père, répondit-elle, pour toutes ces intentions, pour vous aussi, et pour la Compagnie de Jésus. » Elle nous demanda pardon des peines qu'elle nous avait causées. A notre tour, nous lui demandâmes de nous pardonner.

Notre digne aumônier lui porta ensuite le Saint Viatique.

Toute la journée du vendredi, notre chère Soeur fût très affectueuse, très aimable pour nous toutes. Elle fût même très gaie.

Quand notre bon Docteur vint la voir, elle le remercia des soins dévoués qu'il lui avait prodigués, et lui promit de ne pas l'oublier, ainsi que sa chère petite famille.

A 9 heures, entendant sonner la cloche, elle me demanda ce qu'on sonnait ? Matines, répondîmes-nous. — Ah ! nous dit-elle en riant, ce soir, je n'irai pas à Matines. — Quel office fait-on ? L'office de Saint Bruno. Alors dans un transport de joie elle s'écria : « Oh ! Saint Bruno ! S'il pouvait m'accorder la grâce de chanter son office au Ciel, cette nuit ! » Mais- non, je n'en suis pas digne, je n'ai pas assez souffert. — Seigneur tout ce que vous voudrez. »

Depuis ce moment, elle ne discontinua pas de prier, de s'unir à Notre-Seigneur ; elle faisait des actes de Foi, d' Espérance, de Charité. Elle priait surtout beaucoup la Très Sainte Vierge.

Elle parla de ses chers parents, de ses neveux et petits neveux et elle dit : « Qu'ils soient bien unis, qu'il y ait la charité entr'eux, qu'ils aiment Marie. Oh ! la dévotion à la Sainte Vierge ! Tout est là !»

Vers quatre heures, voyant que ses forces diminuaient, nous fîmes lever la communauté pour prier et faire de nouveau la recommandation de l'âme. Notre courageuse Soeur, répondit à toutes les prières, et quand nous nous arrêtions elle recommençait elle-même : « Mon Dieu, je crois, j'espère, je vous aime ! — Je vous aime de tout mon coeur !... — Plutôt mourir que de vous offenser ! Je veux tout ce que vous voudrez ! — »

Elle renouvela ses Saints voeux trois fois, appuyant sur ces mots : « Et ce jusqu'à la mort. »

Depuis six heures elle ne parla plus ; je ne sais si elle avait la connaissance. Cependant lorsque nous l'appelions elle ouvrait les yeux. A 7 heures, la communauté se rendit au choeur pour les petites heures, et nous restâmes auprès de notre mourante, avec les infir­mières, une Soeur âgée et deux soeurs du Voile Blanc, A sept heures et demie elle rendit paisiblement son âme à Dieu, comme une enfant qui s'endort entre les bras de sa Mère. Trois grands soupirs nous apprirent que tout était fini. . ,

Nous n'avons pu conserver les restes de notre bien aimée Soeur dans la Clôture. Ce sacrifice est bien sensible à nos coeurs.

Nous avons la douce confiance que notre chère Soeur, aura reçu un accueil favorable de son Divin Sauveur et de la Très Sainte Vierge, qu'elle a tant aimés. Mais comme il faut être si pur pour entrer au Ciel, nous vous prions, ma Révérende Mère, d'ajouter aux suffrages déjà demandés, ce que votre charité vous inspirera. Notre chère Soeur, vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire dans l'amour du Coeur de Jésus,

 

Votre humble Soeur et Servante,

Soeur Marie Berthe de N. D. des Miracles.

De notre Monastère du Sacré Coeur de Jésus, du Coeur Immaculé de Marie, de notre notre Mère Sainte-Thérèse, et de Sainte Anne des Carmélites de Pau, le 10 Novembre 1893.

 

P. S. — Nos Mères du Carmel de Tarbes, nous prient de vous informer, ma Révérende Mère, qu'elles vont vous adresser un exemplaire d'un beau panégyrique de notre Mère Sainte Thérèse, qui leur a été gracieusement offert par l'auteur, pour être vendu au profit de leur Monastère.

S'il ne vous était pas possible de le garder, ni de le placer, veuillez le leur renvoyer. Mais elles espèrent que vous voudrez bien leur faire encore cette charité; car si elles peuvent conserver leur chère solitude, ce n'est qu'au prix des plus grands sacrifices et avec l'aide des secours qu'elles attendent de la Providence.

Si vous pouvez, en le faisant connaître, en placer plusieurs exemplaires, nos Mères, vous en seront profondément reconnaissantes et vous enverront le nombre d'exemplaires que vous désirerez.

 

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