Carmel

10 mai 1893 – Paris, Avenu de messine

Ma Révérende et très Honorée Mère.

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur. Au moment où nous nous disposions à célébrer la fête de l'Ascension, le divin Maître, dont nous adorons la volonté sainte, malgré ses apparentes rigueurs, vient de nous imposer un bien douloureux sacrifice en appelant à Lui notre chère Soeur Marie Germaine, Tourière, âgée de quarante ans. Du­rant les vingt-deux années qu'elle a passé au Tour, elle s'est dévouée corps et âme pour le service de notre communauté.

Cette chère Soeur naquit à Orvault, petite ville près de Nantes, d'une famille profondément chrétienne. Dès son en­fance, elle connut l'épreuve, car elle perdit très jeune son père et sa mère. Une de ses tantes la recueillit avec sa soeur; à ce foyer de foi bretonne elles reçurent une éducation dont notre chère Soeur remercia souvent le Seigneur. Tout enfant, elle entendit l'appel divin, et elle y répondit avec la générosité et la ferveur qui la caractérisaient. De temps en temps, elle allait à notre cher Carmel de Nantes, et la vénérée Mère Agathe, de douce mémoire, découvrant dans cette jeune âme des qualités exceptionnelles, aurait voulu la garder; mais ne le pouvant et sachant que notre Monastère cherchait une Soeur Tourière, elle nous adressa cette chère enfant, nous donnant à entendre que c'était un vrai trésor qu'elle nous envoyait. Elle nous arriva au mois de septembre 1871et fut reçue au Tour comme un présent du ciel ; nous comprîmes bientôt que les éloges de la Révérende Mère Agathe n'étaient point exagérés.

Douée d'une grande énergie, d'une intelligence au-dessus de l'ordinaire, d'un jugement droit, d'un tact parfait, elle gagna de suite l'affection et la confiance de ses compagnes, qui se plaisaient à l'appeler leur petit docteur ; elle était vrai­ment l'oracle du Tour.

Arrivée après les tristes jours de la Commune, et une de nos chères Soeurs Tourières ne pouvant pas reprendre le cos­tume religieux pour faire des commissions lointaines, notre bonne petite Soeur Germaine resta deux ans comme postu­lante Tourière ; elle prit l'Habit le 14 octobre 1873, et deux ans plus tard, le 13 octobre l875 elle eut la grande consolation d'être agrégée à notre Carmel, grâce qu'elle apprécia toute sa vie.

Etre l'épouse de Jésus, n'était-ce pas là son unique ambi­tion ? Oui, assurément ; et cependant, durant plusieurs années, le divin Maître, qui était si jaloux de son coeur, et qui lui avait donné un sens religieux peu ordinaire, semblait l'attirer à une vie de communauté incompatible avec le si grand dévouement pratique et les devoirs extérieurs de nos chères Soeurs Tourières. Cet attrait pour les austérités du cloître assombrit assez longtemps le ciel de son âme, si heureuse toutefois d'être à Jésus. Celle souffrance morale dura jusqu'au jour où nous pûmes lui procurer une chambre à part, qu'elle aimait à appeler sa cellule. Alors s'opéra dans son âme une véritable transformation, tous les nuages disparurent pour ne plus jamais reparaître. Hâtons-nous de le dire, cette peine intime ne se révélait qu'à ses Prieures ou à ceux qui recevaient les confidences de son coeur, et n'altérait en rien, ni son affec­tion si tendre pour ses compagnes, ni son dévouement sans bornes pour ses soeurs.

Laborieuse, adroite pour tous les travaux manuels, elle se dépensait sans calculer avec ses forces : aussi nos bonnes Soeurs Tourières, qui l'aimaient comme une enfant et une Soeur chérie, veillaient de près sur elle, sans quoi son zèle, soit pour orner la chapelle, soit pour prouver son dévouement à sa communauté qu'elle aimait tant, l'eût emportée au delà des bornes de la prudence.

Son esprit de Foi lui faisait si bien découvrir le Seigneur dans ses Prieures qu'un mot d'elles était sacré pour son âme obéissante : Notre Mère l'a dit ou Notre Mère ne le veut pas, il n'y avait plus à y revenir. Nous pouvons donc affirmer que notre Soeur Germaine a toujours a été la joie et la consolation de ses Mères Prieures. Que de fois, dans ses directions, n'avons-nous pas admiré l'oeuvre du divin Maître cultivant avec un amour de prédilection cette humble petite violette, qui répandait au­tour d'elle un parfum de vertu, qu'elle ne soupçonnait guère, mais que chacune respirait en l'approchant! Douce, charitable, religieuse toujours, elle était aimée de toutes les personnes qui avaient quelques rapports avec elle. Les ecclésiastiques qui la rencontraient à la sacristie étaient frappés de sa modestie angélique, de son tact exquis, qui, tout en attirant à elle, inspirait un respect que la vertu seule peut provoquer.

L'année dernière, elle goûta une joie que sa douce piété en­vers la Très Sainte Vierge, sous le vocable de l'Immaculée Conception, lui fit grandement apprécier. Elle accompagna une de ses compagnes à qui nous avions fait faire le voeu d'aller à Lourdes, si elle guérissait d'une maladie qui semblait devoir la ravir à notre affection, au mois de janvier. Ce voyage fut une vraie fête pour nos deux Soeurs. Le pèlerinage s'arrêtant plu­sieurs heures à Bordeaux, notre chère Soeur Germaine put s'entretenir longuement avec son oncle et sa tante, qui habi­tent cette ville ; nous savons avec quelle tendresse elle leur prouva que les coeurs qui s'attachent à Notre-Seigneur, sont les plus dévoués à leurs familles. Nous aimons à espérer que, du haut du ciel, elle obtiendra pour tous les siens, ces grâces abondantes, surabondantes, que son coeur aimant leur souhai­tait ardemment dès ici-bas !

Notre chère Soeur puisa des joies si pures et recueillit tant de grâces auprès de notre divine Mère, dans les roches de Massabielle, qu'elle se promettait, avec la sanction de l'obéis­sance, d'y retourner au moins deux fois encore : tant elle avait ressenti la puissante attraction qu'exerce Notre-Dame de Lourdes sur presque tous les pèlerins qui vont la visiter.

Pendant le Carême, elle fit sa Retraite annuelle de huit jours, avec le vif désir, comme toujours, de profiter le mieux possible de ce temps béni de la solitude, aux pieds de Jésus au désert. Nous constatâmes avec bonheur les progrès ascensionnels de cette âme si pure, si totalement soumise aux divins vouloirs. Vivre d'abandon et d'amour était le besoin, l'aspiration de tout son être donné, livré au Seigneur. Elle entendait constam­ment l'invitation du Maître : Mon enfant, donne-moi ton coeur ! Sa joie profonde était de Lui faire ce don, non pas seulement le matin et le soir, mais en toute circonstance ; son amour aurait souhaité le renouveler à chaque battement de son coeur. 11 était facile de comprendre, dans les entretiens intimes avec notre bien-aimée Soeur, que l'Esprit-Saint était son guide, et qu'elle était du nombre si restreint des âmes dont l'humilité attire l'Hôte divin, qui s'incline avec préférence vers les petits.

Heureuse âme, qui, en terminant sa course après vingt-deux ans d'un dévouement absolu et d'une fidélité persévérante à ses moindres devoirs, a pu aller au-devant de l'Epoux, ayant en main sa lampe ardente et pleine d'huile !

Le vendredi 28 avril, notre chère Soeur Germaine entrait dans sa quarante-unième année; elle était très frappée de cette date., et voulut la solenniser d'une manière particulière, en allant entendre la sainte Messe et communier à la chapelle de Notre- Dame du Rosaire, but fréquent de ses pieux pèlerinages. Dans l'après-midi, elle fit une course ; à son retour elle se plaignit d'une vive douleur à un de ses pieds. Nos chères Soeurs la firent coucher immédiatement, et le lendemain, le mal persis­tant, nous fîmes prévenir notre pieux Docteur en qui elle avait la plus grande confiance ; il vint avec son dévoûment habituel, et il permit à notre Soeur Germaine d'aller le lendemain di­manche à la Messe, si, comme il l'espérait, elle pouvait faire usage de son pied. Le lendemain, après avoir fait un effort surhumain pour descendre un étage, elle s'avoua vaincue, et s'alita pour ne plus se relever. Comme nous étions loin alors de nous attendre à cette douloureuse épreuve !

Un rhumatisme articulaire aiguë se déclara, et fit de notre chère enfant une véritable martyre, ses articulations se pri­rent les unes après les autres, elle se trouvait comme garrottée avec des liens qui lui causaient des souffrances très vives; mais, courageuse jusqu'au bout, jamais une plainte ne sortit de ses lèvres. Les nuits surtout étaient plus affreuses que les journées, et ses dévouées compagnes ne cessaient de lui pro­diguer les soins les plus maternels. Les jours se succédaient sans amener d'amélioration sensible ; cependant notre bon Docteur remontait notre courage, nous faisant entrevoir la guérison dans une quinzaine de jours.

Pendant sa courte maladie, notre bien-aimée Soeur Ger­maine se confessa deux fois au digne Fils de saint Dominique, notre confesseur, qui avait toute sa confiance. Avant-hier elle lui dit qu'elle pensait mourir bientôt, et fit cette confidence avec un calme qui révélait la sérénité de son âme en face de la mort. Quelle appréhension pouvait-elle avoir, ayant la sainte habitude de marcher en la présence du Seigneur, d'aller à la rencontre de ce divin Maître, entre les mains duquel elle aimait tant à se livrer, à s'abandonner ?... Une fièvre inter­mittente venant se joindre à son rhumatisme, les nuits de­vinrent de plus en plus agitées, avec un délire très fatigant. Même dans cet état, sa piété transpirait, ainsi que sa tendresse pour ses chères compagnes, et son attachement à sa Prieure, dont elle réclamait fréquemment la présence. Dans les moments de lucidité, notre édifiante malade baisait avec ferveur son Christ, une relique de la vraie croix, et appelait souvent son Jésus. Comme notre bonne petite Soeur Germaine connaissait à fond l'amour maternel et filial de ses chères Soeurs, nous sommes convaincue que, pour leur éviter de trop fortes émo­tions, avant le temps, elle s'est abstenue de leur faire part du pressentiment qu'elle avait de sa mort prochaine, de son désir de recevoir les derniers sacrements et de leur faire ses adieux. Dieu seul sait ce que lui a coûté ce triple sacrifice !

Hier, notre dévoué Docteur vint la voir trois fois, et, à sa troisième visite, constatant un grand apaisement dans l'état général de notre chère Soeur Germaine, il se retira, nous pro­mettant qu'elle aurait une bonne nuit. En effet, jusqu'à trois heures du matin, elle fut calme : mais à ce moment une vio­lente agitation se manifesta dans tous ses membres. A trois heures et demie. Monsieur notre Aumônier, si zélé et si com­patissant, vint en hâte lui donner l'Extrême-Onction et resta auprès d'elle jusque vers cinq heures. Alors, ne voyant pas de danger immédiat et espérant même pouvoir lui apporter le saint Viatique dans l'après-midi, lorsqu'elle pourrait avaler quelque chose, il se retira et nous dit sa pensée en passant auprès du Tour, où nous étions depuis deux heures avec la Mère Sous-Prieure et deux de nos Soeurs, récitant les prières des agonisants, et offrant, pour le bien de cette âme si chère, le sacrifice de ne pas être à son chevet pour recevoir son dernier soupir.

La mort, qui surprend toujours, vint la saisir, la ravissant à notre religieuse affection au moment où nous espérions en­core sa guérison ; il était cinq heures et quelques minutes lorsque notre chère Soeur Germaine retourna à son Créateur, emportant les regrets de tous nos coeurs. Nous aimons à espérer que demain le Seigneur emmènera dans sa solennelle Ascen­sion cette âme si innocente et si parfaite religieuse.

Cependant, comme le Dieu jaloux découvre des taches même dans ses Anges, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien faire offrir, le plus tôt possible, pour notre très aimée Soeur Marie Germaine le saint Sacrifice selon l'usage. Nous vous en serons profondément reconnaissantes ainsi que de tout ce que votre charité vous suggérera d'ajouter pour le repos de l'âme de notre chère défunte.

Au pied de la Croix de notre très saint Rédempteur, veuillez agréer l'assurance du religieux respect avec lequel nous ai­mons à nous dire,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante,

Soeur Thérèse de Jésus,

R. C. I.

De notre monastère de la Réparation et de la Sainte-Face du Très Saint Rédempteur des Carmélites de Paris, avenue de Messine, 23, le 10 mai 1893.

 

P.-S. — La touchante sympathie dont on a entouré la dé­pouille mortelle de notre chère Soeur, nous fait une douce obligation de vous demander, ma Révérende Mère, de nous aider à acquitter notre dette de reconnaissance en priant aux intentions de toutes les personnes qui nous ont prouvé comment, à l'heure de l'épreuve, les vrais amis savent se montrer.

 

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