Carmel

10 mai 1895 – Lyon

 

Ma Révérende et très honorée Mère.

Très humble salut en Notre-Seigneur qui nous a associées d'une manière toute spéciale à son portement de croix, en rappelant à Lui, notre chère et vénérée Mère dépositaire, Jeanne, Elisabeth, Marie-Louise de Jésus, dans la soixante- sixième année de son âge, et la trentième de sa vie religieuse.

Déjà, par notre billet du 18 mars, quelques heures seulement après qu'elle nous avait quittées, nous vous avons demandé les suffrages de notre Saint Ordre, en faveur de cette Mère si regrettée. Aujourd'hui, ma Révérende Mère, nous voudrions essayer de vous dire quelques chose d'une vie, pleine des ensei­gnements qui découlent de la pratique des plus solides vertus.

Notre Mère vénérée naquit, le 29 Octobre 1828, à Rive-de-Gier, petite ville de notre diocèse, au sein d'une famille honorable et profondément chrétienne. Ses parents virent leur union bénie par la naissance de neuf enfants ; mais plusieurs moururent en bas âge, et cinq filles demeurèrent la consolation de ce foyer chrétien : notre Mère était la quatrième.      

Dieu, qui devait être, un jour, le maître unique de son âme, voulut en prendre possession par une prompte régénération baptismale, et, dès le lendemain de sa naissance, elle fut baptisée, dans l'église de Saint-Jean-Baptiste, sa paroisse. L'enfant fit, de bonne heure, l'apprentissage de la souffrance qui devait être le partage de sa vie. Elle était maladive et vers l'âge de huit ou neuf ans, on craignit vraiment de la perdre. La foi profonde de son père obtint de Notre-Dame du Puy, dont il visita le sanctuaire, une guérison que la science humaine regardait comme désespérée. Dieu avait d'autres vues sur cette âme, et devait lui faire acheter, à plus haut prix, le bonheur de le posséder durant une éternité.

Nous avons peu de détails sur la vie de Notre Mère dans le inonde. Elle fît sa première communion le dimanche de la Passion, 5 avril 1840, admirablement préparée dans le milieu chrétien où elle vivait. Sa faim et sa soif de l'Eucharistie, pendant toute sa vie, son attention à célébrer, chaque année, l'anniversaire de la première visite de Jésus, nous font penser que, dès cette heure, elle dut comprendre quelque chose au don de Dieu. Pourtant, nul désir d'y répondre par le don total d'elle-même, ne semble dater de cette époque. Elle continua à grandir, sous le regard de ses bons parents, avec ses soeurs; puis, elle alla terminer son éducation au pensionnat que les religieuses de Saint-Charles ont encore près de notre ville, à Charly. Là, son intelligence, son application à l'étude, où elle avouait, volontiers avoir trouvé de vraies jouissances, lui assurèrent, souvent, le premier rang parmi ses compagnes. Elle revint, ensuite, occuper sa place au milieu des siens, nous, faisant, nous a-t-il été dit, le charme de la vie de famille par sa gaieté, et par les rares qualités de son esprit et de son coeur.

A vingt-cinq ans, elle perdit son père, dont la mort assez prompte fit, à ce foyer, un vide immense. Quelques années plus tard, la Mère, à son tour, était enlevée à la tendresse de ses filles que Dieu avait gardées, toutes, autour d'elle. Notre chère Mère éprouva une douleur profonde, dont sa santé, toujours débile, ressentit le contrecoup. Elle garda, jusqu'à la fin de sa vie, le souvenir de ces impressions douloureuses ; celui, aussi, des exemples et des leçons de sa mère vraie femme forte de l'Ecriture, à qui elle aimait à rapporter tout ce qu'elle avait de bon.

Ce furent, peut-être, les angoisses de ces heures, qui rendirent sérieuses, dans l'âme de notre chère Mère, des pensées de vie religieuse qu'elle ne devait réaliser que six années après. Durant ce temps, le chagrin vint encore tremper son âme : la plus jeune de ses soeurs mourut, à trente-et-un an, dans des dispositions admirables. Cette mort brisa le coeur de notre Mère. Sa soeur, si aimée, avait pénétré, sans qu'elle lui en eût rien dit, le travail que la grâce opérait en elle. Pour tous, d'ailleurs, les desseins de Dieu commençaient à se révéler au dehors, et (jette vocation qui, pour être tardive, n'en devait être que plus sérieuse et plus forte, ne pouvait se dissimuler plus longtemps, à la sollicitude des coeurs qui l'entouraient.  

Les trois soeurs aînées de notre Mère, qui, toutes, lui survivent, étaient broyées par l'appréhension d'une séparation nouvelle, et, dans leur tendresse, elles cherchèrent à la prévenir. Ce lut un moment de cruelle épreuve pour un coeur, dans lequel vibrait, si fort, l'amour de la famille, et à qui l'immolation personnelle n'était rien, en face de la pensée du sacrifice qu'il lui fallait imposer. Faut-il le dire, ma Révérende Mère, notre chère Mère succomba ; et, alors qu elle se sentait déjà engagée vis-à-vis de son Dieu, cédant aux affectueuses instances qui lui furent faites, elle promit de ne jamais s'éloigner.

C'était là que Dieu l'attendait. Le soir, quand, recueillie dans la solitude, au pied de son crucifix, elle en vint à réciter l'acte d'amour de Dieu, elle lut arrêtée dès les premières paroles. Pouvait-elle, en effet, affirmer cet amour par dessus toutes choses, puisqu'elle venait de le sacrifier à son affection fraternelle !... Elle ne se releva pas sans avoir pris une résolution énergique : elle avait manque de parole à son Dieu, elle ne craindrait pas de revenir sur la parole donnée à des créatures, quelque aimées qu'elles fussent. Et pour que rien, désormais ne vint exposer sa faiblesse, elle garderait son dessein secret, et partirait seule, sans rien dire !  

Plus d'un an se passa encore, croyons-nous, avant que notre mère put réaliser cet engagement irrévocable. Enfin, l'heure décisive arriva. Un matin, elle sortit de la chère maison paternelle, laissant une lettre qui, pensait-elle, ne serait remise à ses bien-aimées soeurs que lorsqu'il serait trop tard. Mais Dieu ne voulût pas que le sacrifice allât jusqu'au bout. Ses chères soeurs, con­duites par le pressentiment de leur affection, toujours en éveil, purent rejoindre la pauvre fugitive, et, le dernier embrassement échangé alors, fut, pour toutes, dans la suite, un souvenir consolant. Quelques moments après, notre chère mère voyait s'ouvrir devant elle les portes de notre monastère. C'était le 11 février 1865; elle avait alors trente-cinq ans.

Dans cette maturité de l'âge, si elle n'avait plus l'enthousiasme qui accompa­gne souvent une vocation réalisée à vingt ans, notre mère vénérée apportait, au Carmel, des qualités précieuses : de l'intelligence, une volonté bonne et droite, un coeur généreux et ardent.

Dieu la traita dès le début en âme forte. Tout, au premier abord, lui sembla pénible. Les assujettissements de la vie religieuse, nos saints usages, auxquels, plus tard, elle devait tenir avec vénération, lui semblaient des puérilités ; la liberté absolue, dentelle avait joui jusqu'alors, lui rendait lourde la dépendance de tous les instants; tandis que la vie commune n'était pas sans offrir de nombreuses occasions de mérite à sa vive nature. D'autre part, sa santé lui rendait difficile l'observance régulière, et la pensée du chagrin, causé par son départ, était, a son coeur, une constante préoccupation. Mais elle s'était pénétrée, profondément, de cette parole : « En entrant au service du Seigneur, préparez votre âme a la tentation. » Elle accepta donc la Croix avec courage, prête, pour être fidèle, a mourir à la peine, si Dieu le demandait, mais bien décidée à ne jamais reculer devant le devoir et le sacrifice, quoiqu'il dût lui en coûter.

Pour établir sa vie religieuse sur une base solide, capable de supporter comme elle le disait : « le beau temple qu'elle avait résolu d'édifier à Dieu au-dedans d'elle-même », notre chère mère s'appliqua d'abord, et par dessus tout, à la pra­tique de l'obéissance et de l'humilité.

L'obéissance lui fit remporter de nombreuses victoires sur elle-même. La mère vénérée qui lui ouvrit les portes de l'Arche Sainte et qui la guida pendant bien des années de sa vie religieuse, lui rendit le précieux témoignage qu'elle avait été une âme obéissante.

Quant à l'humilité, notre bonne mère n'atteignit pas sans peine aux dernières limites de cette vertu, de ce mépris de soi dont elle devait donner de beaux exemples. Garder le silence en face d'un reproche ou dans les mille circonstan­ces de la vie en commun, lui fut, pendant longtemps, une occasion de combats. Mais si « pour l'exercice même de cette très sainte vertu d'humilité, il lui fut bon d'être, parfois, blessée dans la lutte » du moins, elle ne déposa jamais les armes, et, par suite, elle ne fut jamais vaincue. Que de fois, pour faire cesser en elle les résistances de sa nature, elle répétait ces paroles qu'elle adressait à son âme : « Courbe la tête, fier Sicambre !.... » Que de fois, aussi, se mettant a genoux, alors qu'elle supposait ne pas être vue, elle baisait, en signe d'humble soumis­sion, le seuil de la cellule ou résidait colle qui lui était la représentation de notre Seigneur !

Dans de telles dispositions, notre vénérée mère ne pouvait qu'être agréée, avec joie, par la communauté. Seule, sa santé semblait mettre une barrière insurmontable à la réalisation de sa vocation. Et vraiment, ma Révérende Mère, au point de vue de la prudence humaine, le choix que notre chère Mère avait fait de la vie du Carmel paraissait une folie. C'en était une en effet ! Mais une fois de plus, depuis la Rédemption, c'était la folie de la Croix, et la réponse d'une âme, avide de sacrifice, à l'amour du divin Crucifié. Dieu qui ne se laisse .jamais vaincre en générosité, accorda à notre Mère la grâce qu'elle ne cessait de solli­citer par l'intercession de Marie. Ce fut sous les auspices de cette Vierge bénie, envers qui elle avait une toute filiale dévotion, qu'elle reçut le saint habit, le 8 septembre 1805, et qu'elle se donna, sans retour, â Jésus par les saints voeux, le 9 septembre de l'année suivante, en la fête du saint nom de Marie.

La profession sembla avoir apporté une amélioration à la santé de notre chère Mère. Elle en profita pour se livrer, avec courage pendant quelques années, aux rigueurs de nos observances, y ajoutant, dans toute la mesure approuvée par l'obéissance, le surplus conseillé à l'âme généreuse par notre sainte règle. Son noviciat s'acheva dans cette ferveur. Sans doute, les luttes des premiers jours n'avaient pas complètement disparu. Parfois même, elles recommen­çaient violentes, au point qu'elle pouvait comparer son âme â une monture fou­gueuse et indomptée. Mais sans se décourager, sans s'étonner de difficultés tou­jours renaissantes, notre courageuse Mère continuait à s'appliquer à la pratique de l'humilité.

Notre chère Mère nourrissait son âme des lectures les plus fortifiantes, avec l'Ecriture sainte, en particulier les psaumes, ce chant de la confiance et de l'hu­milité, les ouvrages de Notre Père Saint-Jean de la Croix avaient sur tous les autres sa préférence, et pendant bien dos années, ils furent mémo le seul livre ses retraites.

Peu de temps après sa sortie du noviciat, notre bonne mère fut nommée se­conde, puis première infirmière, emploi dans lequel elle trouva, pendant sept ans le moyen de satisfaire amplement le désir de dévouement qui remplissait son coeur. Mais la santé relative dont elle avait joui, d'abord, se trouvait plus que jamais atteinte, et était un exercice constant à sa vaillance. Si elle suivait encore notre règle, autant du moins, que son état le lui permettait, si elle s oc­cupait toujours avec zèle de l'office, qui lui était confié, ce n'était qu'au prix d'un courage parfois héroïque. Il lui arrivait brisée par uns nuit de souffrance et d'insomnie de se lever, dès le premier sonde la cloche, alors seulement qu'elle commençait â se calmer; mais après cet effort généreux, elle devait, vaincue par le mal, retourner chercher, sur sa pauvre couche, un repos qu'elle n'y trouvait plus.

Cette vaillance de notre Mère fut comme un trait caractéristique de sa vie.

Notre-Seigneur l'encourageait et la bénissait dans cette voie de souffrance et de vaillance car il intervenait d'une manière bien évidente pour suppléer a ses forces Nous ne pouvions en douter, ri dissimuler notre conviction, quand,mal­gré les souffrances occasionnées par une maladie d'estomac qui ne lui laissait point de relâche, nous voyions notre généreuse Mère, remplir complètement son office d'infirmière, prendre plus que sa part de tous les travaux pénibles; ou bien encore, apporter à la psalmodie et au chant de l'office, jusqu'à la fin de sa vie, une voix plus soutenue qu'aucune d'entre nous.         

En retour de son humble fidélité, Notre-Seigneur devait accorder a sa ser­vante de nombreuses grâces; ses retraites, surtout, nous semblaient être le temps d'intimes communications avec le Dieu qui aime a se révéler aux petits. Mais la bonne Mère gardait, sur ce point, le plus complet silence, pratiquant a la lettre le conseil de nos saints livres qui recommande de cacher soigneusement le secret du Roi, Elle n'arrivait pas, cependant, à dissimuler le filial abandon de son âme dans ses rapports avec Dieu ; et malgré elle aussi se révélait son ardent amour pour le Très Saint Sacrement de nos autels.

Nous savons que sa retraite de 1879 lui apporta des lumières très spéciales sur la pureté parfaite que Dieu demande d'un coeur qui aspire à l'union divine.

Ce fut pour elle le point de départ d'un redoublement d'ardeur.

C'était, d'ailleurs, une heure importante dans sa vie. Depuis quelle avait quitté le service de l'infirmerie, elle avait passé par divers offices, entre au très par­la sacristie, puis elle avait été placée au tour. Le moment était venu ou elle a ait être appelée à l'importante fonction de maîtresse des novices. Dans cette charge, notre vénérée Mère s'appliquait à inspirer l'amour des vertus fortes et solides, elle travaillait à développer dans l'âme de ses chères novices l'esprit de loi, la simplicité du coeur si chère à Dieu et la confiance Elle avait le don de rendre doux et léger le fardeau qui, parfois, semblait pesant, et de mettre le courage et la joie dans les coeurs qui venaient à elle. Elle-même était joyeuse, ma Révérende Mère; sa gaieté naturelle s'était augmentée encore de la sainte joie qui est le partage des fidèles, enfants de Dieu, et avec un complet dégagement elle mettait, volontiers, les ressources de son esprit au service de nos heures de repos.

Nos élections de 1886 nous donnèrent cette chère Mère pour Prieure. Elle était appelée à remplacer une Mère justement aimée et vénérée, une bonne et excellente Mère Thérèse de Marie, qui, pendant bien des années avait été mise a la tête de notre chère maison. Tandis que prosternée devant la grille, pendant, chant du Te Deum, le priorat lui apparaissait, ce qu il est en effet un redoutable fardeau, une pensée vint fortifier son esprit. Avant de se relever, elle se promit de s'effacer, autant que le lui permettrait son devoir, devant celle, dont Dieu lui don­nait la place. Nous eûmes dès lors, pendant six années de suite, le beau spectacle de nos deux mères rivalisant entre elles de délicates prévenances et de religieux dévouement. Mais la lutte n'était pas égale. Notre chère Mère Marie-Louise de Jésus avait pour elle l'avantage que lui donnait son autorité, et elle en usait largement pour imposer à Celle, qu'elle considérait toujours comme sa mère, les égards d'une affection, qui, pour avoir pris quelque chose de maternel, n'en était pas moins demeurée filiale.   

Notre bonne Mère se donna largement a la communauté ! Elle fit même plus que se donner, elle se livra, sans assez compter avec son temps et ses forces mettant, ensuite, à profit, pour sa correspondance a laquelle elle n avait pu satisfaire durant le jour, les longues veilles nécessitées par son état de cruelle et continuelle souffrance.          

Sa sollicitude pour nous était de tous les instants, mais, les malades surtout étaient l'objet de ses particulières attentions, elle veillait a leur soulagement avec des prévenances maternelles, et une prévoyance qui n aurait pu être Notre Seigneur qui avait ménagé, déjà, à notre chère Mère, deux consolations vivement appréciées de son grand esprit de foi : la consécration de 1'autel de notre chapelle par son Éminence Monseigneur le Cardinal Foulon, alors notre archevêque, et la solennisation du troisième centenaire de notre Père St-Jean de la Croix, voulut combler encore un de ses pieux désirs, et il permit que les circonstances rendissent possible, dans notre choeur, l'établissement d'une exposition intérieure du Très Saint Sacrement. La seule pensée que cette organisation, réalisée dans des conditions très consolantes, nous obtiendrait la faveur d'avoir plus souvent l'adorable Hostie exposée, lui causa une sainte joie aux derniers mois de son Priorat. Oh ! combien ma Révérende Mère, nos coeurs lui demeurent reconnaissants des fatigues et soucis que cette chère Mère a supporté à cette occasion, elle ne pouvait nous causer un plus grand bonheur, et nous ne pouvons en jouir sans beaucoup penser à elle et sans la remercier avec effusion.

Le 28 octobre 1892, notre chère Mère était déchargée par nos nouvelles élections du fardeau qu'elle portait depuis six ans. Elle rentra avec bonheur dans la vie commune. Dieu réservait à son coeur filial une bien douce consolation. Notre bonne Mère Thérèse de Marie, que notre reconnaissance avait nommée à l'unanimité à la charge de dépositaire, ne pouvait en remplir les fonctions à cause de son étal de maladie. Mère Marie Louise de Jésus se dévoua toute entière et rendit à cette Mère vénérée et si bonne tous les services qui étaient en son pouvoir ; il nous était doux de voir l'union de ces deux Mères qui s'aimaient si profondément dans le Seigneur.

La santé de notre digne Mère, plus que jamais ébranlée â la fin de son Priorat, sembla, pendant quelques temps, et malgré de pénibles alternatives de souffrances, se trouver bien du repos d'esprit que lui apportait sa nouvelle vie. A la mort de notre regrettée Mère Thérèse de Marie, au milieu de son profond chagrin d'une perte qui brisait l'union si intime de leurs deux âmes, il y eut même, dans son état, une amélioration très soutenue que nous nous plaisions à attribuer à la protection d'une Mère que nous sentions veiller toujours sur notre monastère auquel elle s'était tant dévouée.

Après les fêtes de Pâques de l'année dernière Notre Mère Marie-Louise de Jésus commença cependant à s'affaiblir très sensiblement, mais, toujours vail­lante, elle continuait, à peu près, sa vie ordinaire, luttant contre le mal qui l'envahissait, assistant encore, presque régulièrement, à l'office. Nous l'avions vue si souvent dans cet état que nous ne nous étions pas d'abord alarmées, quand, vers le commencement de juillet, il se produisit une aggravation telle que nous fîmes appeler le médecin. Il nous mit en garde contre l'extrême faiblesse de notre chère Mère, faiblesse qui pouvait déterminer une syncope, et rendre urgente l'administration des derniers sacrements.

Au bout de quelques jours, pourtant. Notre-Dame de Lourdes, que l'on invo­quait, parut entendre les prières qui lui étaient adressées. Notre vénérée malade put assister de temps en temps à nos récréations et reprendre en son particulier la récitation du Saint Office que, malgré, nos instances, elle ne pouvait se résoudre à abandonner. Mais ce n'était qu'au prix d'efforts connus de Dieu seul, qu'elle parvenait à rester à jeun jusqu'après la messe, pour faire la Sainte Communion ; sa faiblesse lui rendait impossible toute application de l'esprit, et elle dut renoncer à remplir les fonctions de sa charge de dépositaire. Notre bonne Mère accepta avec résignation cette vie d'inaction qui s'ouvrait devant elle, bénit la main crucifiante de son Dieu et s'abandonna avec amour à sa sainte volonté. Vers le milieu de janvier, la température dont elle souffrait beau­coup, nous obligea à proposer à la bonne Mère le séjour de l'infirmerie.

Elle accepta un soulagement qui lui était indispensable, et qui, d'abord, parut lui faire du bien, au point, qu'elle put un jour, assister aux vêpres, ce qu'elle n'avait pas fait depuis de longs mois. Mais, le 7 février, elle dut renoncer à se lever, pour faire la sainte Communion, ce qui indiquait toujours une recrudescence du mal. Le lendemain matin, notre Docteur, appelé pour définir un état qui nous inquiétait, constatait une broncho-pneumonie et, tout en nous laissant de l'espoir nous engageait, à cause de la faiblesse de notre vénérée malade, à lui faire rece­voir sans retard, l'extrême onction. Ce nous fut une consolante, quoique dou­loureuse tâche, Ma Révérende Mère, d'annoncer à cette épouse fidèle la prochaine venue de l'Epoux. Il y avait si longtemps qu'elle soupirait après cette heure, à laquelle elle ne cessait de se préparer !

Prévenu par nous, Notre Vénéré Père Supérieur se hâta de venir auprès de notre chère Mère qu'il tenait en très particulière estime et qui avait en lui une confiance sans borne. Il lui apporta tous les suprêmes secours de notre sainte religion, lui adressant en même temps, quelques-unes de ces paroles dont il a le secret et qui pénètrent l'âme.

Dieu voulut, pour accroître les mérites de son humble servante, que les souffrances de notre bonne Mère se prolongeassent en une longue agonie. La pneumonie disparut rapidement, mais la faiblesse restait extrême, et il n'y avait plus moyen de la combattre. Ces jours furent vraiment la consommation d'une victime dès longtemps offerte et immolée. A la souffrance physique venait s'ajouter, parfois, la souffrance morale. Dans cet état qu'elle définissait si bien une vie mourante et une mort vivante, notre bonne Mère se tenait de plus en plus soumise à tous les vouloirs divins. Do son coeur s'échappaient les plus amoureuse invocations : « Mon Dieu, mon tout, quand donc serai-je toute à vous!... Seigneur, ce que vous voudrez et pour autant de temps que vous le vou­drez!... » Et la paix profonde qui dominait toute peine, au fond de son âme, se révélait en des paroles qui nous étaient un témoignage de sa fidélité et de ses luttes : « Ah ! qu'il fait bon, au point où j'en suis, avoir eu quelque chose à souf­frir pour Dieu. »

Humble et oublieuse d'elle-même, elle ne cessait de remercier ses infirmières de leurs soins dévoués, s'excusant sans cesse de l'embarras qu'elle croyait occasionner. Elle accueillait chacune de nous par un mot d'affectueux intérêt. Elle pensait aussi à ses bien-aimées Soeurs, dont elle comprenait les angoisses, et nous chargeait pour elles des paroles les plus propres à les consoler.

Pendant ces jours douloureux, Dieu accorda abondamment à notre vénérée Mère, les grâces les plus précieuses pour son âme. Monseigneur notre saint archevêque, qui, dès le début de la maladie, avait bien voulu lui accorder la permission spéciale d'une communion fréquente en Viatique, daigna, malgré ses sollicitudes sans nombre, lui apporter lui-même sa haute et toute paternelle bénédiction. Notre vénéré Père supérieur revint, plusieurs fois encore, la visiter et lui donner des encouragements et des consolations. Nos bons et Révérends Pères Carmes, pour qui, notre chère Mère avait un si profond et religieux attachement, se montrèrent, comme ils le sont toujours très dévoués, venant voir souvent notre malade et réconfortant son âme par des paroles pleines de Dieu.

Le samedi 16 mars, il devenait évident que le dénouement était proche. Le dimanche matin, quand nous revîmes notre chère Mère, sa parole devenait très embarrassée, et il était difficile de la comprendre. Cette journée, qui devait être la dernière, reste gravée dans nos coeurs comme un jour de bénédiction. La sérénité de notre vénérée mourante pénétrait nos âmes. Elle n'avait jamais redouté l'heure dernière dans le sens absolu du mot. Mais si. pour elle, la mort était l'heure désirée de l'union sans fin avec Jésus qu'elle avait uniquement aimé et servi, elle y voyait aussi une suite du péché et le moment où il faut rendre, au Souverain Juge, un compte toujours redoutable. Ces sentiments qu'elle nous avait exprimés bien souvent, nous semblent ressortir encore de ces lignes, les dernières, probablement, tracées par sa main défaillante, comme un encourage­ment qu'elle se donnait à elle-même : « J'honorerai Dieu davantage par la confiance que par la crainte. Jésus-Christ est ma vie. Mourir c'est vivre ! » Durant cette dernière journée tout sentiment de crainte, même filiale, avait, nous semble-t-il disparu, pour ne laisser dans cette âme que la joie en face de la réunion qui se préparait. Nous n'oublierons jamais le doux et céleste sourire, qui, par- moments, venait transfigurer sa physionomie. Vers six heures du soir, M. notre Aumônier, toujours si dévoué à nôtre Monastère apporta, une dernière fois, à notre Mère, le divin Viatique. Il était temps!... Bientôt la dernière agonie commençait, elle devait être douce. Nous récitâmes de nouveau près de notre Mère si aimée les prières du Manuel, qui lui avaient été faites, déjà, dès le début de sa maladie. Avec toute sa connaissance, qu'elle conserva entière jusqu'aux derniers instants, elle témoignait encore de sa joie, dont nous saisissions l'expression dans des mots presque inarticulés; elle murmurait aussi le saint nom de Jésus, elle traçait sur elle le signe de la croix, et un sourire venait illuminer son visage vénéré, chaque fois que nous redisions auprès d'elle cette invocation qu'il nous était consolant de lui répéter : « Seigneur, je remets mon âme entre vos mains!. . » Enfin, vers trois heures, le lundi matin, une partie de la Communauté et nous, présentes, elle s'endormait doucement de ce sommeil qui commençait, pour elle, l'éternité!... »

Selon l'usage, elle fut exposée à la grille de notre choeur. Dieu permettait que ce fût aux premières heures de la solennité de notre glorieux Père, saint Joseph, envers qui elle avait une très particulière dévotion. La sainte liturgie interdisait les ornements de deuil, et notre autel était orné comme aux jours de grandes fêtes. Si douloureuse qu'elle fut à nos coeurs, c'était une fête, en effet, que l'admission de cette âme fidèle à la Pâque céleste, plusieurs semaines avant que l'Eglise rappelât le souvenir de la dernière Pâque de Jésus ici-bas.

Les funérailles furent présidées, dans notre chapelle, le mercredi, 20 mars, par notre Père supérieur, qui célébra la messe et fit les trois absoutes.

Nous ne pouvions songer à garder, dans notre monastère, la dépouille véné­rée. Quelques instants plus tard, confiée au pieux gardien venu pour la recevoir, auquel voulut bien se joindre l'un de nos Révérends Pères Carmes, elle était emportée à Rive-de-Gier. Dieu voulait que notre Mère rentrât ainsi dans sa ville natale, dans la chère maison paternelle abandonnée trente ans auparavant pour son amour. L'empressement avec lequel on vint prier près de ce cercueil, se recommander aussi à une intercession regardée, déjà, comme puissante, témoi­gna du souvenir qu'elle avait laissé, et de l'estime profonde qui entoure ses si dignes soeurs.

Enfin, le lendemain, 21 mars, avant qu'elle fût déposée a cote de ceux qu elle avait le plus aimés, une dernière cérémonie eut lieu dans cette même église de Saint-Jean-Baptiste, témoin de son baptême et de sa première communion.

La vie si fidèle de notre Mère vénérée, sa fin si douce et vraiment joyeuse nous donnent la confiance qu'elle a été admise, sans retard, au divin festin de l'Agneau ; c'est la conviction, aussi, de tous ceux qui l'ont le mieux connue. Cependant, comme Dieu trouve des taches jusque dans ses anges, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages de notre saint Ordre, déjà demandés, par grâce, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater, une journée de bonnes oeuvres et une communion de votre fervente communauté. Notre Mère vous en sera reconnaissante, ainsi que nous, ma Révérende Mère qui nous disons, en Jésus ressuscité,

De votre Révérence la très humble, soeur et servante,

Sr PAULINE DE JÉSUS

Cte D. ind. Prieure.

De notre Monastère de Notre-Dame de Compassion, sous le patronage de notre Père saint Joseph, les Carmélites déchaussées de Lyon, le 10 mai 1895.

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